Il a le regard dans le vide ; quelques temps ; une éternité. Il a le regard absent ; son esprit se perd, encore et encore, dans des pensées qui dérivent sans fin. Ses mains s’égarent sur sa tasse de thé, alors que sur la table, dans un désordre bien à lui, les feuilles s’étendent. Il n’a pas fini de remplir les documents d’adoption, n’en a pas même parlé à Mariette ; il espère lui faire la surprise ; il espère voir les sourires sur son visage.
Il n’y aurait peut-être pas cru, si on lui avait dit quelques temps auparavant ; encore moins quelques années avant. Il n’aurait jamais pensé, non, qu’un jour adopter un enfant serait une réalité.

Il a un sourire sur le visage, tel que tu ne l’as plus vu depuis longtemps Sasha. Alors ne viens pas briser sa joie ; ne viens pas briser son coeur fragile, qu’il commence seulement à reconstruire, qu’il commence seulement à panser du bout de ses doigts. Les choses vont mieux, son monde reprend peu à peu son sens ; lui-même a trouvé un sens à sa vie, et s’il devait l’énoncer, il te montrerait la sauvageonne qui se balade dans les bois ; celle chez qui il est à présent. Les choses sont plus simples ainsi, oui. Il est bien mieux, dans cette maisonnette, à s’occuper des chats, parfois, des poules, lorsque Mariette le laisse faire.
Surtout, il est bien heureux de ne pas être le Chasseur, souvent. Lorsqu’il passe le seuil de cette maison, lorsqu’il ferme la porte, le Chasseur n’est plus. Il est Ludde ; il devient père, il devient homme qui de ses mains apportent des douceurs et des instincts paternels. Cela fait déjà bien un an, qu’il est ici. Mais toi, Sasha ; toi qui as brisé sa vie, toi qui a pris son coeur pour le briser de tes pauvres doigts de princesse ; toi, toi, toi ; tu n’es jamais venu ici. Tu n’as jamais vu son sourire en cinq ans, te contentant de vivre dans ta grotte de glace, dans ton palace inaccessible.

Et pourtant, il ne t’en veut pas, il sera toujours là, de ses yeux noirs surveillera toujours tes regards. Il fait attention à toi, car tu es tout ce qu’il reste de sa femme. Le Chasseur chassera pour toi, et tirera pour toi s’il le faut. Et il t’attend, le thé est encore chaud, il ne sait seulement pas lorsque tes pas viendront frapper le sol de sa demeure ; de leur demeure.

Bientôt, te voilà qui vient frapper la porte de tes mains aux doigts de fée. Et il s’empresse de rassembler les papiers dans un coin, de les poser sur le bureau, là où ils ne dérangeront pas ; sauf peut-être si la Princesse les voit. D’un pas rapide, il se dirige vers la porte et l’ouvre doucement. Il hoche la tête ; petit sourire.

— bonjour sasha.

Le voilà qui s’efface pour laisser la porte s’ouvrir ; qui prend le manteau pour le poser sur le porte-manteau. Il t’admire encore, de ses yeux noirs ; et peut-être a-t-il mal alors que ses yeux se posent sur cette chevelure d’or, alors qu’il repense, que les souvenirs resurgissent.

— tu vas mieux depuis la dernière fois ? assieds-toi, j’ai fait du thé.

Il repense à tes pleurs, repense aux corps, au sang qui coule dans un flot incessant ; et de ses bras autour de toi, pour cacher la misère du monde, car tu ne mérites pas de la voir, car tu es, à ses yeux, une âme pure, même si le luxe semble être né avec toi.
Es-tu une âme pure, Sasha ? Car lui le croit ; car lui l’espère.

Il tuerait, pour toi, Sasha ; car tu es tout ce qu’il reste d’une vie qu’il a tant chérie. Tu es tout ce qu’il reste de ses pauvres souvenirs, d’une existence qui se trouve déjà bien loin derrière lui. Si tu regardais mieux, tu verrais qu’il y a des petits chaussons, bien trop petit pour lui, à l’entrée. Mais tu n’as jamais fait attention, n’est-ce pas ? Ce n’est pas ton genre que d’observer le monde, c’est ce qu’il pense. Tu es faite pour attirer l’attention ; de cette beauté qui charmerait quiconque, de tes jolis sourires dignes des mannequins les plus magnifiques. Et lui, qu’est-il, finalement, face à toi ? Qu’est-il, si ce n’est un père un peu perdu, qui cherche à te protéger toi et tes absences, toi et le fait que tu n’aies jamais été là durant ces dernières années.
Et il se le demande, parfois, si tu n’as pas juste fuit, de sorte à ne plus voir ses regards noirs, ses regardes perdus dans le vide des abysses. Il a longtemps été brisé, et peut-être que tu le remarqueras, que maintenant il lui arrive de sourire, qu’il arrive à attraper la vie de ses mains rugueuses. Il ne t’en veut pas, il ne t’en voudra jamais, car il t’aime comme tu es, malgré tout.

