Weylan était parti chercher de l’eau. Ce n’est pas la denrée qu’on trouve le plus, dans le désert. Parfois il se demande pourquoi il a choisi de rester ici, plutôt que d’aller ramper devant les royaumes pour qu’ils l’acceptent. Il aurait pu se faire accepter, et il a de solides connaissances dans le monde de la pharmaceutique. Ici, il ne les met pas beaucoup à profit. Il se sert de ses quelques plantes mais il n’y a pas grand chose qui pousse. Les cactus poussent bien, mais il ne peut pas en faire grand chose. De toute façon, il n’a pas beaucoup le temps de disséquer ses plantes.
Il doit s’occuper de ses vers à soie, nettoyer les cages, les nourrir et vérifier les accouplements. Et ensuite, il récupère les cocons formés la veille, et il commence à filer la soie. C’est doux, la soie, une fois qu’elle est déroulée. Les fils sont très fins, alors il faut en prendre plusieurs pour en faire un plus gros fil, pas trop fragile. La chenille à l’intérieur du cocon est tuée, mais ils gardent certains cocons pour que les papillons rejoignent les autres et puissent donner naissance à de nouveaux vers.

C’est à l’oasis que Weylan remplit sa bouteille. Il se demande ce qu’il se passerait s’il n’y avait plus d’eau ici. Est-ce que les habitants du désert mourraient dans l’indifférence des autres royaumes ? Est-ce qu’ils seraient sauvés, réfugiés dans l’un ou l’autre ? Sans doute pas ; personne n’a voulu d’eux, de la plupart des habitants du désert. Mais pour l’instant il y a de l’eau, alors pas d’inquiétude à avoir. Weylan boit quelques gorgées et remplit sa gourde à ras-bord pour la ramener jusqu’à l’atelier aux papillons, où il travaille et dort la plupart du temps. Il n’aime pas beaucoup le camp des nomades, parce qu’il n’aime pas les gens. Toutes ces présences, le bruit, les odeurs… Non, il préfère rester seul.
Avec sa capuche sur la tête, pour éviter les rayons du soleil – bien que le zénith soit déjà passé – Weylan reprend le chemin en direction de son atelier.

Et soudain il la voit. Elle n’est pas seule, mais il ne connaît pas la personne à qui elle parle, et ça ne l’intéresse pas. C’est elle qui l’intéresse, parce qu’il la connaît. Les souvenirs ressurgissent en lui, d’abord comme une image floue, puis tout déferle dans son esprit. Rosemary, la première fille qu’il avait aimée, la première avec qui il est sorti. Ça fait longtemps, très longtemps, si longtemps qu’il serait incapable de compter les années qui le séparent de cette aventure. Ça n’avait pas duré, elle avait rapidement mis un terme à leur relation et puis il ne se souvient plus. Elle avait disparu de sa vie comme tant d’autres.
Mais parmi tous ces gens que Weylan a connu, il tombe sur elle dans le Désert des Oubliés. Combien de gens étaient morts ces dernières années ? Beaucoup trop. Mais elle, elle n’est pas morte. Est-ce qu’il aurait préféré ?

Il se souvient de la rancœur, de ces sentiments négatifs qui le prennent à la gorge et aux tripes. La déteste-t-il encore, même après tout ce temps ?
Sans s’en rendre compte, Weylan s’est arrêté à quelques mètres d’elle. Au départ, il n’avait fait qu’une courte pause pour vérifier que c’était bien elle. Elle a changé mais il sait que c’est elle. Son cœur bat bizarrement mais c’est peut-être la chaleur, ou bien ce n’est qu’une impression. Il serre sa main autour de sa gourde, se dit qu’il se fiche pas mal de savoir si cette femme est vivante ou morte, s’apprête à repartir.

Et il croise son regard et se fige à nouveau. Il aimerait s’échapper, disparaître peut-être, parce que ce serait plus simple, mais il n’en fait rien. Il n’a pas de don pour disparaître. Alors il prononce son nom à elle :

« Rosemary ? »

Ça sonne autant comme une question que comme une affirmation. Elle ne doit pas se souvenir de lui, de toute façon. Et Weylan n’est pas sûr de vouloir lui rafraîchir la mémoire. Mais de l’eau a coulé sous les ponts, non ? Weylan ne baisse pas le regard. Avant, sans doute qu’elle l’intimidait. Maintenant il n’a plus peur de rien.

Est-ce la honte qui caresse ainsi son visage ? La honte d’avoir pu croire quoi que ce soit venant d’elle ? De s’être arrêté ici comme un con, d’avoir prononcé son nom, l’obligeant à rester planté là comme un cactus ? Ou alors est-ce une haine, vieille de quinze ans, qui ressurgit et vient lécher le cœur de Weylan ? Il ne sait pas mettre de mots sur ce qu’il ressent, bien qu’il sache simplement que c’est assez négatif. De toute façon, il n’y a plus que ça, des sentiments négatifs. Dans ce désert, c’est soit le vide, soit la haine, le désespoir, la terreur. Même lorsque Weylan sourit, il ne le fait que pour survivre. Il sourit parfois à ses clients, parce qu’il a une bonne bouille, et que s’il est souriant, les clients reviennent. Parfois il discute et plaisante avec eux mais il ne ressent rien.
Et maintenant la force de ses émotions qui reviennent comme une grande claque, comme une bourrasque chargée de sable qui viendrait lui fouetter le visage.

