Peut-être était-ce une mauvaise idée de laisser Abigaël seule avec votre enfant, mais tu lui as déjà fait le coup une fois avant le tragique événement sur Terre. L’envie de voyager se faisait plus forte encore, et en bon clochard faussement nomade qui se respecte, tu t’es mis en tête qu’il serait peut-être temps de voir autre chose que la neige à Polaris. Et quelle bonne idée de partir en voyage après l’arrivée fracassante des monstruosités ! Même s’il y a peu de chances que tu croises un, si jamais ça arrive, t’es pas du tout cuit.

Il a fallu attendre un peu de temps pour pouvoir sortir de Polaris, et surtout, du territoire glacé. C’est vraiment le meilleur moyen de choper la mort que de passer de Célestia au Désert ; ça te rappelle ces paysages quasiment similaires que tu as pu expérimenter lors de tes nombreux voyages. Une horreur à vivre, mais ça réserve bien souvent des surprises.

Ça fait déjà un moment que tu as quitté la capitale, et que tu as passé la frontière, non sans avoir prévu assez de vivres pour te débrouiller. Décidément, c’est beaucoup moins sympa en dehors de Polaris, mais qu’importe. Et heureusement que tu as trouvé un peu d’aide dans le désert, moyennant un peu d’argent, pour enfin arriver au campement des nomades. Tu as pu profiter d’un joli paysage pendant ton voyage, mais ça, c’est encore tout autre chose. L’euphorie de s’y aventurer s’est fait entendre, et te voilà complètement perdu au milieu des tentes et des merveilles que réservent ce pays qu’on cherche à te faire détester.

À l’arbre à vœu, tu t’y perds encore plus longtemps, le temps d’une ou deux heures en esquivant presque maladroitement les gens qui essayent de te vendre leurs services. Rien ne t’intéresse, sauf un service bien particulier qui semble attirer ton attention. C’est vrai que ça fait longtemps que tu ne rêves pas ou que rien n’est intéressant… Mais tu as refusé tellement de choses avant.

Sauf que tu ne serais pas là si tu avais passé bêtement ton chemin.

T’es venu chercher ses services, probablement en te disant que c’était du pipeau, mais autant essayer, alors que tu oses à peine ramener ta carcasse de clochard près de lui.

« Hey, euh… J’aurais besoin de tes services, si ça ne te dérange pas. Un rêve, évidemment, mais un peu spécial. »

Au pire, t’as pas grand-chose à perdre, rien n’a de valeur sur toi, à part ton fric et peut-être une bague qui a plus de valeur sentimentale qu’autre chose.

Impressionné n’est pas le mot que tu emploierais en voyant l’homme se démasquer. Tu imaginais quelqu’un d’imposant, dont les combats auraient durci ses traits, mais tu pousses un petit soupir de soulagement en voyant qu’il n’avait rien de vraiment flippant. En vérité, tu craignais un peu qu’il vienne te crever derrière une tente, mais finalement… Il a l’air beaucoup plus inoffensif que ce que tu inventais derrière le masque.

« Je, euh… »

Tout se passe peut-être trop vite pour toi, tu as cette impression bizarre qui remonte, ces souvenirs agréables de rencontrer une personne qui accepte finalement d’être ton hôte le temps que tu repartes pour ton long voyage le lendemain. C’est une sensation agréable, de se sentir comme ça, alors que tu ne connais la personne ni d’Eve ni d’Adam. Alors tu te retrouves à marcher avec lui, en te disant que tu as peut-être bien fait d’aller jusqu’ici pour découvrir le pays.

« Je viens de Polaris, en effet. »

La chaleur semble d’ailleurs beaucoup t’affecter, puisque ça fait bien longtemps que tu n’es pas allé explorer un désert. Tu sues déjà à grosses gouttes, cherchant l’ombre pour t’y reposer quelques instants et repartir. Tes yeux se perdent partout, et tu en oublierais presque ce pour quoi tu es venu le démarcher. Un vrai idiot.

« J’ai perdu mon bébé il y a cinq ans de cela, et je me demandais si il était heureux là où il est. La vie a décidé qu’il ne pourrait pas nous suivre jusqu’à Althea. »

Et c’est foutrement triste quand tu y penses, quand tu te souviens de cette chute douloureuse et difficile. Miraculé des débris, tu t’es longtemps demandé si tu n’aurais pas préféré donner ta vie pour que cet enfant survive.

