ELLE, LOIN DU CIEL BLEU

Tu dérives un peu depuis quelques temps, tu te noies même. Le nuage sur lequel ton mariage t’a hissé est maintenant disparu, détruit par une annonce à laquelle tu ne te serais jamais attendue. Malade. T’étais malade, pire que ça, tu te transformais. T’allais éventuellement perdre ton humanité pour devenir un monstre comme ceux que vous aviez affronter. T’as pas voulu y croire au début. T’as refusé d’accepter cette possibilité, espérant que les médecins avaient fait erreur, que la fatigue que tu ressentais serait plutôt un symptôme d’une vilaine grippe magique ou quelque chose comme ça. Mais eux étaient certains, assez pour décider de publier l’information, de dévoiler ton identité du même coup. T’as vu ton nom imprimé, t’arrachant ainsi la possibilité de partager cette information à ta façon. On t’a enlevé le droit de le dire quand tu le voulais et à qui tu le voulais. Ce n’est pas uniquement tes proches qui le savent, mais bien tous ceux qui ont accès aux gazettes.

Et tu n’aimes pas cette impression d’être reconnue dans la rue, d’être regardée par ces gens que tu croises sans leur porter une quelconque attention. Tu sens juste des regards posés sur toi, des regards qui se rempliraient sans doute de haine au fur et à mesure que ta transformation se ferait. Leurs yeux deviendraient des miroirs de ce que tu ressentirais toi-même, de ce que tu commences déjà à ressentir. Après tout, comment pourrais-tu être à l’aise avec ta situation. T’en viens presque à regretter de t’être mariée avec Lexie, maintenant condamnée à l’entrainer dans des années pénibles et une fin horrible. Pour le meilleur et pour le pire oui, mais est-ce que tu peux vraiment lui demander de te suivre dans cette transformation ? C’est cette question qui te préoccupe depuis la nouvelle. Enfin ça et la sensation de fatigue qui te pèse un peu plus chaque jour.

T’essaies pourtant de chasser ton malheur, de chasser la fatigue. T’as envie de dormir, mais pour l’instant, tu sais encore que ce n’est pas une option. C’est ce qui t’amène à l’extérieur, sur le Chemin des espoirs. Tu te doutes que crier ton malheur ou écrire tes espoirs y changeraient quoi que ce soit, mais t’as besoin de te rattacher à quelque chose. Au moins t’en es pas encore à considérer un saut désespéré comme une solution. Non, tu veux juste perdre ton regard dans l’horizon et t’insuffler quelque chose, n’importe quoi. Tu prendrais une miette d’espoir quelque chose.

Sauf que ce n’est pas ce que tu trouves sur ce chemin. C’est plutôt une autre personne, une tête qui attire ton regard. C’est plutôt son arme qui te dérange, rien qui pourrait transpercer ta peau, mais quelque chose qui te met tout autant en danger. Une caméra. Tu t’approches, sentant d’ores et déjà tes griffes s’allonger sur le coup de l’émotion. « Je peux vous aider ? » La froideur claque dans le ton de ta voix. T’as jamais été d’humeur à rencontrer des inconnus depuis les années de séparation avec Lexie, mais là ? Là t’as des envies de violence à cause de tes nerfs à vif. Au moins, tu n’as pas l’énergie pour vraiment faire quoi que ce soit.  

ELLE, LOIN DU CIEL BLEU

Ridley. Tu détestes entendre ton nom franchir les lèvres de quelqu’un que tu connais pas. Tu ne parviens même pas à effacer la colère de ton regard alors que tu hoches la tête pour confirmer ton identité. Ce n’est pas contre lui en soit, tu ne sais rien de sa personne. Non, tu en veux à ceux qui ont pris la décision de publier ton nom. On t’a arraché ton anonymat sans jamais te demander ton avis, t’enlevant du même coup la possibilité de dévoiler ton état aux quelques personnes en qui tu as confiance. Ce n’est pas Lexie, Eirik, Erina et Moïra qui sont au courant de ta maladie, mais bien le continent en entier. T’aurais été à l’aise avec une poignée d’informés, t’aurais pu vivre avec un nombre plus étendu en raison d’un éventuel bouche à oreille… mais ça ? Ça tu ne peux pas. Tu ne peux pas t’habituer aux regards dans la rue, à ceux qui ont ton nom sur leurs lèvres avant même que tu ne leur aies adressé un seul mot.

