Sasha accrochée à la main, Lucrèce la mena à travers de nombreux chemins. Les rues de Caer étaient trompeuses pour qui ne les connaissait pas. Cet amoncellement de vieilles pierres se ressemblaient bien trop. Lucrèce aimait bien cette architecture d’un autre temps. Cela lui rappelait Romes, Paris, ou d’autres villes de l’ancien monde.

A l’image de Lucrèce, l’endroit qu’elle avait désigné pour devenir son nid était plutôt particulier. Loin de l’appartement d’un citadin, bien trop modeste pour ses goûts de Diva. Elles empruntèrent une première porte, qui à l’aube d’un couloir lugubre dévoilait une cour remplie d’étoile. Au fond de cette cour, un curieux bâtiment logeait entre les murs. C’était un mélange de pierre et de verre, de modernité et de tradition. S’il se voulait pittoresque, son charme résidait avant tout dans son caractère atypique. Une partie semblait toujours en travaux, cachée sous une grande bâche blanche.

C’est vers ce charmant logis que Lucrèce se dirigeait.

S’il avait été un bâtiment abandonné lorsque l’italienne l’avait acheté une bouchée de pain, il s’était transformé en un maison de conte de fée. De conte de fée moderne. En pleine transformation.

A l’intérieur, elle laissa mollement tomber ses nombreux sacs. Elle écarta les bras, sans en faire trop pour une fois. Elle savait que ce lieu n’était pas le château qu’elle méritait. Bien loin de ses standards de l’époque. Bien loin de la richesse dans laquelle elles avaient toutes les deux grandi.

« Bienvenue Darling »

L’endroit n’était pas si grand. L’une des deux ailes semblait condamnée par les travaux en cours. Ou par l’absence de travaux. Lucrèce venait d’arriver, elle n’avait malheureusement pas les moyens pour rénover ce bijoux comme il se devait. L’autre aile, elle, se composait d’une cuisine ouverte et d’un grand salon. Les meubles se voulaient modernes, choisis avec goûts. Il n’y avait aucune décoration, rien que des bâches ici et là, venant cacher des murs ravagés. La beauté cachée du logement, c’était ce plafond étoilé, visible à travers les vitres de verre.

Dans un coin de la pièce traînaient des tas d’argile et de terre. Plusieurs statues inachevées y reposaient.

« Ce n’est pas encore le luxe chérie, mais installe toi comme si c’était chez toi. »

Lucrèce avait bien insisté sur le mode « encore ». Cet état n’était que temporaire. Bien indigne d’elle.

Et, tout en attendant que Sasha prenne place, elle sortit une bouteille de champagne ainsi que deux verres à pieds de la cuisine. Elle les posa sur la table basse tandis qu’elle-même s’installa sur le canapé.

« Je te laisse inaugurer. Cette bouteille t'attend depuis si longtemps » Murmurait sa bouche. Depuis 5 ans, murmurait son cœur.

Cette bouteille, c’était un voisin qui la lui avait offerte lorsqu’elle était arrivée. Oh grand jamais elle n’aurait pensé l’ouvrir pour Sasha. Mais quelle belle  occasion. Il n’y en aurait eu de meilleure.

Elle attendait que Sasha ouvre cette bouteille, comme mille fois elle l’avait fait devant elle.
Lucrèce sentait la nostalgie la submergée, tant ce moment lui rappelait des vestiges du passé.

Son amie était loin d’avoir tort. L’endroit manquait cruellement de décoration, même si un certain charme commençait à s’en dégager. Elle arriverait bien plus tard, lorsque Lucrèce aurait assez d’argent pour rénover le reste. Cependant, elle savait déjà comment aménager l’endroit. Se projetait déjà dans cette demeure qui deviendrait bientôt magnifique et unique. C’était son travail après tout, de transformer des immeubles. De faire naître des œuvres à partir du néant. C’était son don, quelle entretenait depuis plusieurs années.