« Tu peux faire ça pour moi ? »

Tu n’as jamais rêvé de cet enfant à naître, et quel dommage. Même si maintenant, Lizzie comble parfaitement ta vie, ce n’est pas pour autant que tu comptes l’oublier. C’est une douleur, une plaie béante qui refusera de cicatriser. Une blessure que même le temps n’aidera pas à effacer. Les tentes aux couleurs toutes plus belles les unes des autres te font déjà doucement rêver, à tel point que tu te retrouves déjà dans la lune en t’imaginant mille et un scénarios dans ta tête, alors que tu te retrouves de nouveau à l’ombre.

Tes yeux s’émerveillent presque en entrant dans la tente, comme un enfant à qui on déballerait un cadeau. C’est toujours quelque chose d’important pour toi de tout bien observer quand tu voyages, et quand bien même tu prends ton temps, tu graves précieusement tous ces souvenirs dans ta mémoire, pour ne rien oublier de tout ça. Même si tu appréhendes un peu la suite, tu te dis que tu es venu pour ça, ce qui est vrai, alors tu ne peux plus reculer. Ce serait dommage de ne pas dire au revoir à l’enfant, et de rebrousser chemin. Ce serait probablement malpoli, et tu ne veux pas blesser ton hôte.

Alors tu viens te coucher sur la paillasse, tu soupires, déjà épuisé par ce long voyage que tu as dû faire jusqu’ici. C’est agréable, malgré les apparences un peu austères, tu te prends même à sourire un bref instant, levant les yeux vers l’homme, le détaillant une dernière fois avant d’hocher la tête.

« Prêt. »

La suite se passe très vite, tu t’effondres dans les bras de Morphée d’une simple caresse, tu ne résistes même pas. Ton corps se détend, tu laisses le songe t’envahir. Tes yeux se rouvrent dans un tout autre monde, tu te sens léger, apaisé, et finalement, ton regard croise celui d’un tout petit bébé. Bien sûr que tu le reconnais tout de suite, sans même l’avoir réellement connu. Tu reconnais ce tout petit crâne, ce sourire que tu n’as jamais pu apercevoir. Ses yeux sont noyés dans le bonheur, les tiens aussi, il t’arrache des sourires, des rires même, tu n’as jamais été aussi heureux depuis la naissance de cet autre poupon qui attend déjà impatiemment ton retour à Polaris. Mais pour le moment tu es occupé, tu voudrais que ce moment dure éternellement – malheureusement ce ne sera pas possible, tu ne peux pas abandonner ta famille pour un petit chérubin, ta place n’est pas ici et la sienne est dans le ciel, aux côtés de ses nouveaux amis, il doit veiller sur toi, sur ta femme et sur cet enfant pour qu’il ne lui arrive pas un funeste destin à son tour. Ça fait quand même quelque chose de pouvoir lui dire au revoir pour de bon, de le voir sourire, mais il y a un temps pour tout, et tu lui dis adieu d’un signe de la main, cachant tes larmes pour lui montrer que tu es fort, qu’il ne doit pas être peiné de ta souffrance.

Quand tu rouvres les yeux, tu es de nouveau dans la réalité, c’est difficile de se redresser, la tristesse te gagne à nouveau. Tu dois te remettre de tes émotions, les yeux grands ouverts comme quand on a fait un rêve merveilleux ou un terrible cauchemar. Tes mains en tremblant encore, et tu cherches du regard l’hôte de ces lieux. Il ne te faut pas beaucoup de temps pour le trouver, et tu tires la gueule.

« Merci… »

Grâce à lui, tu as pu lui dire à quel point tu pouvais l’aimer, et surtout, tu as pu te séparer de lui. Non pas que tu l’oublieras, mais il y avait cette frustration en toi qui n’est plus, un poids sur ton cœur qu’on a daigné te retirer pour t’alléger et te permettre de retrouver un second souffle.

La bouche pâteuse, sèche, tu finis par te redresser, t’assoir sur cette paillasse t’ayant accueilli le temps d’un joli somme. Tu souris encore, les effluves de thé te berçant alors que tu viens t’étirer dans un long soupir satisfait.