— je vais bien oui.

Le voilà qui erre dans la maisonnette, sort une tasse, et la remplit de thé. Il ne sait pas vraiment comment appréhender, comment affronter tes regards ; car tu es la seule à pouvoir le rendre fou, la seule à pouvoir le mettre dans une colère sourde. Tu connais tout de lui, n’est-ce pas, Sasha ? Tu connais ses secrets les plus tristes, tu connais la souffrance qu’ont un jour abritée ses yeux.

— pas de soucis, ce n’est pas grave.

Regarde le sourire, regarde ses lèvres qui se plissent d’un sourire que tu n’as sans doute plus vu depuis longtemps, Sasha. Car aujourd’hui, il a appris à apprivoiser sa tristesse et à la cacher comme il faut, à la laisser aller et partir quelques instants. Tu ne le sais pas encore, Sasha, mais c’est de la candeur, de l’âme sauvage qu’est né son sourire. Tu ne le sais pas, mais c’est pour sa fille qu’il sourit, pour sa fille qu’il accepte de se lever aux aurores et de parcourir les terres enneigées.

— ton travail ? tout se passe bien ?

Il ne sait pas comment tu réagiras, lorsque tu apprendras qu’il n’est plus tout seul, qu’il a appris à vivre avec quelqu’un. Dans la cuisine se faufile un chat roux qui saute sur le comptoir et vient s’installer comme il faut derrière lui. Qu’en penseras-tu, Sasha, de ce mode de vie qu’il adopte, que penseras-tu de tous ces animaux qui vivent autour de lui et qui ont réussi à prendre son coeur, comme l’a fait la petite Mariette.
Que penseras-tu d’elle ?

Il est heureux, Sasha, tu sais. Heureux autant qu’il le peut, de cette nouvelle vie. Et avec les derniers événements, il s’est résigné à cette vie ici bas. Les neiges lui conviennent, ses mains ensanglantées de ses chasses lui sont devenues quotidiennes. Alors lui aussi se plaît, quelque part, dans cette routine qu’il s’est imposé. Ses soirées passées à s’occuper avec Mariette, tenter de lui apprendre le métier de chasseur lui plaisent. Et tu n’as pas été là, Sasha ; ta présence s’est effacée ces cinq dernières années. Où étais-tu, lorsqu’il se laissait aller dans sa maison, lorsqu’il s’enfermait dans les pièces, dans le noir, jusqu’à ce que ses larmes finissent par l’endormir ? Où étais-tu, lorsque ta famille en avait le plus besoin ?
Absente.
Mais il ne t’en voudra pas, ne t’en voudra jamais. Il ne le pourrait pas, car c’est un coeur tendre qui l’anime, car il est douceur, et que jamais il ne te voudra de mal. Regarde comme ses yeux paraissent protecteurs alors qu’il te fixe. Il retournerait le monde pour toi, si tu lui demandais. Il t’aime comme si tu étais sa soeur, à présent. Il t’aime malgré tes défauts, malgré tes manques ; mais ne t’aimes peut-être pas autant que celle qui est aujourd’hui comme sa fille.

Et si tu cèdes à la colère, lui tentera de la contenir. Essaiera de ne pas céder ; car il ne veut pas entrer dans une rage folle, il ne veut pas laisser ses yeux s’enflammer. Alors quand tu tiens ces papiers dans tes mains, que tu les lis, peut-être qu’il déglutit oui, qu’il hésite.
Peut-être n’aurais-tu pas dû savoir, car il te connaît si bien, il sait déjà que tu ne pourras pas comprendre, et que tes mots dépasseront ta pensée, que la colère résonnera en toi. Âme pure, peut-être à ses yeux, âme colérique sûrement l’es-tu, n’est-ce pas ?

— je ne vis plus tout seul sasha. c’est pourquoi j’ai déménagé dans cette maison.

Il boit une gorgée de son thé. Qu’elle s’énerve, si elle le veut. Ca ne changera rien aux papiers qui se remplissent, cela ne changera en rien sa décision. Son monde a continué de tourner lorsqu’il a rencontré Mariette, car elle l’a fait sourire de sa candeur, l’a fait penser à un avenir, lui a donné des objectifs.
Tu ne lui as rien donné, Sasha, si ce n’est l’abandon et l’absence.