« Seulement si tu arrives à me trouver des artisans capable de réaliser une décoration moderne et minimaliste. Des styles tels que ceux de Victoria Hagan ou de Hugh Newekk Jacobsen feront largement l’affaire. »

Elle avait lâché cette phrase avec désinvolture, mais répondait à cette provocation à demi-caché de Sasha. C’était là une petite joute verbale qu’elle appréciait particulièrement.
Ô pas qu’elle doutait des goûts de Sasha. Elle les savait merveilleux. Bien au-dessus du commun des mortels. Cependant, elle savait ce qu’elle voulait. Et quand Lucrèce savait ce qu’elle voulait, et bien, il était dur de la faire changer d’avis.

« Si seulement tous mes invités pouvait être aussi exquis que ta personne. »

Encore une flatterie, mais Lucrèce le pensait sincèrement. Tous les invités du monde ne valait pas cette grand russe, belle et fière, assises dans son salon.
Lucrèce se saisit de ce verre qui n’attendait qu’elle, remplit de cette douceur bien trop longtemps évanoui dans sa vie. Le leva bien en hauteur, attendant ce bruit si caractéristique d’un début de soirée réussi.

« A notre réunion ! Que de nos chemins ne soient plus jamais séparés ou je ne le supportais pas. »

Le bruit qu’elle attendait retentit dans la pièce, venant annoncer le début de cette soirée. Venant sceller ce pacte de mots qu’elle venait de formuler. Plus jamais elles n’allaient être séparées, Lucrèce s’en faisait la promesse.

« Tout ce champagne me rappelle ces grandes réceptions auxquelles nous avions l’habitude de participer, tu te souviens Darling ? » La question était autant pour Sasha qu’elle ne se la posait à elle-même. Elle se souvenait de ces grandes réceptions privées, réservées à l’élite. De ces soirées si ennuyantes et si exaltantes en même temps; dans laquelle elles s'étaient d'abord détestées puis adorées. « Un peu comme cette soirée caritative où je me suis retrouvée sans manteau en plein hivers. »

Petit sourire sournois. C’était à cette soirée qu’elles s’étaient rencontrées. Contraintes et forcées de cohabiter dans la même pièce, alors que deux divas ont besoin d’air pour respirer. La soirée s'était retrouvée bien froide pour Lucrèce qui avait mystérieusement perdu son manteau au moment d'aller fumer.

Jamais elle n’aurait pensé que retrouver Sasha lui aurait tant facilité la vie. Qu’est ce qu’elle aurait aimé la retrouver dès son arrivée. La serrer dans ses bras et sentir son odeur lorsque épuisée, elle s’était laissé tomber dans le désert. Ses premiers jours auraient été bien plus agréables. Bien moins teintés d’amertume. Sasha n’était pas seulement une amie parmi tant d’autre. C’était son soleil. Son soutient. Une princesse difficile certes, mais qui, une fois l’amitié gagnée vous entourait de douceurs.

Une fois encore, Lucrèce ne pouvait que sourire en sentant une chaleur irradier dans sa poitrine. Oui, que ferait-elle fait sans Sasha.  

« Moi, agaçante ? Et de ta bouche en plus! »

Elle en riait à gorge déployée. Agaçant, quel joli adjectif pour la décrire. Et si vrai. C’était ce qu’elle recherchait. Exubérante, provocante, horripilante, elle était bien des mots cette Lucrèce. Cela l’amusait, qu’on parle d’elle. De faire réagir les gens. Depuis qu’elle avait rencontré Sasha, elle partageait avec elle ces caractéristiques, non sans un certain malice. Lucrèce était aussi agaçante que Sasha était hautaine. Et inversement. Quel duo de divas.

« J’ai toujours pensé que tu avais envoyé ce pauvre garçon faire cette tâche ingrate. Paul, je crois, était son nom. »

Elle n’en était plus sûre. Cela faisait si longtemps maintenant. Un peu plus d’une dizaine d’année s’étaient écoulées depuis cette époque. Si les enfants de la bourgeoisie et de l’aristocratie se croisaient bien souvent, ils ne se supportaient pas forcément. L’ennuie d’une vie à la haute était si présent que les scandales étaient devenus courants, et les conflits omniprésents.