Rosemary.
Belle, insaisissable et un instant, Weylan avait pensé avoir réussi. Et elle a disparu à nouveau. Comme un grain de sable qu’on croit tenir et qui s'échappe, toujours, impossible à attraper. Maintenant, il ne court plus après rien. L’espoir, il laisse ça aux autres.
Il ne pensait pas la revoir au milieu de ce désert, ni ailleurs. Pourtant elle est là, face à lui, et elle se souvient. Weylan a toujours été ce gamin au fond de la classe, bon élève, qui ne parle pas, et dont personne ne se souvient. Pourquoi elle, elle se souviendrait de lui ? Est-ce qu’ils ont vraiment partagé quelque chose de mémorable ? Weylan se souvient d’elle aussi, mais il se souvient de beaucoup de gens. Pas toujours, mais parfois, ça lui revient comme un flash, un visage, une voix, un regard. Il se souvient alors de ces autres gamins avec qui il a partagé une longue période.

Mais Rosemary, il s’en souvient et il n’a pas besoin d’un flash, ni de quoi que ce soit. Pour toujours, ce sont des mots qui résonnent encore parfois. Et puis il se voit aujourd’hui et il est bien content que ce n’ait pas été “pour toujours”. Il préfère sa liberté, être sans attaches, et ne compter pour personne. Il se souvient d’elle parce qu’elle a su faire naître autre chose que de la rancœur et de la haine dans son cœur.
Pourtant aujourd’hui, ne sont-ce pas justement ces deux sentiments qui refont surface ?

« Effectivement. Alors tu as atterri ici, toi aussi ? »

Elle n’est pas morte et elle a survécu jusqu’à maintenant. Logique, puisqu’elle se tient devant Weylan. Mais elle aurait aussi bien pu être dans les autres Royaumes, ou même sur Terre à errer et à survivre quelque part, comme Weylan pendant longtemps. Elle aurait pu être n’importe où et faire n’importe quoi, et il a fallu que son chemin croise celui de Weylan. Un peu hésitant, il ne sait pas quoi lui dire, sans doute parce qu’il n’a pas grand chose à lui dire.

« … Qu’est-ce que tu deviens ? »

Elle lui a souri, il est peut-être temps de mettre le passé de côté. Peut-être. Weylan espère quand même ne pas la recroiser de sitôt. Il ne veut plus rien avoir à faire avec elle et pourtant, il doit reconnaître qu’elle est belle, toujours autant, même plus qu’avant. Il s’interdit d’y penser, de penser ne serait-ce qu’une seule seconde à s’approcher d’elle.
Parce qu’au fond il ne sait pas ce qu’il ressent, et on a toujours dit que l’amour et la haine n’étaient que deux faces d’une même pièce.

Weylan tressaille en entendant qu’elle aussi, elle a choisi de rester dans le désert. Personne de sensé ne resterait ici. C’est dangereux, c’est pas une vie, tout simplement. Il faut se battre jour après jour pour survivre, pour chercher de l’eau, pour tout. Les autres, ils essaient juste de se faire accepter d’un royaume, parce que c’est plus simple, qu’ils sont protégés et qu’ils peuvent vivre. Weylan a préféré rester dans le désert, pourtant, avec tous les gens dont personne ne voulait. Ceux qui étaient trop différents, trop violents, trop instables.
Lui aussi, il est instable. Il aurait pu s’adapter, au moins un temps, mais ce n’est pas pour lui. Il préfère la chaleur du désert, la fournaise de l’après-midi, la gorge qui brûle à cause du manque d’eau. Il préfère survivre ici dans la douleur, dans ce qu’il a toujours connu.

Donc c’est ça. Rosemary est contrebandière. Weylan ne fait rien de spectaculaire, il élève des vers à soie et il a aussi une araignée. Il préfère la compagnie de son araignée à celle des autres humains, mais il ne lui dit pas. C’est une néphile, et les fils de soie qu’elle produit ont une belle couleur dorée. Mais tout le monde s’en fiche, des araignées. C’est dangereux, dans le désert, il suffit d’un instant d’inattention pour qu’elle morde, et si loin de tout, la mort est assurée.

Un instant d’inattention.
Et Rosemary se tient là, devant lui, et d’un seul mouvement sa main enlace celle de Weylan. Ça lui rappelle qu’il n’aime pas les contacts, qu’il ne l’aime pas elle, parce qu’elle est toxique, comme l’araignée. Mais son araignée est piégée dans sa cage de verre, alors que Rosemary est libre.
Libre de le toucher, de prendre la main de Weylan dans la sienne, de mêler son souffle au sien. Elle sait qu’il la désire, parce qu’elle est belle, parce que ça fait des mois qu’aucune fille n’a touché Weylan, parce que c’est elle, simplement. Mais il ne cède pas, il ne doit pas céder.

