Tu savais bien que tu n'aurais pas gagné cette petite guerre aussi facilement. Les mots fusent, acerbes, mais ne sont qu'annonciateurs d'un orage que tu n'attends même plus. Hailey est belle, sous son masque. Elle en est encore plus mystifiée, depuis que tu l'as percé à jour. Dans le verre ne se reflète pas la vérité, ni le jugement mais bien toute la symbolique biblique qui dessinait sa destinée.

— « Tu as raison, je suppose. Tu le sais tout particulièrement mieux que moi vu que tu es ici depuis cinq longues années. Et que c'est toi qui a désigné ces choses. »

Tu fais rouler le masque lisse entre tes mains, pour observer ton portrait dans sa texture semblable à un miroir. Vos ennemis - ou du moins les coupables - se voyaient-ils comme tu te voyais à ce moment là ? Leur sentence n'était pas plutôt de devoir s'affronter eux-mêmes face à leurs travers, leurs fautes, leurs péchés ?

— « C'était quand même bien tordu, votre idée. Combien ont succombé à ce supplice avant même que tu n'aies besoin de les torturer ? Est-ce que ça t'a seulement arrêté, Hailey ? » Tu étires un rictus, t'octroyant quelques pas de plus pour te rapprocher d'elle, sans aucune crainte. « Mon nom est bien Caprice. »

Tu réfléchis à ce qu'elle affirme.
Avec ce masque tu ne pourrais pas la juger ?
Tu le pourrais certainement, mais ça n'était pas ton rôle. Elle et le leader représentaient à eux deux la tête de cette organisation. Ils l'avaient bâti ensemble, et le juge que Cronos avait nommé n'était sûrement pas là pour leur exposer leurs propres manquements. Les rappeler à l'ordre s'ils dépassaient les limites qu'ils s'étaient eux-même imposées - lesquelles ? - ou trancher un débat interminable.
Tu n'avais plus cette prétention de chercher plus, Caprice.
Tu n'avais pas cette ambition. Seulement une aspiration au calme, en voie de perdition.

— « Je pense surtout que tu as longtemps cessé de croire pouvoir être autre chose qu'un vilain. N'est-ce pas ? C'est plus facile d'être craint que d'être aimé. C'est quelque chose qu'on apprend depuis tout petit dans les livres. Le seul jugement dont je m'accorderai le droit d'exprimer à voix haute est le suivant : tu caches ta monstruosité derrière une certaine forme de respect envers ta personnalité. Mais tu vois, je suis un monstre et on m'a donné le pouvoir de condamner. Tu es juste une fille à qui l'on a donné le pouvoir de semer la terreur. »

Tu parlais trop.

— « Donc non, je ne te jugerai pas. Et toi, est-ce que c'est bien Hailey ? »

Oh ça... Elle n'est rien de tout ce que tu as imaginé. Tu t'étais construit des histoires dans ta tête, des mythes autour de l'apôtre et autour de cette fille derrière le masque. Qu'était-elle ? Un mirage ? Un orage ? Et elle a beau te parler, aucun dessin aux traits définis ne se trace dans ta tête. Ce ne sont que des gribouillis noires et sales dont la pointe du stylo aurait déchiré la feuille. Oui, Hailey est ce genre d'image dans ta tête : un tourbillon sombre qu'on déchirerait à vouloir dessiner.

Tes yeux s'éclairent lorsqu'elle parle de pacte avec un démon. Etait-ce son cas ? Le tien assurément, et le Leader lui-même en était la métaphore parfaite. Tu t'étais retrouvé dans leur camp avant même de te voir proposé d'autres. Aucune société ne pourrait te satisfaire à ce stade, car là-haut elles se sont toutes effondrées. Même celle que tu avais dirigé, à une échelle moindre : mais ça en était une. Le symbole de ton échec.

— « Tu fais le mal et tu le fais bien. Tu n'as pas pactisé avec un démon Hailey. Tu es un démon. Et je suis admiratif que tu arrives à le reconnaitre, que tu ne te caches pas derrière autre chose qu'un masque. Tu ne te déresponsabilises pas de toutes les déviances que tu as commises. Cela aiderait à ton procès, le sais-tu ? Faute avouée, peine alourdie. »

Mas pas à demi-pardonnée.
Car tu n'as pas ce genre de pouvoir Caprice. Tu es un juge mais pas la famille des victimes, ni l'avocat du Monde. Tu ne prends en compte que l'équilibre d'une morale douteuse pour réussir à faire tenir cette mascarade debout.

— « Alors enchanté Hailey. » Tu ricanes, siffles entre tes lèvres comme un enfant amusé par l'innocence de cette présentation. « Hailey et Caprice... » Tu t'assois dans le sable, en tailleur. « Je trouve ça beau, pas toi ? »

Ton sourire disparait peu à peu, lorsqu'elle suggère ton passé. Elle ne sait pas, elle qui est tombée il y a cinq ans et a créé toute cette organisation aux côtés de Cronos. Tu lui avais déjà conté à lui, les aventures extraordinaires du juge ex-meurtrier.
Du traitre qui a condamné les traitres. On est tous le monstre de quelqu'un, même de celui qu'on considère nous-même comme monstre. C'était ça qui t'avait poussé à fuir Caprice, c'était cette manière indélébile qu'on a d'exister dans le coeur de quelqu'un, et c'est parfois ce qui nous définit avant notre propre estime. On ne peut pas fuir le regard des autres.