— je compte officiellement devenir son père.

Sourire. Il a espoir que tu comprennes sa décision.
Il a espoir ;
peut-être.
Ne sois pas cette princesse égoïste que tu as toujours été, car tu lui as tout pris, alors peut-être pourras-tu lui laisser être père, comme il a toujours voulu.

Peut-être n’aurait-il pas dû avouer les plus douces des vérités. Peut-être aurait-il dû garder les secrets dans son jardin. Il voit la colère, il voit la rage, mais surtout la jalousie. Il sait qu’elle rêve de ce qu’il a ; il sait qu’elle rêve de chérir un enfant comme lui le fait.
Mais tu ne pourras pas, Sasha. Serais-tu même une bonne mère ? Il en doute, il est persuadé que non, car tes colères sont bien trop présentes, car ton égoïsme et ta jalousie ne feraient que ressortir. Tu ne n’en serais pas capable, trop jeune, trop immature, trop enfant. Et il le sait ; il le sait si bien qu’il a prévu tes colères, et sait que la tasse de thé finira par s’écraser quelque part, que la folie finira pas te prendre. Il en a l’habitude, de tes colères, car il les a souvent vues, avec Sveta, mais jamais contre lui, non.

Et la tasse vient s’écraser. Il n’aime pas ça ; ça ne va pas. Il n’aime pas que tu sois ainsi, aussi égoïste, il n’aime pas voir que tu tentes de gâcher le bonheur qu’il a tellement eu de mal à faire. Ludde se reconstruit, Ludde abandonne peu à peu les fantômes, et tu t’amuses, oui, à détruire sa vie.
Une fois ne t’a donc pas suffit ?
Ne voudrait tu pas avouer ton crime, à ce pauvre homme qui a tant souffert ? Ne le feras-tu donc jamais ? Ludde a été détruit, tu le sais. Tu as vu ses larmes qui ne s’arrêtaient pas, tu as vu la souffrance la plus douce, la plus pure ; l’émotion brute qui anime son coeur. Tu as vu, Sasha, son air abattu, son âme brisée en morceaux. Alors pourquoi ne lui dis-tu pas pourquoi tu t’en veux tellement ? Pourquoi ne lui dis-tu pas pourquoi tu détestes tant cet enfant que tu ne connais même pas, que tu ne vois même pas ?
Jalousie. Et il le sait, qu’il a ce que tu veux, qu’il a les sourires, qu’il a le deuil qui s’efface, alors pourquoi, pourquoi cherches-tu à lui planter des couteaux dans le coeur, toi aussi ?

— je ne peux pas être père ?

Sa voix est dure ; sa voix est rauque ; peut-être un peu cassé.

— comment ça je ne peux pas être père ? qu’est-ce qui m’en empêche ?

Ses yeux sont voilés ; d’une colère naissante.
Peut-être ne retiendra-t-il finalement pas ta colère ; ni la sienne.
Il est fatigué ;
de tes folies ;
de tes crises ;
de toi ?

— ça fait trois ans, sasha. trois ans qu’elle est là, un peu plus d’un an que je vis avec elle. (et toi, sasha, où étais-tu, pendant que Ludde laissait verser ses larmes ? où étais-tu lorsqu’il s’abandonnait à la tristesse ?) elle est tout pour moi. elle est plus que ce que tu ne peux imaginer. je l’ai aidée à grandir, elle m’a aidé à faire mon deuil.  

Ses yeux sont peut-être larmoyants ;
est-ce donc ça que tu veux ?
faire pleurer celui qui, un jour, a aimé celle que tu as tuée ?

Il se relève, il ne supporte pas que tu manques ainsi de respect à ces papiers qui sont pour lui tout ; que tu manques de respect à cette fille que tu n’as pas même vue. Tu ne lui feras pas de tresses, non, car elle ne le voudra pas, Mariette. Tu ne t’amuseras pas avec elle à jouer à la princesse, car elle n’est pas comme ça, car elle lui ressemble, qu’elle a ses yeux noirs, elle aussi. Car ils se ressemblent bien plus qu’elle ne te ressemblera jamais.  

Car elle est bien plus que ce que tu ne seras jamais, Sasha.

