Iseult est hésitation quand la devanture attire le regard, happe l’âme comme un amour délaissé. Hésite hésite, sautille sur un pied. Puis sur l’autre. Elle porte à son cou son brillant et tout nouvel appareil photo, fierté dans le regard quand il pèse lourd contre la poitrine, frappe à chaque pas comme une douloureuse caresse. Fierté quand elle sait, elle, ce que renferme cette boite au trésor, ce cocon de métal aux bords tout tranchants tout accueillants. Les milliers de photo qu’elle ne montre pas ; à personne car personne ne mérite et oh surtout pas ici quand la baie n’est que sournoiserie et regard de travers.
Mais c’est chez elle maintenant et Iseult veut en connaitre les moindres recoins, pour chaque larcin. Alors cette galerie, elle la connait. De loin, dans le flou alors qu’elle plissait les yeux pour ne plus avoir envie d’y entrer mais ah le cœur suit son fil rouge et là voici là voilà.
Un pas et c’est foutu, Iseult perdue entre deux tableaux gris ; deux souffles de vie. Si belle harmonie qu’elle en perdrait la voix si elle n’était si coriace (celle qui ne pleure pas, celle qui ne faiblit pas). Seule dans la petite pièce, les petits couloirs. N’a vu personne et c’est tout aussi bien, car n’oserait s’extasier même surveillée par son propre reflet.
Capuche trop grande bien calée sur ses cheveux bicolores, à l’abris des curieux regards, la coréenne penche la tête face au mur, fronce les sourcils. Se demande pourquoi pleurer, pourquoi crier. Se dit que pour une fois ces larmes-là, elle voudrait bien les essuyer. Donner vie à la photographie qui sous ses yeux n’est qu’image fixe mais dans sa tête tout une scène, tout un art.
Tout un moment volé ici-même dévoilé.

Perdue dans son monde la voleuse ne fait pas attention au reste. Avance d’un pas, recule d’un autre. Gauche droite, elle défile devant les artistiques compositions et apprécie bien malgré elle tous les thèmes abordés ; presque outrée de ne pas en avoir elle-même eu l’idée.
Tend la main pour effleurer l’audacieuse photo d’une femme en manque de souffle, crispée de douleur. Petit rictus au lèvres Iseult l’aime bien celle-là et supporte sans peine toute la souffrance qu’elle apporte, s’en délecterait presque.
Ah pour un peu, elle embarquerait l’œuvre chez elle, bien nichée dans son château de carcasse. Ca ne rentrerait certes pas dans son pauvre petit sac à dos oh non, peut-être ferait-elle mieux de revenir une fois la nuit tombée ; dérober et s’animer.
Oui peut-être. Déjà, Iseult s’éclaire comme un chat face à sa souris.

Perdue dans les regards hantés, souffrants ; désireux. Perdue devant cette main tendue pour demander de l’aide (de l’air) et ah qu’il est beau de voir l’instant de solitude quand on reconnait la fin, l’accueillerait presque en son sein.
Iseult déteste la solitude.
Iseult déteste manquer d’air.
Iseult aime pourtant ce petit bout de vie qui ici même colle au mur comme une offrande aux trop curieux, trop aventureux.
Car Iseult aime détester et déteste aimer.
Verrait presque l’avertissement dans les yeux de la pauvre victime. Oh vraiment ? Iseult n’a peur de rien elle est reine dans son antre, courroux dans le leur.
Elle est charmée et s’en trouve presque détestable.
Elle-
sursaute. Et se retourne dans un brusque mouvement instinctif, recule d’un pas les yeux un peu écarquillés. Prise sur le fait et face à elle le monstre qui garde l’entrée ; gardien des péchés et ce sourire qui pense la dévorer.
Mais la voleuse n’est pas victime elle est rage et petit bout de colère alors se reprend une seconde trop tard mais se reprend tout de même. Sourcils froncés, sur ses gardes.