Comme ce jeune homme, cet inconnu qui attend quelque chose de ta part.
Tu l’observes, silencieuse, droite. Ton hostilité est à peine camouflée, mais tu t’efforces de ne pas paraitre agressive. Tu n’as pas envie de te donner en spectacle, tu veux juste être laissée à toi-même. T’as déjà du mal à accepter ce qui t’arrivera un jour ou l’autre, l’attention ne t’aide aucunement. Mais tu serres tout de même la main qui t’est tendue, faisant un effort pour maitriser tes griffes et les empêcher de venir se planter dans sa peau. Puis, surtout, tu attends quand même qu’il te dise ce qu’il veut. Pas son nom. Pas son travail. Non, ce qu’il veut. Le reste ne t’importe pas. Tu ne veux pas apprendre à le connaitre. Tu ne veux pas de gens intéressés dans ta vie, tu ne veux pas de lui dans ta vie. Si bien que ton attente n’a qu’un objectif : refuser ce qu’il te demanderait, peu importe ce qu’il te demanderait.

Et c’est on ne peut plus simple quand tu l’entend expliquer son objectif, ce qu’il veut de ta part. Ton regard se durcit au fur et à mesure qu’il continue sur sa lancée. « Non. » Réponse simple, évidente même. Tu ne veux pas te prêter à un jeu malsain à un spectacle que tu te refuses d’être. « Je n’ai pas besoin qu’on comprenne ma peine. » Pour ça, il faudrait peut-être que tu la comprennes toi-même. « Je ne veux pas qu’on voit mon humanité. » Tu ne veux pas qu’on te voit, point. T’aimerais presque avoir le don de l’invisibilité, rien que pour disparaitre et pouvoir vivre ta vie sans qu’on puisse te remarquer, que tu aies à sentir ces regards sur ta personne. « Je veux juste qu’on me laisse tranquille. » Ce n’est pas la seule chose que tu voudrais en soit, tu voudrais, surtout, pouvoir être guérie de cet horreur. Tu voudrais même qu’on t’annonce qu’il y a eu une erreur dans le diagnostic. Que tu n’es pas malade. Mais tu sais que ce n’est pas possible.

Parce que tu le sais.
Tu le sens.
Il y a quelque chose qui cloche en toi.

Ce même quelque chose qui t’enlève tes forces par moments, qui te cloue au lit pour plusieurs heures, jours. Aujourd’hui n’est pas une telle journée. T’as donc suffisamment d’énergie pour t’opposer à une volonté extérieure. « Me donner en spectacle pour une exposition me parait être la dernière chose à faire pour ça. » Puis t’as juste pas envie en fait. Tu voudrais plutôt être à planifier une cérémonie, de choisir un photographe pour ce deuxième belle journée. Pas de devoir considérer participer à une séance pour montrer cette maladie qui vient détruire ton bonheur.  

ELLE, LOIN DU CIEL BLEU

Sans surprise, tu refuses. T’aurais peut-être du aller plus loin que ça et repartir sans te retourner. Ce n’est pas l’envie qui manque après tout, tu ne comptes pas rester plantée là pour discuter avec lui plus que de raison. Mais tu restes quand même, un peu stupidement. T’expliques les raisons de ton refus, laissant ainsi filtrer plus d’information que tu ne le voudrais. Mais surtout, en ne quittant pas les lieux, tu lui donnes l’occasion d’insister, d’argumenter, d’essayer de te convaincre. Tu le sais en plus, tout comme t’es parfaitement consciente que tu n’as pas l’énergie pour en discuter.

Et pourtant, tu restes quand même devant lui, droite. Tu tentes d’avoir l’air forte, t’essaies surtout de traduire cette illusion dans la réalité. Tu voudrais que ça fonctionne, que ton énergie te soit magiquement donnée parce que tu t’efforçais d’être droite et stoïque. Ça ne fonctionne pas, pas vraiment. Parce qu’il parvient à créer une brèche, d’abord avec ses mots. Ils sont suffisants pour que tu abaisses ta garde. Tu ne penses pas que le croire est une brillante idée, tu n’es pas pleinement convaincue d’ailleurs, mais tu te détends.
Mais surtout, la brèche est créée par la larme qui roule sur ta joue, celle qui sera rapidement rejoint par les autres qui perlent au coin de tes yeux. Tu ne comprends pas ce qui se passe, toi qui parvient généralement à contenir tes émotions. Tu ne pleures pas devant autrui, gardant tes larmes pour toi. « Non ce n’est rien… » Ce n’est pas de sa faute après tout, voilà ce que tu te dis naïvement. « Merci. » Tu prends le mouchoir qu’il te tend pour éponger les larmes et ainsi chasser cette pointe de faiblesse qui t’a prise momentanément.

