Une journée qui commençait si bien, sous le soleil du désert et la chaleurs des corps. Une ambiance particulière mêlée d’entraide et de méfiance. Une famille dont Jiminy ne faisait pas parti. Avait néanmoins désiré pousser son commerce jusqu’en ces lieux oubliés, maudits par le reste des nations. Un peu de poison pour abréger une vie ; toxique substance aux fioles si joliment peintes de mort. Un commerce profitable autant pour elle que pour les nombreux mercenaires cherchant la discrétion dans leurs assassinats. La jeune femme n’appréciait pas vraiment l’ambiance méprisante du marché noir, remplie de non-dits et de paroles faussement innocentes. A vrai dire, elle n’appréciait pas vraiment le désert non plus. Peu habitué à la sueurs perlant sur son front et les rayons ardents du soleil, qui ne semblaient ne jamais vouloir se coucher. Et pourtant, la chaleur avait maintenant fait place à une douce fraîcheur nocturne, sous un ciel aux milles étoiles. Pour rêver et dériver.
Les poches bien remplies d’un argent illégalement gagné, la jeune femme ne désirait qu’une chose : rentrer dans sa tente installée la veille non loin du campement de nomade et s’y risquer à dormir. Enfin rêver, s’abandonner aux songes jusqu’à en pleurer. Échapper aux cauchemars la collant comme une seconde peau, échapper aux relents du passé. Elle voulait rentrer. Ne pas croiser celle qu’elle ne cessait d’éviter depuis son arrivée. Depuis chacune de ses visites au désert.
Pourtant, une chevelure blonde et un éclat de rire lui firent tourner la tête. Rater un battement. Vouloir fuir et accourir.
Pandore, en pleine discussion avec une autre jolie blonde inconnue, mais au physique avantageux. Proches, aux messes basses teintées d’envie ; d’une sensualité qu’elle avait elle-même autrefois connu. Reconnaissait là les envies de décadence de son amour de toujours. Celle qu’on ne peut oublier malgré la volonté. A fricoter avec le monde entier jusqu’à la délaisser. Une relation qu’elle ne reconnaît plus, distante par les mensonges et la rancœur. Jiminy ne veut plus jamais la revoir. Jusqu’à leur prochaine réconciliation sur l’oreiller et l’abandon qui en suivra.
Elles ne se méritent pas.
Et la blonde la regarde un instant. Peut-être surprise de la trouver là, attitude pourtant indifférente, reportant son attention sur sa jolie proie du moment, un sourire aux lèvres qui ne lui est plus destiné.  Jiminy se mord les lèvres d’avoir été si magnifiquement ignorée. Voudrait mourir ; enterrer son propre corps sous un kilomètre de terre. Aussi loin que possible de la jeune Oublié. Mais elle a l’habitude. Renferme donc son cœur dans une cage de plomb et de son regard froid et distant, regagne lentement sa tente.
Non, elle ne pleurerait pas.

Après la deuxième bouteille, les larmes se mettent pourtant à couler. Cascade de peine qu’elle aurait voulu enfermer. Ne peut plus résister. Une autre gorgée d’alcool, aussi brûlante que les milles autres précédentes ; aussi violente que les coups qu’elle voudrait donner. Depuis combien de temps boit-elle ? Les étoiles muettes d’indignation ne lui répondent même plus. Alors Jiminy se lève, bancale et fortement éméchée. Un pied devant l’autre pour ne pas basculer, une bouteille à la main comme support émotionnelle. Ses pas la mènent vers le seul endroit qui lui permettrait de dormir, d’oublier cette journée et de sécher ses larmes. La tente de Moebius. Qui semble se retrouver à ses cotés par les plus simples des hasards. Enchaînement l’ayant conduit jusqu’à lui, elle en est certaine. Marchand de s able aux doux rêves si paisibles ; elle voudrait ne plus avoir à se réveiller. N’ose imaginer dans quel lit Pandore aurait fini cette nuit. Ce ne sont plus ses affaires depuis bien longtemps.
Alors elle entre sans frapper, s’emmêle les pieds dans la toile de l’entrée et tombe sur les fesses. Déchet à l’alcool trop profond, n’est pas sûre de savoir encore où elle est. Qui elle est. Le monde tourne, trop vite pour qu’elle puisse le suivre. Alors elle penche la tête pour le remettre à l’endroit, ce monde bancale.