« J’la trouve horrible. Elles sont toutes horribles. »

Horriblement belles mais Iseult a du mal à avouer. Qu’il est plus simple de critiquer, se rouler dans le sarcasme et les mots tout poisseux, dégoulinant d’acide tel celui qui souvent coule dans les veines.
Pourtant les sourcils se lèvent en une silencieuse question. Portefolio, elle ne connait pas le mot, ne l’avouerait pourtant jamais oh non jamais jamais et tant pis si elle ignore le bon vocabulaire car elle,
elle sait arracher les jugulaires.

« J’fais de la photo mais pour moi juste pour moi. » Et elle s’accroche à son appareil pendu au cou, le protège comme une mère, le dos presque hérissé car non personne ne devrait trop s’approcher.
Ou elle pourrait le dévorer.
 
Un regard pour toutes les photographies, avant de le replonger dans celui de l’autre. Trop carnassier mais Iseult n’a pas peur non jamais peur alors oui, elle peut jouer aussi. Se fait rusée et tout sourire félin.

« C’est à toi tout ça ? On peut acheter ? »
Ou dérober.
« Pour mettre au-dessus des toilettes. »
Et puis faire peur aux invités.

Acheter une copie, acheter une copie. Et quel serait alors l’intérêt ? Iseult se vante de s’accaparer trésors parmi les trésors, perle dorée dans tout cet amas d’ombre. N’a que faire d’une copie, de la copie d’une copie. Désire une de ces photographies pour la passion qu’elles transmettent.
Iseult ne veut ni l’écho ni la contrefaçon, elle veut la source, la souffrance toute collée au papier glacé. Reniflement dédaigneux car l’autre ne mérite que ça. Tant pis, peut-être devra-t-elle repasser cette nuit ; sous la douce caresse d’une lune endormie.

Se force à ne pas bouger quand l’homme parade autour d’elle, danse et montre les vilains crocs. Presque un frisson mais non non elle ne prend pas le fuite, relève bien haut le menton et tourne tourne pour ne jamais perdre l’autre de vu. Ne jamais tourner le dos à l’inconnu, c’est comme un mantra, une promesse, une malédiction.
Pourtant,
Pourtant elle se retrouve dans ces mots Iseult, se retrouve dans cette description d’artiste torturé qui jamais ne résiste. Elle fronce les sourcils, toujours à l’affut. Ne comprend pourtant pas tout. Elle et les belles tournures de phrase, ce n’est pas ça. Iseult est mots salement balancés, les adjectifs tout arrachés.
Et ça s’approche trop, bien trop près. Mais jamais Iseult ne recule non et tant pis s’ils partagent le même souffle tant pis si d’un brusque mouvement elle pourrait l’embrasser ; lui arracher la chaire. Grimace, grimace de dégout car ce n’est pas l’envie qui manque : lui confisquer la langue pour qu’il arrête de parler (manipuler) et le repousser bien loin pour retrouver son intimité qu’elle rechigne à partager.
Trop près trop près trop près.
Pourtant il y a bien une chose qu’elle déteste encore plus.
La faiblesse.
Alors elle ne sera pas faible, bombe presque la poitrine, les yeux plissés comme un défis. Une brusque tape pour éloigner la main qui s’approche de son précieux appareil photo et elle gronde un peu.

« Touche pas ça. » Et Iseult n’aime pas répondre aux questions non, n’aime pas particulièrement le ton de la conversation. «  Tout ça ça te regardes pas, on s’connait pas. Tu t’intéresses trop aux détails et qu’est-ce que ça peut te faire d’où vient mon appareil ? Je l’ai peut-être acheté. Ou volé. Peut-être qu’on me l’a prêté, peut-être que je l’ai gagné. Peut-être que je viens de Caer, de la Vallée ou de Celestia mais ça tu sauras pas. »

Elle laisse sa capuche retomber sur ses épaules, relève encore un peu le menton quand quelques mèches décolorées viennent frapper ses joues.

« Et le marché noir le marché noir… bientôt yen aura plus. »

Sourire de victoire, pour elle plus que pour lui. Elle s’imagine un instant arracher la tête de Valentine et rire au nez de ses sous-fifres. Ah une bien belle idée, bien belle journée.
Et elle aussi, elle aussi se rapproche encore un peu bien que ça la gêne, répugne. Presque comme un murmure, mais murmure où règne la détermination de ne pas se laisser marcher sur les pieds.