La colère est sourde.
Il regarde cette femme qu’il a un jour connue, il la regarde, de ses yeux bleus, de ses cheveux blonds, qui ne cessent de lui rappeler l’être aimé. Il la fixe de ses yeux noirs comme la nuit, sombres comme son coeur dans l’instant. Il est en colère, Ludde, comme jamais il ne l’a été. Il est en colère contre toi, Sasha. D’une colère qu’il ne pensait jamais voir naître. Et tu ne lui réponds, tu ne réponds à aucune de ses paroles. Les seuls mots que tu prononces sont un poignard pour lui, un couteau planté droit dans son coeur ; une corde nouée autour de son cou, pour le traîner dans la boue.
Monstre ; c’est bien ce que tu es, Sasha. Un monstre qui s’amuse à torturer sa cible. Regarde le, qui est brisé. Regarde sa colère qui gronde comme jamais. Toutes ces machines autour de lui, les lumières, la radio, elles clignotent toutes jusqu’à s’éteindre pendant de longues secondes alors qu’il ne dit rien.

Tâche cette fois de ne pas la perdre.

Il aimerait exploser.
Il aimerait que tout explose ; lui d’abord. Il aimerait qu’elle se taise, qu’elle s’en aille. Il aimerait tellement que ce soit elle, qui ait disparu, qui soit partie. Oh oui, il aimerait qu’elle ne soit jamais venue au monde, qu’elle n’ait jamais vu la lumière de ses yeux de sorcière.
Et peut-être que sa femme serait encore vivante.
Il refuse de vivre dans les regrets, et pourtant tes mots sont vipères, tes yeux sont serpents.

Tâche cette fois de ne pas la perdre.

Il aurait aimé que ce soit lui, qui se brise la nuque.
Il aurait aimé que ce soit lui, qui disparaisse dans un dernier soupir ;
les yeux vitreux, l’âme déjà errante.
Il aurait aimé, oui, ne pas la perdre.

N’affronte pas son regard, Sasha, car tu y verras celui d’une bête, car il pourrait devenir violent, car ses poings sont fermés, et qu’il se retient de tout son être, de te faire taire. Il se retient, ne se reconnaît pas lui-même, mais la rage l’anime car tu piques son coeur avec tes aiguilles, tu le transperces encore et encore, sans lui laisser la possibilité de respirer, de se reposer.
Il a souffert comme jamais, il a souffert le martyr, et alors qu’il voit enfin la lumière au bout du tunnel, alors qu’il sourit enfin, cinq ans plus tard, tu reviens pour lui retirer son bonheur, une fois de plus.
Alors oui, ses poings sont serrés, et peut-être qu’il te déteste, là, maintenant, tout de suite.

Tâche cette fois de ne pas la perdre.

Il te déteste comme jamais il n’a détesté, comme jamais il ne détestera.
Ses jointures sont blanches, et il aimerait frapper ; la frapper.
De Ludde, il ne reste rien ; il n’y a face à toi qu’une bête enragée, un chasseur qui aimerait te faire taire à jamais. Il n’a pas les mots, ils ne veulent plus sortir de ses lèvres, il est incapable de s’exprimer, et il n’a jamais été ainsi en colère. Il te déteste, oui, de lui remettre la faute dessus, de le faire culpabiliser alors qu’il sait, au plus profond de lui, que ça n’a jamais été sa faute.
Non, car c’est la tienne, Sasha.
car elle est morte de tes mains,
morte de ton égoïsme
de ta
j a l o u s i e.
Il aimerait déverser sa haine sur toi, te faire disparaître.
Mais Ludde n’est pas violent, il ne veut pas être violent ; pas envers toi, car elle n’aimerait pas. Alors il ne doit pas craquer.

Mâchoire serrée, il s’approche de toi.
Sasha, tu le perds, tu te perds. Il ne reviendra pas aussi facilement, il ne pardonnera pas aussi facilement, car il en a assez, en a trop donné, car tu as cherché, en frappant là où ses blessures se referment.
Sa main se lève, et son doigt vient se planter entre tes clavicules, te faisant reculer, car il n’arrive pas à contrôler totalement sa colère. Il plante son doigt, tentant de trouver les mots juste. Et dans sa tête ce sont toujours les mêmes qui reviennent, incapable de penser autrement, incapable de réfléchir autrement, car il n’y a plus que ça qui résonne, qui prend de la place. Il n’arrive pas à faire taire ces quelques paroles qui l’oppressent et ne le libèreront que lorsqu’il les aura avouées, qu’il les aura dites.

Ses lèvres s’ouvrent pour articuler chaque mot distinctement.

— je te déteste.

Alors il relâche toute la pression, les lumières se rallument, les machines se remettent en marche et la radio se relance dans un grésillement désagréable.

C’est toi, Sasha, qui le perds.

Ses yeux s’humidifient doucement d’abord, puis bientôt viennent les perles de colère, de tristesse.
Il explose ;
fond en larmes.