« Moebius vient boire avec moi !! Et après endors-moi pour toujours ! »

Elle avait crié bien fort, fière de ne pas avoir bégayé malgré sa bouche pâteuse, peu consciente des tentes aux alentours et du repos des mortels. Seul comptait son repos à elle, et les cauchemars à éviter. Surtout quand ils concernent une certaine blonde dédaigneuse.

Elle voudrait le frapper. Juste pour se défouler, lui enlever cet audacieux sourire et lui faire ravaler ses paroles. Avait-elle envie qu’on se moque en lui citant du Racine ? Certes non. Jiminy voulait boire. Aussi elle lui jeta un regard noir ; de ceux qu’elle fait si bien. De ceux, affaiblis par l’ivresse, versent une dernière larme. Mais la jeune femme ne peut lui en vouloir. Déchet attendant son heure, désireuse qu’on l’engueule ou qu’on la cajole. Un peu nauséeuse, trop effondrée par ses maux du cœur qu’elle ne sait plus rafistoler.
Déchet qu’on soulève comme une enfant, qu’on pose dans un coin en espérant le silence. Jiminy voudrait se transformer, ramper et s’enfouir sous une dune de sable. Siffler au monde de ne plus la déranger pour les prochains millions d’années. Pourtant, elle pousse un râlement mécontent lorsque sa bouteille vient subitement disparaître de ses mains. Où est-elle partie ? Elle n’a rien vu venir. Mourir de déshydratation lui paraissait soudain être le summum de l’horreur. Mais bientôt, un verre remplis à ras bord fait son apparition. Une grimace vient peinturer sa bouche – de toute façon, elle ne sait plus sourire. Elle râle encore, pour la forme.

« Tu sais qu’en buvant à la bouteille il y a plus d’alcool dedans ? »

Moue sceptique, n’est-ce pas prouvé scientifiquement ? Elle lève vaillamment son verre dans un geste brusque, pour trinquer avec un verre invisible ; en renverse la moitié sur le sol et avale le reste d’une traite.

« Tu vois, il n’y en a déjà plus… »

Elle retourne son verre vide d’où s’écoule une dernière goutte de liquide. Un peu déçue de ne pas en avoir eu plus, alors elle attrape la bouteille et se ressert un verre. Ne comprenait pas pourquoi ils
devaient absolument se servir de ses récipients, mais soit. Si ça faisait plaisir à Moebius.
Observant son alcool, la brune repensa à Pandore et les larmes se mirent à perler au bord de ses yeux bleus. Il fallait qu’elle se confie. Lâcher le monstre de ses paroles et peut-être, se sentira-t-elle enfin soulagée. Sa voix se fit plus lente, plus faible. Détestait avoir à parler d’elle-même et de ce qui rongeait son âme.

« J’ai vu Pandore. Elle m’a ignorée. Je crois. » Soupire accablant. Décidément, ses problèmes ne tournaient qu’autour d’une même personne. « Tu ne voudrais pas la faire disparaître d’Althea pour moi ? »

Une seconde de réflexion -difficile dans son état. Avant de se dire que non, si Pandore disparaissait, nul doute qu’elle emporterait son fichu cœur avec elle. Et sans cœur, Jiminy se sentirait bien seul. La brune secoua la tête pour se remettre les idées en place. Mauvaise idée, la pièce se remit à tourner.