« Maintenant tu ferais mieux de reculer un peu parce que j’aime pas qu’on me colle. Et le client est roi nan ? J’viens d’arriver et j’ai encore plein de visages torturés à observer. T’es bien mignon mais pas envie de me contenter du tien. »

Car elle comptait bien continuer sa visite, qu’il suive le moindre de ses pas ou non.

Il ne sait pas non il ne sait pas, comme Valentine chutera du trône, la chaire écrasée là aux pieds de ses fidèles sujets. Juste une reine de plus juste une reine de moins ; se veut impératrice et se fera cadavre enseveli sous le sable. Si Iseult délaisse cette affreuse mort pour Carmen, elle n’en demeure pas moins avide de sa part de massacre. Alors non, il ne sait pas et la voilà trop sûre d’elle ; chemin tout tracé sublime victoire à festoyer. N’aime pas ce rire qui résonne, horrible à ses oreilles. Lui arracherait volontiers la bouche pour oser s’amuser ainsi de ce qu’elle croit bon, ce qu’elle croit vrai.
Se contente de croiser fermement les bras sur sa poitrine, fusiller du regard. Ce n’est pas amusant, oh non ça ne le sera pas quand elle lui plantera la lame au fond du cœur à cet arrogant photographe. Là, qu’il ressente donc la souffrance de ses propres victimes, qu’il se fasse donc ultime muse de son propre art sordide. Ca la démange oh ça lé démange d’attraper les lames bien accrochées à sa ceinture, dissimulées sous son sweat trop grand pour elle. Se force à rester stoïque alors même que le démon approche encore.
Encore.

Et ça la dégoute autant que ça l’intrigue. N’a-t-il pas peur de se voir arracher les yeux ? N’a-t-il pas peur d’une main enserrant sa gorge ? Pour peu qu’elle en ait la force, la voleuse est bien tentée. Patiente pourtant, attend son heure comme un bon prédateur (et des deux elle n’est plus sûre d’être la plus dangereuse).
Ah les yeux dans les yeux c’est comme un odieux frôlement et se retient de reculer d’un pas, se pencher en arrière. Fureur dans les iris bleutées, s’ordonne de ne pas bouger.
Il pliera d’abord.
Il suppliera après.

« Petit roi de pacotille sur son trône en carton. Attention on pourrait vouloir te couper la tête. »

Iseult se crispe quand le menton est attrapé, enserré entre les serres ennemies. Non non non qu’il enlève donc ses sales pattes. Et là, elle n’est plus sûre de bien savoir de quoi l’autre parle, se crispe encore plus. Pourtant la voilà fureur car elle a dit non.
Et non c’est non.

« J’ai dit. Pas. Touche. »

Et il commence à la faire chier.
Une main se lève, attrape l’épaule de l’homme pour le tenir en place une seconde. Iseult se penche en arrière, décale ses pieds. Et envoie sa propre tête frapper l’autre avec une force qu’elle ne limite pas.
Brutalement.
Fatalement.
Le bruit est sourd le bruit fait mal. Et dans un affreux couinement Iseult recule en chancelant, porte la main à son front dans un bien beau juron.

« PUTAIN. AÏE. FAIT CHIER. »

Ok, peut-être pas la meilleure des idées. Seul point positif : il devait avoir tout aussi mal qu’elle.
Iseult peste et sautille sur un pied, puis l’autre, une main toujours plaquée sur sa propre tête.

« CONNARD. T’as la tête trop dure à force de dire des conneries !! »

La douleur la fait grimacer. Iseult n’est plus très sûre de vouloir voir le reste de l’exposition. Après tout de la souffrance, il y en a bien partout ailleurs, à commencer par son propre corps.

