Cela faisait pas mal de temps que tu n'avais pas fermé les portes de l'atelier des papillons si tard le soir. L'air frais du dehors pourrait presque te faire claquer des dents, heureusement qu'ici tu es à l'abri du chaud et du froid. Certainement la cause d'un cristal. Mais ce soir tu n'es pas là pour tisser des vêtements. Tu as vérifié les alentours pour éviter de te retrouver face à une autre personne et tu as baissé ta lampe au minimum. Hier tu t'es approprié certaines chutes de tissus sans en faire part au autres. Dans quel but ? Te faire une jolie robe. Une de celles qui te rappellent le monde d'avant.

La robe dans les mains, tu restes figée, indécise. Tu t'étais pourtant promis de ne plus jamais recommencer. La chute t'avait libérée de ce fardeau, alors pourquoi y reviens-tu toujours ? Les minutes s'allongent alors que tu ne peux te décider de lâcher le vêtement que tu as tissé. Presque tremblante, tu mobilises toute ta volonté. Mais avec un soupir tu jettes un autre coup d'oeil dans l'atelier. Puis tu te dévêtis pour enfiler ensuite la robe. Tu as bien travaillé, mais ce n'était pas le cas au tout début. Tu te souviens encore de la vieille dame qui t'a appris à tisser, coudre, assembler les fils des vers à soie. Tu entends encore sa faible voix te rabrouer alors que tu venais encore de faire le mauvais pli. Mais la femme s'est éteinte depuis six mois et a rejoint les autres sous les pierres d'âge.

Tu as installé un grand miroir au bout de l'atelier. Pour que tu puisses poser les yeux sur toi, pour que tu puisses observer le mouvement du tissu sur ton corps. Que penseraient les autres en te voyant ainsi ? Tu fais trop attention aux autres, ce qu'ils pensent de toi, ce qu'ils peuvent dire sur toi. Ça non plus, ça n'a pas changé depuis le temps. Et pourtant tu t'efforces d'essayer, avec Nora par exemple. Ou avec Fenrir. Mais comme si ces habitudes étaient tatouées dans ta peau, tu ne peux t'en débarrasser.

Trop occupée à réfléchir et à te regarder avancer la tête haute vers le miroir dans l'allée, tu ne t'es pas rendu compte que la lueur de ta lampe avait attiré un joli papillon ...

Difficile de dormir avec tout ce boucan. Quelques gens du campement avaient décidé de fêter comme il se devait l'anniversaire d'un tel, en prenant bien soin de faire le plus de bruit possible sans se soucier du sommeil des autres. Azadeh n'était pas d'humeur à se disputer avec le reste du monde, alors plutôt que de hurler en sortant le bout de son nez de sa tente, elle l'ouvrit en grand d'un geste brusque, et sorti en furie de là pour marcher plus loin. Elle s'avançait un peu plus vers l'extérieur du camp et ses pas l'amenèrent alors vers l'atelier aux papillons. C'était là que se trouvait le grand atelier de tissage. Aza était presque déçue que les cocons ne se soient pas encore éclos, alors elle prit le temps de s'installer dans la pénombre pour observer, jouant avec le sable et les cailloux. Elle pensait à tout un tas de choses, à Daget qui devait dormir comme un gros bébé sans penser que son amie soit partie à quelques mètres de la tente, à une lettre qu'elle devait finir d'écrire pour un ami, à son prochain voyage dans le sud du désert et ... et à cette étrange lumière à peine visible au loin, là, entre les tentes qui formaient l'atelier. Est-ce que quelqu'un travaillait encore ? Aza pensa justement, très brièvement, à sa semelle de chaussure qui commençait à se déchirer un peu plus. Peut-être que la personne à l'intérieur aurait vite fait le temps de lui prêter des outils pour rafistoler ça en vitesse ?
Prise d'une envie soudaine et irréfléchie, l'Oubliée se redressa de là où elle s'était assise et s'élança jusque vers la tente. Sans même s'annoncer elle entra et tomba alors nez à nez avec une tête qui lui disait vaguement quelque chose. Elle n'avait pas son nom précis en tête. Elle était debout face à un miroir, portant une ravissante robe finement brodée et qui doit valoir quelques pièces dorés de monnaie. Azadeh resta muette, comme à son habitude, observant ce qui se déroulait sous ses yeux sans bouger. Elle était peut-être ... pas tombée au bon moment, se dit-elle.

Admirant ta nouvelle tenue, tu fais le point sur ses défauts. Certes c'est la plus jolie que tu aies pu faire et la plus compliquée aussi, mais par certains aspects, ce n'est pas tout à fait parfait. Et tu n'aimes pas ce qui ne l'est pas. Du fil qui dépasse d'un ourlet, le bas de la robe qui ne descend pas comme il faut ... Tu as encore du travail à faire sur celle-ci. Tu pourrais la reprendre maintenant ou peut-être demain, mais en attendant ...

Du coin de l’œil, un éclat attire ton regard. Au premier abord tu ne vois pas grand chose là-bas dans le noir. Tu plisses les yeux, le cœur tambourinant à ta poitrine. Et si une bête venait d'entrer dans l'atelier ? Pourtant rien ne bouge ... Tu t'es affolée pour rien pas vrai ? Tu vas pour te retourner mais à présent tu vois cette forme. La forme d'un humain et ce sont ses yeux que tu as vus ! Le reflet de ta lampe dans des iris sombres.

« Qui est là ?! »

Tu te précipites vers ta lampe et la pointe vers l'inconnu. Qui est en fait une inconnue. D'ailleurs pas tant que ça puisqu'elle te dit vaguement quelque chose. Tu l'as déjà croisée ça c'est sûr.

Vous vous fixez longuement, assez longtemps pour que tu en aies mal au bras à force de tenir la lampe devant toi. Tu finis par la reposer à côté de toi, indécise sur la marche à suivre. Est-ce que tu devrais la supplier de ne rien dire à personne ? Si les autres apprenaient ton petit secret, tu n'es pas certaine qu'ils apprécient. Même les chutes de tissus peuvent être précieuses dans le désert. Mais est-ce qu'elle le sait au moins ? Tu es certaine qu'elle ne travaille pas ici, alors pourquoi t'affoler ? Tu grinces des dents, parce que tu sais que même si elle en parle sans vraiment faire attention, tu seras tout autant dans les ennuis. Marchander avec elle alors ?

Tu appliques un sourire poli sur tes lèvres et hausse les épaules.

« Désolée, j'ai un peu paniqué, je ne m'attendais pas à voir quelqu'un à cette heure. »

Tu décides d'attendre avant de prendre une décision. Enfin si jamais tu arrives à en prendre une.