Grincheuse comme à son habitude, lui ferait volontiers bouffer du sable si sa tête ne lui tournait pas autant. Pour effacer ce rire entêtant qui ne semble plus le lâcher. N’est pas prête à s’amuser ; tourmentée par ses pensées. Et pourtant, un sourire vient parcourir ses lèvres pincées ; inhabituel. Quelques bouteilles viennent remplacer le cadavre de l’autre. Un peu plus pour s’abreuver une éternité. S’émécher jusqu’au petit matin. Elle ne peut les lâcher des yeux, ces sources d’alcool lui faisant de l’œil. Regard pétillant, addict de cette douce chaleur lui brûlant la gorge. Écorche ses sens. Elle voit Moebius boire avec elle, se sent moins seule dans cette peine à dissimuler. Récupère son verre plein pour une longue gorgée d’interdit.
Réfléchit quelques secondes. Mais la réponse lui est déjà parfaitement claire.

« Je t’arracherai les yeux avant de les déguster au petit-déjeuner. »

Sourire carnassier, nul blague dans ses profondes paroles. Personne ne lui arracherait Pandore, pas même elle-même malgré ses suppliques incessantes. Serpent sortant sa tête du panier, crache son venin pour espérer se voir cajoler.

« Je rêve déjà d’elle. » Cauchemars. « Ce qu’il faudrait, c’est la faire sortir de ma tête… »

Enfin en paix si ce jour arrivait. Elle n’y croit plus.
Et déjà, il explose à nouveau de rire, faisant grincer la mâchoire du serpent et se crisper ses muscles.  Pourquoi être aussi joyeux ? Jiminy n’a pas l’alcool joyeux.

« Qu’est-ce qui te rend si heureux ? Mon malheur ou le tiens ? »

Pique dissimulant une véritable question. Quelle peine pouvait donc faire sombrer le vaillant  marchand de sable. Quels cauchemars pourraient parcourir ses rêves, sans qu’il puisse même les contrôler. Veut savoir, veut comprendre. Peut-être en oubliera-t-elle ses pleures.
Finit son verre d’une traîte avant de se resservir, tenant la bouteille fermement dans sa main. En renverse la moitié sur le sable. Irrécupérable, son verre n’était-il pas plus à gauche quelques secondes plus tôt ? Alors elle fronce les sourcils, perplexe ; puis sourit de sa bêtise. Et éclate de rire. Pour essayer. Parce qu’elle en a besoin. Elle non plus finalement, ne sait de qu’elle malheur elle se moque.

Son son regard flou et ses gestes embellis par l’alcool, le serpent ne peut rater l’humeur bien triste de l’homme à ses côtés. Désir de s’enfoncer plus profondément dans ces brèches trop brièvement dévoilées. Découvrir les sombres secrets d’un homme tout aussi secret. S’évader un instant de ses propres problèmes pour oublier un peu. Rire un instant. Et consoler le vaillant marchand de sable. Ce soir, leur monde tangue ; l’alcool n’aide plus. N’est pas assez naïve pour croire que tout va bien. Que les nuages n’assombrissent pas leur soleil.
Elle écoute patiemment ses paroles, triste pour lui. Voudrait lui faire boire tout l’alcool du monde pour alors le faire oublier ; lui aussi. Car si Moebius à l’alcool fort joyeux, Jiminy elle, est juste un peu moins triste. Et elle s’en veut, de ramener ses tourments sous cette tente où nul cauchemar ne devrait voir le jour. Alors elle fronce les sourcils et remue faiblement son verre d’une main. Essaye cette fois de ne rien renverser.

« Tu serais un père formidable je pense. Avec toi, les enfants ne feront jamais de cauchemars. »

Elle est tout à fait sérieuse. Néanmoins, ne comprend pas que l’on puisse être chagrin et bonheur à la fois. Rire ou pleure ?

« Comment est-ce que je peux rire si je préfère pleurer ? Tu es quelqu’un de bien étrange Moebius… »

Elle repense à ses dernières paroles, et ça la fait sourire. Le marchand de sable a beau être un tueur, elle pense sincèrement qu’il ferait un très bon père. Surtout s’il rit constamment de la sorte. Audacieux personnage que la brune ne comprend pas totalement. Ne comprendra probablement jamais.
Elle tente donc de rire, en une grimace comique. Avant de retrouver sa moue déprimée. Elle se penche donc en avant, s’approche comme pour révéler une confidence. On ne peut plus sérieuse sous ses airs éméchés.