« Ton attrait pour le grand froid m’a toujours échappé, la chaleur du soleil est bien plus attrayante. Tu devrais essayer. »

Pour une pique reçue, une autre était donnée. Ces chamailleries innocentes dataient de leurs adolescences. Elles n’avaient su s’en défaire.

Ces souvenirs lui piquèrent la bouche. Une insatiable envie destructrice venait de s’insuffler en elle. Il n’y avait qu’un moyen pour la faire partir. Lucrèce tira un tiroir vers elle. De ses doigts de sculptrice elle en sortit un tube blanc et un étrange objet. Mademoiselle n’appréciait pas de salir ses belles mains avec du tabac. Pour ne pas déranger sa comparse, elle alla à la fenêtre. Son fume-cigarette entre les doigts, elle tira de longue bouffée sur l’objet tant convoité, avec un certain regard narquois vers Sasha. C’était une habitude, une attitude, qu’elle n’avait pas perdue. Si elle se souvenait bien, la blonde n’appréciait que peu ces fragrances.

« As-tu revu des connaissances de nos soirées de là-haut depuis ? »

Ô qu'est-ce qu'elle aimerait encore se moquer de la petite taille et du mauvais caractère de ce monsieur Winkeser, qu'elles comparaient à un teckel. Ou de cette madame Holfred, bien trop proche de ses sous avec son grand cou. Tous ces visages familiers avec lesquels elles avaient appris à grandir semblaient pourtant bien loin d'Althea.

Les souvenirs étaient mielleux remémorés de la sorte. Doucereux. Alors que ce Julio ou ce Paul n’était probablement même plus du même côté qu’elles. Devaient-elles vraiment venir remuer la mémoire des esprits ? Probablement que oui, c’était encore là le meilleur moyen qu’ils ne tombent pas dans l’oubli.

« Ce bon Julio. Tout à fait niai mais si généreux envers les plus démunis. » Nouveau sourire. Nouveau fragment de souvenir. « Les plus grands couturier se sont toujours trouvés en Italie, tu le sais pourtant bien Darling. Bien que cette veste ait largement fait son temps maintenant. » Mouvement de main en l’air, venant souligner ses propos. Si Lucrèce n’était pas aussi patriote que Sasha, elle restait pour autant une fière italienne toujours prête à lancer des louanges à son pays disparu.

Cette veste avait fait son temps. Quels drôles de propos pour illustrer sa désuétude. Ou de souligner l’impossibilité ridicule d’espèrer pouvoir la retrouver un jour. Elle devait être depuis longtemps déchirée par les griffes de transcendés déchainés. Si Sasha ne s’en était pas débarrassée aussitôt volée.

Sa bouche s’entrouvrit avant de se refermer aussitôt. Elle préféra prendre une bouffé de nicotine que de répondre à cet éternel débat, qui bien qu’amusant, était bien trop fané. Sasha venait du nord. Elle chérissait les plaines enneigés et le temps glacés autant que Lucrèce les abhorrait. Son teint de glace avait toujours contrasté avec cette peau de pêche, tannée par le soleil que l’italienne affichait.

Le nom de l’inusable dame décrocha un nouveau sourire amusé et un hochement de tête. « Cette Mme Grigoriev… Peut-être aura-t-elle une crise cardiaque en voyant ma magnifique coiffure. » Elle ne la détestait pas vraiment. Elle la trouvait même parfois amusante tant elle était méchante. Lucrèce se souvenait lui avoir joué plus d’un tour lors de leurs jeunesses. Mais même ses histoires inventées de toutes pièces ne faisaient que récolter des œillades noirs à l’époque. Triste madame Grigoriev.

« Ludde ? Bon dieu… » Elle s’arrêta net. Sveta. L’évocation de ce simple nom réussit à la basculer à nouveau en arrière. Dans ce château, d’où elle avait vu la fin du monde arriver. Ce jour-là, c’était l’enterrement de Sveta. Un enterrement bien vite abordé, auquel Lucrèce n’avait même pas pu participer. Quelle mauvaise amie elle était.