Ça n’arriverait plus.

Voilà ce que tu te dis alors que tu relèves ton regard vers lui, inconsciente de ce qui s’est réellement produit. Tu soupires légèrement, essayant de faire un peu d’ordre dans tes pensées. « C’est une noble intention que vous avez. » Tu supposes en tout cas. Tu préférerais que personne ne s’intéresse aux futurs transcendés de cette façon, que personne ne s’intéresse à toi surtout. « Mais je dois quand même refuser. On m’a déjà retiré mon anonymat, je n’ai aucune envie d’attirer davantage d’attention sur moi. » Tu voudrais plutôt faire oublier ta situation à tout le monde. Tu deviendrais ermite si ça pouvait t’assurer une tranquillité, des années de douceur avec celle que tu aimes. C’est bien tout ce que tu veux à défaut de pouvoir croire en une fin heureuse pour toi. Tu veux la tranquillité, tu veux le calme. Tu préfères la solitude rassurante aux regards qui se posent constamment sur toi. « Je n’ai rien à offrir qui justifie des portraits. » T’es juste malade. Désespérée, aussi, mais tu n’en es pas à montrer cette facette à un pur inconnu.

ELLE, LOIN DU CIEL BLEU

Pourquoi est-ce que t’es restée devant lui ? La question a le mérite d’être posée. Tu lui as expliqué ton point de vue, ton refus surtout, alors pourquoi rester plantée devant lui. Peut-être que tu as peur qu’il te suive s’il n’est pas convaincu par tes mots, peut-être que c’est toi qui commence à être convaincue par les siens. Tu ne saurais le dire, sans doute en partie parce que tu ne veux pas le savoir. T’attends donc pas grand chose de celui qui se tient devant toi, juste une confirmation qu’il comprend et qu’il ne cherchera pas à avoir d’autres photos. Tu pourrais détruire son appareil aussi, ça t’éviterait bien des tracas. L’idée te traverse l’esprit un instant, mais tu retiens l’envie. Ça ne te causerait que plus de problèmes, ça n’attirerait que plus d’attention sur toi.

Alors tu restes plantée devant lui, silencieuse. Tu ne fais qu’attendre cette confirmation qui ne vient jamais. À la place, tu as droit à de nouveaux arguments, des arguments qui sont justes d’ailleurs. Tu ne penses pas qu’il a raison, tu ne la sens pas cette force en toi, peu importe à quel point tu essaies d’en rassembler. Tu ne crois pas non plus être la même depuis la maladie. Tu n’as pas encore changer, pas tant que ça, mais tu as tout de même perdu de ta personne. Parce qu’il y a cette fatigue étouffante qui t’écrase dès qu’elle revient, parce qu’il y a toujours son spectre même lorsque tu n’es pas vidée de ton énergie. Si bien que tu maintiens le fait que tu n’as rien à offrir, peu importe ce que lui peut en dire.

Et pourtant, même si tu es fermée à ce qu’il avance, tu ne peux t’empêcher de te faire avoir par la carte « d’aider les autres ». T’es égoïste Ridley, tu l’as toujours été à quelque part. Mais tu veux aussi aider les autres, tu n’as pas voulu devenir médecin pour le plaisir de la profession. Tu sais aussi que tu ne seras pas la seule touchée par la maladie, surement que tu n’es déjà plus la seule d’ailleurs. « Leur apporter quoi exactement ? » Tu n’es pas une inspiration, tu ne devrais pas l’être. T’affrontes pas bravement cette maladie, tu la subis. Tu réalises que le bonheur que tu as frôlé va t’être arraché tôt ou tard. Tu ne vivrais jamais heureuse jusqu’à un vieil âge avec la femme de ta vie. Non, à la place, tu vas te transformer en monstre un jour ou plutôt, tu mourrais avant ça.