« Tu penses que je suis cassée ? Toute cette vie me parait bien triste et ennuyante ! Il n’y a que les morts qui semblent heureux. »

La fossoyeuse imagine parfois des sourires sur le visage des morts qu’elle enterre. Des sourires face à la mort, face au renouveau. Les envies parfois ; ces spectres dansant sous d’autres cieux.

« Et toi, es-tu heureux ? »

Simple comme question. Elle ne l’aurait sans aucun doute jamais posé si l’alcool ne coulait pas ainsi dans ses veines. Mais peut-être qu’elle se la pose à elle-même, cette simple question. Et pour le coup, n’a pas encore de réponse.

Elle sourit faiblement, sait bien que Moebius ne se verra jamais comme un bon père. Peut-être même qu’elle se troupe ? En doute pourtant. Sous cette carapace de tueur, voit l’homme qu’il a été, qu’il aurait pu être. L’imagine bien être dépassé par une marmaille bruyante ; attendrissante. Elle n’insiste pas, car après tout ils ne pourront probablement jamais le vérifier. N’insiste pas, sait que l’homme ne se verra jamais autrement ; maître du cauchemar. Et Jiminy s’en fiche, qui n’a jamais tué ? Qui n’a jamais péché ? Certainement pas elle, à distiller son poison comme des poussières d’étoile. À souffler sur les spectres pour espérer les voir s’éparpiller. Doux monde de sombre pensées.

Sait qu’elle y est presque ; a touché un point sensible. Observer son acolyte s’empêtrer dans ses pensées, ses ténèbres démesurés, lui apporte un malin plaisir. N’est plus seule dans sa tourmente.
Et puis s’en veut, terriblement. Regrette ce sourire qui s’efface, ce regard qui s’éteint. Que donnerait-elle pour le voir sourire à nouveau ? Remonter le temps, les quelques secondes passées lui paraissent si loin ; inaccessibles. Mais l’alcool lui délie sa langue de vipère, force les mots qu’elle aurait du retenir. Souffre et veut voir le monde plonger avec elle ; quelle horrible créature est-elle donc devenue ?

Il se ressert à boire, sous ses sombres démons. Jiminy fait de même. Cul sec, pour ne pas changer. Besoin de se changer les idées, ils sont deux à jouer à ce jeu. Pourtant, la brune réfléchit à ses paroles. Peut-on être heureux sans condition, sans pause et sans nuage ? Il ne l’est pas ce soir. Elle ne l’est pas non plus.

« Je pense que je n’ai pas été heureuse depuis un bon moment… » Elle hausse les épaules, agite son verre. « J’imagine que ce n’est qu’une passe. Que je sourirai demain en me disant que Moebius est décidément le meilleur psy du désert ! »

Sourit devant l’optimiste de l’autre, ne peut s’empêcher de blaguer pour alléger l’ambiance qu’elle a elle-même plombée. N’est plus capable depuis longtemps de voir les choses de cette façon. Pourtant, elle s’y essaye ce soir. Car le marchand de sable sait trouver les bons mots, sous les flots de boisson et les pleurnicheries de la jeune femme. Perce son cœur pour y déposer ses espoirs, y distiller ses sourires, ses rires.
Alors Jiminy accepte d’être cassée. D’être cette poterie brisée, qu’on ne sait comment réparer. Quelqu’un trouvera bien le moyen d’en recoller les morceaux, n’est-ce pas ? Dans un soir ou cent ans, elle a le temps.

Lève son verre à la rencontre du sien, trinque pour cette soirée inédit. A la dernière personne à qui elle pensait dévoiler ses peines et verser ses larmes. Ne regrette pas. Dévoile ses crocs tranchants dans un sourire resplendissant.

« On doit sans aucun doute être les plus beaux de tout Althéa dans ce cas ! »

Si brisés, si parfaits. Boit pour elle, boit pour eux. Se brûle la gorge à trop s’abreuver, à trop dévoiler ses sentiments ; avait oublié comment faire.