— « J'ai livré ceux que je considérais comme mes meilleurs amis aux transcendés car ils refusaient de m'écouter. Je les ai sacrifié car ils me ralentissaient. »

Tu n'avais pas pour but qu'elle te prenne en pitié, ou qu'elle s'en réjouisse. Tu n'avais aucune attente dans sa réaction, tout simplement car tu t'étais toi-même détaché de ce que tu considérais aujourd'hui comme une anecdote.

— « Je suis un monstre car regretter n'efface rien à nos péchés. »

Elle suppose seulement ? Tu en serais presque vexé Caprice. Toi, tu en étais convaincu, cette femme au bout de quelques semaines avait eu plus d'impact sur ta vie que n'importe qui durant ces cinq années d'errance à la surface.
Et dans ton futur, elle serait peut-être celle qui ramassera le couteau qui se plantera dans ton coeur à la fin de l'histoire, si tu ne lui as pas donné de toi-même avant cela.

Elle questionne tes regrets. En as-tu seulement ? Tu ne saurais répondre, la morale exigerait que tu te noies sous les remords, et tu expies tes péchés. C'est cocasse pour un juge d'être incapable de s'infliger une sanction à soi-même. Ça te fait même rire, quand tu y penses, car le Leader t'avait infligé une terrible injustice, qui pourtant t'avait libéré de tous le poids que tu portais sur tes épaules. Tu ne ressentais plus rien, si ce n'est une curiosité à découvrir et conquérir un monde nouveau : qu'importe que tu sois dans le camp des perdants ou des gagnants. Tu étais dans celui qui agissait sans aucune chaine.

— « Non. Dans le passé, peut-être. Mais j'ai appris à vivre en acceptant ce que j'avais fait. J'ai appris à me respecter pour mieux me contrôler. » Tu esquisses un rictus en coin, faisant jouer tes doigts sur la surface du masque, faisant résonner sur les parois de verre un son hypnotisant. « C'est drôle, quand on y pense. »

Tu pousses sur tes deux jambes pour te relever, et lui tend la main pour l'aider à faire de même. Tu voulais arpenter les couloirs étouffants du château de verre en sa compagnie.

— « Tu ne trouves pas ? Tu prétends que le désert nous rend libre, que la place de choix que nous a offert le Leader dans son organisation est synonyme de désordre et pourtant tout est si bien calculé, millimétré. Le juge, l'apôtre, le contremaitre, le bourreau, les rampants. Nous avons rejeté les sociétés pour en créer une, à l'image du Leader - certes - mais une société tout de même. Nous avons des rangs, des règles, des valeurs et des codes entrainants des punitions. »

Tu enfiles ton masque puis passes tes bras derrière la tête pour avancer en ricanant, initiant une marche solennelle.

— « Non pas que je le rejette maintenant. Je viens juste d'arriver, et comme je te l'ai confirmé : je ne regrette rien. »

Peut-être une pseudo liberté.

L'origine du chaos. Une liberté totale.
C'est vrai que ça te fait réfléchir Caprice, parce que depuis ton arrivée ici tu l'attends encore cette fameuse émancipation du destin qui t'enchaine les poignets. Tu le sens, il est lourd quand tu frappes ton marteau sur le pupitre.
Hailey parle bien et te donne l'impression que toi aussi. A ses côtés tu oublies que vous êtes encore des gosses de vingt-quatre et vingt-cinq piges qui ont tout pigé à la vie.
Il n'y a que ceux qui ont tout perdu qui ont les couilles de tout conquérir. Tu espères un jour gouter à sa vérité, la comparer et la faire tienne.

— « Les rampants ne sont que les esclaves de notre volonté. Ils ont seulement l'illusion d'être libre. Le fleuve, le fleuve... le courant c'est nous qui le décidons. La gâchette du mouvement, c'est très beau. »

Tu exploses de rire alors que tu la tires vers le haut et l'entraines avec toi dans les couloirs étouffants du château de verre.

— « Tu es complètement perchée Hailey. » Et si tu avais eu la foi, tu aurais rajouté que c'était ça qui la rendait aussi incassable...
Que du verre.
Elle avait soufflé dans son armure, et ça la rendait inébranlable. Mais tu avais l'avais fissuré d'un coup en claquant des doigts. Elle s'effritait à mesure qu'elle reniflait cette substance.
La bille était lancée.

— « Ne laisse pas ce que tu contrôles, te contrôler. Ne te perds pas. L'organisation a besoin de toi lucide et prête. » J'ai besoin de toi pour devenir plus fort.

Est-ce que tu as déjà tué un transcendé ?
La question t'interpelle mais tu ne ralentis pas ta marche, tu continues de fixer droit devant toi en réfléchissant à la meilleure réponse que tu pourrais lui faire. Alors à mesure que vous avancez et que le silence s'installe, tu prends une inspiration pour le briser.

— « Oui. »

Mais tu estimes que ce n'est pas suffisant.

— « J'en ai combattu. Ils sont forts car ils ont l'apparence d'êtres humains. Ce sont des humains, et pour certains ils ont le visage de nos proches, de ceux qu'on aimait dans le passé. Je peux devenir transcendé, toi aussi. Est-ce que tu me tuerais si je me transformais ? »