Un nouveau soupire traverse tes lèvres alors que tu considères l’idée de prendre sa carte. Oh, tu n’as toujours pas envie de participer à son projet. Tu n’as pas envie d’attirer plus d’attention sur toi, tu n’as pas envie que la maladie prenne plus de place dans ta vie qu’elle ne le fait déjà. « Je suis juste malade. Et la seule raison pourquoi vous êtes là à me parler c’est parce que les autorités ont décidé de dévoiler mon identité. » Et pour ça tu leur en voudrais à jamais. Aux dernières nouvelles ce n’est pas une maladie contagieuse, alors tu ne vois même pas à quoi ça a servi. Ça a juste brisé un peu plus ta vie, ce que tu pouvais faire. « Je peux bien prendre votre carte si vous voulez, mais je ne pense pas vouloir un jour m’afficher comme ça. » T’en es même plutôt certaine, tu ne réalises juste pas comment tu lui laisser une craque ou s’infiltrer. « Et je doute que vous trouviez beaucoup de malades pour une exposition. » À moins que les autorités décident d’afficher tous ceux qui se font diagnostiquer. Tu ne sais même pas si ça t’étonnerait au fond. T’espères que ce ne serait pas le cas, pour eux.

ELLE, LOIN DU CIEL BLEU

Naïve dans ta douleur, tu te laisses avoir par l’idée de pouvoir aider quelqu’un. Ce n’est pas assez pour que tu acceptes complètement son offre, t’es sans doute trop renfermée pour ça, mais tu lui ouvres un peu plus la porte. Tu fais sans doute une erreur en lui demandant ce qu’il veut dire par-là et tu le réalises un peu lorsqu’il te répond. Parce que tu te sens faiblir, un peu, assez pour que tu perdes la conviction de lui refuser sa demande avec force et fermeté. Le pire, c’est qu’il n’a même pas raison, pas complètement. Tu n’es pas une femme forte qui ne se laisse pas abattre par sa situation. Tu ne profites certainement pas de la vie. Parce que la seule chose qui fonctionne dans ta vie en ce moment, c’est ta relation avec Lexie et ça reste une source d’interrogation. Les choses ont changé entre vous en raison des années de séparation, vous-même avez changé grandement pendant ce temps et là… Là t’es malade, sans qu’il n’y ait de solution, alors que la seule conclusion qui s’offre à vous c’est un jour où tu te transformerais en monstre, un jour où tu pourrais blesser – tuer – la femme que tu aimes. Autant ne pas y penser, surtout pas maintenant.

Tu reportes ton attention vers ton interlocuteur, celui qui insiste en te parlant du bien que tu pourrais apporter à ceux dans ta situation, aux larmes que tu pourrais aider à sécher. Est-ce que tu penses qu’il a raison ? Non, mais tu ne parviens pas à le refuser pour autant. « Vous en semblez bien certain. » Plus que toi, c’est évident, mais plus que ce que tu aurais pu croire en fait. De toute façon, il ne te laisse pas l’option de le refuser complètement en fait. La carte finit dans ta poche sans que ton avis n’importe vraiment. Tu ne penses pas l’appeler un jour, tu ne veux pas devenir une figure de proue – même si l’idée est maintenant présente dans ton esprit – mais maintenant t’aurais toujours l’option. Serait-ce une bonne chose ? Peut-être, probablement pas.

Au moins il ne dépendrait pas complètement de toi. L’art est libérateur qu’il te dit avec un sourire qui te mettrait mal à l’aise si tu ne l’étais pas déjà. À croire que cette réalité – si c’en est une - suffirait à lui apporter d’autres gens à photographier. Sans doute est-ce mieux ainsi, que ce ne soit pas ton cas qui détermine le sort du reste de son projet. Projet que tu n’approuves pas en soit, mais ton avis n’est que bien peu important dans la balance. « Tant mieux. » T’imagines. « Dans ce cas je vous souhaite bien du courage pour trouver d’autres… muses. » Le mot ne te parait pas adapté, mais c’est celui qu’il a utilisé alors autant le lui renvoyer. « Je ne peux pas vous promettre de vous rappeler, je ne pense pas être la bonne personne pour votre projet, mais j’y penserai. » Et c’est déjà bien plus que ce que tu aurais pu promettre au début de cette courte conversation. Tu te sens fatiguée, lasse, mais au moins, tu te ne jetterais pas sa carte à la première occasion.

Tu te permets donc un soupir alors que tu fourres ta main dans ta poche, touchant du même coup la carte qu’il y a glissé. « À la prochaine, peut-être. » Parce que tu ne peux pas rester, tu ne veux pas rester. T’as pas la force de débattre sur la question de toute façon. Tu lui adresses un signe de tête avant de tourner les talons. Tu n’as plus la tête à être sortie, à voir ces regards sur toi. T’as besoin de repos, de trouver Lexie, de pleurer aussi, pour vrai cette fois.