Et ça rit ça rit. Explosion de joie, et pourquoi ? Iseult a mal, tellement mal. Et lui ? Elle ouvre de grands yeux, les mains toujours sur son front pour espérer apaiser la douleur.
Et lui et lui
il en rit.
Si fort qu’elle voudrait lui arracher la langue, qu’il ne puisse plus jamais se moquer de la douleur qui vibre vibre encore là dans son crâne. Grimace et pourtant, Iseult se redresse car le combat n’est pas terminé non jamais. Se dit qu’il est fou forcément. Fou de joie fou de rage. Ça l’intrigue oh oui c’est étrange, il est étrange. Pas sûre d’aimer ça, le devrait-elle ?
Car Iseult a mal (dans sa tête dans son âme) et elle, elle ne rit pas. Aurait préféré le voir se tordre de douleur, pleurer toutes les larmes de son corps. Mais non non non, ah c’est qu’il en faudra donc bien plus.

Et encore une fois,
Toujours le voilà qui s’approche. Comme une sangsue qui jamais ne lâche, s’abreuvera de son sang jusqu’à la fin des temps. Elle fronce les sourcils et encore, ne recule pas, ne veut pas faiblir. La danse recommence et ce sont les mêmes pas, la même chorégraphie. Mais bientôt la voilà calée tout contre le corps, emprisonnée dans les bras d’acier et elle ne veut pas non, qu’il s’écarte donc. La voleuse pose les mains à plat contre le torse et pousse, pousse car elle ne le veut pas si proche. Ne veut pas sentir le cœur sous sa paume et l’odeur masculine qui lui irrite le nez.
Et sans sa tête, dans sa tête c’est l’hécatombe. Mal mal mal, pire qu’un coup de tête c’est une malédiction qui la fait plisser les yeux, se retenir de gémir et d’abandonner, lâcher prise (se rouler en boule et déclarer forfait). C’est sa faute elle le sait.
La vie est-elle dure ? Non elle ne l’est pas, ne l’a jamais trouvé bien difficile la vie. Ce n’est qu’un long moment à passer,
et puis un jour c’est fini.
Hargneuse encore et pour toujours.

« La vie c’est dur quand des connards comme toi se croient tout permis ! Je… je- »

Ah qu’est-ce qui coule ainsi sur ses joues, serpente le long des cils et vient s’écraser sur son sweat sombre ? Elle s’arrête, lève une main pour la passer sur son visage humide, la perplexité au fond des yeux. Lève une deuxième main pour essuyer l’autre œil.
Des larmes des larmes encore des larmes.
Mais Iseult ne pleure pas. Jamais. N’a pas versé une larme quand le monde là-haut a explosé, que les monstres ont dévoré son foyer alors que petit enfant elle se forçait à ne pas voir les immenses taches de sang (sur les draps, sur le tapis, sur le pavé et sur les mains). N’a pas non plus pleuré quand il a fallu se débrouiller seule, galérer seule, se terrer dans un coin et attendre le lendemain.
Pas plus quand elle a dû sauter dans l’inconnu ; gouffre de peine à qui elle a souri, toute fière du défi.

« Qu’est-ce que t’as fait ??? ENLEVE MOI ÇA ENLEVE MOI ÇA ! »

Petit cri paniqué. Elle avait oublié la piquante odeur du sel contre sa peau, la rivière de flamme qui s’écoule là toujours plus bas.
Et parce qu’elle ne veut pas qu’il immortalise cet honteux moment (ne veut pas se voir elle-même dans un tel acte de faiblesse), elle fléchit les jambes, se recroqueville par terre et cache son visage dans ses mains.
Là,
Là, il ne la verrait pas.
Ce qui n’empêche pas la colère d’éclater, quand elle parle tout contre sa propre peau maintenant tout humide au goût marin.

« J’VAIS TE BUTER. T’es un homme mort petit prince t’es un homme mort ! Personne pourra reconnaitre ta pauvre tête quand j’en aurai fini avec toi. D’abord j’te couperai les doigts. Ensuite j’t’arracherai la langue. Et puis les tripes et puis le cœur. Et puis et puis… »

La rivière jamais n’arrête de couler, la prive de ses mots, de ses pensées.
Elle gronde, animal sauvage espérant vainement que l’énumération la calmera. Elle imagine oh elle imagine si bien mettre sa menace à exécution.
Petit prince avait intérêt à courir vite.