« J’élève des vers à soie à l’Ateliers aux papillons. J’ai aussi choisi de rester dans le désert. »

Il dégage sa main, mais ne bouge pas, laissant entre eux deux une certaine proximité. Ce ne serait pas un crime, s’ils reprenaient là où ils s’étaient arrêtés, si ? Même s’il ressent beaucoup de sentiments négatifs envers elle, il y a aussi d’autres choses. Des sentiments, des sensations qui n’ont pas de nom, et qui sont là.
Et puis si elle ne veut que jouer, pourquoi ne pas lui offrir une belle partie de ce jeu malsain ? Il n’a définitivement pas besoin de l’aimer pour ça.

« Oui, je m’en souviens. » Il se retient de grimacer, car son passé est rarement de bons souvenirs. « Mais c’est du passé, tout ça. Moi, c’est le présent qui m’intéresse. »

Le présent et les possibilités qu’il offre, parce qu’on ne peut pas changer le passé. Alors que l’avenir est à portée de main, et est entièrement défini par le présent.
Et quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, Rosemary fait à nouveau partie de son présent, maintenant. La question se pose ; jouer, au risque de perdre beaucoup, ou bien disparaître et refuser la partie ? Weylan finit par faire un pas en arrière, mais il n’a pas encore pris sa décision.

Oublier ? Weylan ne peut pas oublier, il ne le veut pas ; mais il est passé à autre chose. Du moins, il l’était, jusqu’à aujourd’hui. Parce que Rosemary lui rappelle bien trop ce passé, et la tentation est forte. Ils pourraient faire revivre certaines choses, et en vivre d’autres, encore mieux peut-être. Parce qu’ils n’étaient alors que des gosses, et quoi qu’on en dise, ils ont forcément changé, évolué, depuis cette époque qui semble trop lointaine à Weylan. Tout se passerait différemment. Rosemary l’avait fait souffrir, mais ces plaies avaient guéri.
Ou plutôt, ces plaies avaient été recouvertes par bien d’autres, disparaissant totalement sous le poids des autres blessures. Aujourd’hui, Weylan n’a plus rien à perdre et c’est le principal changement depuis tout ce temps. Parce que celui qui n’a rien à perdre se fiche éperdument des risques.

Le regard de Rosemary est captivant. C’est difficile d’y faire face, de le soutenir sans ciller, sans repenser au passé, sans imaginer de futur. Weylan soutient pourtant ce regard, et la tentation est forte. Peut-il vraiment résister aux pulsions ? Il est comme tous les autres, après tout, c’est facile de le faire ployer, de l’attirer, comme une mouche sur une plante carnivore.
Mais le poison coule déjà dans les veines de Weylan. Peut-être est-ce pour ça que lorsqu’il est arrivé, le cristal qui a fusionné avec lui est celui de Poison.

Relation toxique, mais pour lequel des deux ? Weylan l’entraînera avec lui dans sa chute s’il doit tomber.

Et Weylan tombera, parce qu’il est trop faible pour résister à Rosemary.

« Laissons le passé derrière nous. Repartons de zéro… Je suis sûr que nous pourrons vivre de nouvelles expériences encore meilleures. »

Se laisser aller aux pulsions, à la tentation, oublier la douleur du passé. Weylan sait, au fond, qu’il ne devrait pas. Mais les mots sont sortis de sa bouche avant même qu’il puisse y réfléchir. Il sent en lui bouillonner de nombreux sentiments, tous plus violents les uns que les autres. Il était vide, avant de la croiser, et elle fait naître tant de choses en lui… Comment aurait-il pu refuser ? Malgré la haine, le désir de la détruire à son tour, de se venger, il y a bien d’autres sentiments qui se mêlent. Comme un volcan dont le magma remue doucement en son centre, un volcan qui se prépare à exploser. Weylan a toujours été explosif, instable.
Il n’est pas mauvais, au fond. Il ne veut pas détruire.
Mais il veut jouer. Et il la veut elle.

« Alors, tu loges dans le camp, avec les nomades ? »

Weylan vit dans le camp, mais il reste à l’écart. Il reste dans l’atelier, ou part plus loin dans le désert, à la nuit tombée, lorsqu’il ne fait pas trop chaud. Il ne croise pas souvent les autres, en dehors des clients qui viennent à l’atelier.
Mais s’il sait où Rosemary loge, ils pourraient se voir…

Finalement, il approche son visage à son tour. Weylan reste ainsi immobile, si près, leurs mains enlacées, leur souffle emmêlé. Peut-être qu’il n’ose pas, peut-être qu’il hésite encore. Son regard d’émeraude reste plongé dans celui de Rosemary, aux reflets si particuliers, si captivants…