« J’aurais presque apprécié que cela dure plus longtemps. Mais toute bonne chose a une fin, je suppose ? »

Ce rêve, tu l’attendais depuis longtemps. Tu espérais sincèrement pouvoir le faire un jour, et voilà, ton souhait a été exaucé. Comment pouvais-tu le remercier, si ce n’est avec la somme qu’il te demandera de payer ? Il doit en arracher des sourires, des peines, et ça te mets des étoiles dans les yeux, ça te passionne de te trouver aux côtés d’un marchand de sable. Tu pourrais dire qu’il est le meilleur, puisque c’est le seul que tu as rencontré, et tu le penses très fort, mais tes lèvres refusent de laisser s’échapper ta pensée, alors que tu te contentes de sourire.

Attrapant la tasse de thé entre tes doigts, la chaleur vient très vite piquer le bout de tes doigts, mais tu n’en as cure, tu as bien trop soif pour te permettre de mettre de côté une telle boisson. Si, au début, tu sembles avoir des aprioris, tu sais qu’un bon thé n’est que bénéfique pour se rafraîchir. Tu viens tremper tes lèvres dans le breuvage, levant les yeux vers l’homme en acquiesçant. Oui, tu comprends très vite pourquoi il se limite à une heure. Et peut-être parce qu’il a d’autres clients aussi, il faut ainsi garder son énergie. Que la vie doit être difficile dans le désert, à devoir faire des pieds et des mains pour se faire une place et gagner sa vie.

« Oui. » Tu marques une courte pause, le temps de prendre une autre gorgée, et encore une dernière qui vient brûler ta gorge. « Et j’ai pu lui dire au revoir. »

Maintenant, la frustration s’envole petit à petit. Le cœur déchiré le restera, mais tu pourras vivre l’esprit tranquille, léger, il n’y aura plus cette petite arrière-pensée incessante qui refuse de partir. Il y aura toujours des pleurs, mais plus d’inquiétudes ; jamais tu ne l’oublieras, mais tu peux désormais aller de l’avant.

« Je pense que ma femme aurait apprécié lui dire au revoir, elle aussi. »

Mais elle n’est pas là. Ta si jolie femme est occupée avec un beau bébé, à l’âme la plus pure et au sourire le plus joyeux.

Probablement que tu le recommanderas une fois rentré à Polaris. Mais est-ce que tu la laisserais faire le voyage toute seule, comme tu as fait ? Elle est probablement plus débrouillarde que toi, mais il y a cet instinct de protection, la peur de la perdre pour de bon, de ne pas la voir rentrer. Ce sont des pensées bien terrifiantes qui t’envahissent alors que l’autre solution semble être plus adaptée.

« Si tu me laisses un moyen de te contacter, on pourra en reparler. »

Ils ont des Holokit dans le désert, non ? Ce serait dommage de se priver d’une si belle technologie. Les gorgées s’enchaînent, et tu finis par terminer ta tasse, observant le fond de celle-ci en haussant les épaules. Pour le moment, il est trop tôt pour faire des plans sur la comète.

« On a vraiment pas eu de chance. Quelle idée de vivre à Paris, en même temps… J’ai passé mon temps à lui dire qu’il y a bien plus beau. »

Mais tu n’es pas sûr que la vie là-haut soit meilleure maintenant, surtout en apprenant que des monstres chutent parfois pour atterrir sur ces nouvelles terres. Il y a de quoi avoir peur, même si tu n’en as pas rencontré personnellement pour le moment.

« J’ai passé toute ma vie à voyager. Et je continue un peu. »

Et qu’est-ce que tu en as vu, des choses. Des bonnes comme des mauvaises, mais tu as préféré arrêter de vagabonder partout pour t’installer avec Abigaël. Et voilà où vous en êtes maintenant : des miraculés. Et peut-être des chanceux d’avoir été recrutés par Tatsuya.

« Et toi ? Tu faisais quoi avant ? »

Si ça ne le dérange pas de s’ouvrir un peu, lui aussi. Tu n’es pas trop bavard en temps normal, mais tu adorerais savoir si lui aussi a voyagé. Ou peu importe, en fait…