Si elle y était allée, jamais elle n’aurait eu à attendre cinq ans pour trinquer à nouveau. Le karma était bien ironique.

Une question subsistait. Est-ce que Sasha avait réussi à faire son deuil depuis ce jour ? Elle qui avait dû enterrer la seule famille qui lui restait. Elle qui avait vu s'en voler cet enterrement de cet être si cher.
Lucrèce laissa de côté le porte-cigarette qui n’avait plus grand-chose à offrir. Elle engloutit le reste de son verre de champagne avant de se dévouer au nouveau service. Elle ne laissait pas le choix à Sasha sur son deuxième verre.

« Je n’ai pas pu être là il y a cinq ans et j'en serai à jamais désolée. » Elle leva son verre bien haut. « A Sveta. » Le sourire avait délaissé son visage du sud pour se transformer en une expression plus grave. Elle connaissait Sveta depuis presque aussi longtemps que Sasha. C’était même fait réprimander pour les même bêtises que son amie, quand ses propres parents n’en avaient pas vents. C’était l’une des rares personnes à avoir obtenu le respect et l’admiration de Lucrèce. Sa disparition l'avait émue. Et pourtant, elle n'était pas allée à l'enterrement.
Elle n'était pas allée à cet enterrement alors que Sasha aurait dû être consolée dans les bras d'une amie sincère. Aurait dû noyer son chagrin et se changer les idées.Aurait dû rire et sourire pour oublier sa peine.
Et Lucrèce n'était pas venue.
Quelle mauvaise amie.

Lucrèce s’amusait déjà de toutes les remarques de Sasha sur sa splendide chevelure. Elle s’imaginait à son bras, les regards rivés sur elles et le sourcil de Sasha en l’air. Exacerbée de cette attention sur ses cheveux singuliers.

Personne ne pouvait savoir ce jour-là dans quel état allaient se retrouver les capitales. Personne n’aurait pu compter toutes les vies gâchées. Tous ces rires envolés. Toutes ces âmes brisées. Et pourtant, la chute avait eu lieu. Elle était intervenue dans leurs vies et les avait privé de nombreuses joies. Et donner de nombreuses autres. Malgré tout, Lucrèce se sentait en paix. Cette phrase voulait beaucoup dire pour elle, qui s’était torturée l’esprit pendant de nombreuses années.

« Sweetie, tu sais bien que rien ne peut me mettre à terre » Aussitôt les souvenirs du passé envolés et l’humeur retrouvée, la voilà qui se flatta à nouveau. Mais Lucrèce était merveilleuse. Lucrèce était importante. Se sentait importante. Alors, elle n’avait jamais fait fi de ces remarques pouvant la mettre à terre. N’avait jamais ployé le dos devant quelqu’un qui voulait l’intimider. Une simple chute ne l'aurait jamais achevé. Elle marchait sur le monde, du haut de ses talons, et rien ne pouvait l’arrêter.

Elle reprit une gorgée. Une de plus qui la reprochait de ces longues soirées perdues en compagnie de la belle russe. « Tu peux me croire, je ne te lâcherais plus. » Une nouvelle promesse. Un pacte invisible entre deux grandes dames.

Lucrèce se leva, tira son amie vers elle à travers cette main qui les liait. Elle s’approcha d’une enceinte, un tourne disque même, qu’elle alluma rapidement. Si Lucrèce était une femme moderne, l’attrait d’une époque révolue la séduisait. Elle aimait les grands chefs d’œuvre classique autant qu’elle se délectait des dernières nouveautés. Une femme de contradiction. Une femme de goût.

Une musique se mit à résonner dans la pièce. Une mélodie à l’honneur de Sasha, et de son pays disparu. Un hymne à leur grandeur. Une valse en huit mouvements, souvenir de leur jeunesse. La valse de Chostakovitch – ou Дмитрий Дмитриевич Шостакович en russe.

« Darling, me feriez-vous l’honneur ? »

Lucrèce s’était inclinée et tendait sa main libre. Une comédie de plus, qui suintait beaucoup trop bien à cette bourgeoise.
Mais, ne s’inclinait-on pas devant une princesse ?