Gabriel te sourit et tu fronces les sourcils. Tu restes calme, même si ton coeur s'emballe. Tu avais fait le deuil et il s'était déterré de tes souvenirs pourtant apaisés. Ton frère était vivant et depuis tout ce temps. Il avait survécu à la chute, celle de l'apocalypse, toi tu avais juste chuté - de ton plein gré.

— « Je- Je n'étais pas sur Paris quand les capitales se sont effondrées il y a cinq ans. J'étais sur Terre encore tout ce temps. A Caen. »

Tu le dévisages en silence pendant quelques secondes, l'écoutant t'exposer ses impressions purement factuelles, dénuées de toute émotion qui auraient pu t'en provoquer, à toi aussi. La pression redescendue, tu tiques face à sa remarque dans un rictus arrogant.

— « Allons-bon. J'aurai pu aussi te tuer en me défendant. »

Il n'est plus le même, toi non plus, et pourtant tu ne peux pas t'empêcher de surenchérir comme autrefois. D'essayer de prendre l'ascendant sur lui pour te convaincre que tu es le meilleur et que vos parents n'avaient aucune raison de le préférer depuis toujours. La vie est douce amère, te rendant un frère - ta chaire et ton sang - accompagné d'un petit complexe d'infériorité que tu croyais pourtant réglé depuis des années.

— « Euh... Oui. D'accord. »

Sans poser de questions, tu remontes sur la dune pour surplomber les horizons déserts de tous les cotés. Personne se dessinant aux alentours, tu redescends une fois le cadavre dans le sac. Tu ne sais pas quoi dire, par quoi commencer, appréhender que ça allait du coup se terminer, que vous alliez vous séparer.
Comme si de rien n'était.

— « Qu'est-ce que tu es devenu ? Tu n'aurais jamais souillé la vie avant. »

Contrairement à moi qui n'est fait que ça depuis ton absence.

Il te révèle qu'il n'était pas à Paris non plus, qu'il est tombé donc au même moment que toi vers mi-mars. Tout se bouscule dans ta tête. Il était donc sur la surface pendant ces cinq dernières années. Une part de toi ne comprend pas, n'explique pas pourquoi il n'a pas cherché à te retrouver. Il savait pertinemment que tu n'étais pas à la capitale mais bien à Caen quand le monde s'est effondré. Il aurait pu te chercher - mais le désirais-tu seulement sur le moment ? Tu avais ton monde, ton royaume, tu avais trouvé ton trône sur la montagne de cadavres et tu as grandi, alors que lui a terriblement vieilli. Il devait avoir dépassé la quarantaine depuis...

— « Je vois. Je suis d'accord avec toi, c'est juste que... ça m'étonne ce genre de réflexion de ta part. »

Tu ne veux pas trop insister sur le fait que tu ne le reconnais plus parce qu'au final tu l'as jamais vraiment connu. Votre différence d'âge vous a éloigné dès ton plus jeune âge et tu avais grandi dans les éloges et la glorification constante de sa personne. Tu l'avais hais pour ça, et maintenant que tu le regardes tu ne ressens plus rien.

— « Si tu étais revenu à Caen la première année tu l'aurais su, pourquoi je suis ... » Tu te racles la gorge. « JJe ne suis pas si sérieux. »

Tu détournes un peu le regard, serrant les dents pour ne pas rétorquer avec acidité au souvenir évoqué, quand des bras t'enlacent sans que tu ne réagisses de prime abord. Immobile et les yeux écarquillés, tu fixes la lune les bras bien collés à la taille. Doucement tu les élèves, tremblant. Et sans douceur tu le serres contre toi.

— « Moi aussi. Moi aussi je suis heureux de te voir... grand frère. »

Et merde, c'était quoi ce sentimentalisme d'un coup ? Vous aviez posé des distances émotionnelles pour les briser en un instant.
Tu te dégages avec pudeur, tapotant tes vêtements pour lisser les pliures.

— « Ou est-elle ? »

Ta femme.
Ta famille.

Les gens changent. C'est très vrai, et ça te concerne aussi directement. Tu n'étais sûrement plus le petit garçon qu'il avait connu. Et lui n'avait plus rien du père de famille dont tu te moquais quand tu n'avais rien dans le crâne.
Gabriel se justifie, expliquant brièvement qu'il était occupé dans la région parisienne, la seule ou tu n'as pas mis les pieds après avoir appris ce qui était advenu de Paris. C'était trop pour toi.. tu avais sillonné la France en la contournant méticuleusement, ce qui expliquait sans doute que vous ne vous soyez jamais croisé. Non mais quel idiot tu faisais.

Une part de toi lui en veut quand même, de ne pas avoir cherché à savoir ce qu'étaient devenus vos parents.
Mais tu comprends mieux lorsqu'il se s'arrête, fixant le sol dans un soupire. Elle était donc tombée malade.

— « Je suis désolé. »

C'est un peu froid, et ça manque de sincérité, de chaleur. Pourtant tu l'es profondément (sincère), tu n'as juste pas les mots corrects pour l'exprimer convenablement. Gabriel demande, concernant vos parents et c'est à toi de libérer l'encre qui vous emprisonne dans cet océan de souvenirs, aussi glaçant que l'eau qui vous recouvre jusqu'à la gorge.

— « Si. Ils sont morts. Ils se sont fait tuer par un groupe qui en avait après leur réserve de provisions dans la buanderie. »

Tu serres les poings. Tu sais qu'un de tes anciens camarades connaissait ses types. Mais quelle importance, ils étaient tous partis maintenant. En enfer ou au ciel, la maladie leur excluait sûrement le paradis.

— « J'ai fait mon deuil aussi. Je sais que tu n'étais pas très proche d'eux, alors... alors que tu as toujours été leur préféré. Quand Paris s'est effondré et qu'on a cru que tu étais mort, Maman a voulu mettre fin à ses jours. »

Tu avais dit ça naturellement, sans aucun sous-entendu et sans aucune attente.

— « Tu veux de l'aide ? Je peux t'accompagner pour cette nuit. »