Il est bien trop tôt pour Altagracia qui pourtant, étouffe un bâillement, sa deuxième tasse de café au creux des doigts. Il fallait bien ça pour la tenir éveillée, elle qui avait travaillé presque toute la nuit sur une enquête. Mais l’heure n’était pas à la sieste, bien que l’appel de son lit soit plus que tentant. Professionnelle avant tout, la détective ne tenait néanmoins pas à apparaître fatiguée devant les clients. Refusait la moindre trace de faiblesse et pour cela, sa cafetière était son meilleur allié. Assise devant son bureau, elle finissait d’écrire un compte rendu bien brouillon et peu organisé. Tout comme la pièce en elle-même dont les murs étaient décorés de centaines de post-its et de feuille de journaux. Ce peu d’organisation avait beau l’aider à trier ses idées les plus hasardeuses, nombreux était les clients à froncer les sourcils à la vue de cette pièce de travail toute aussi chaotique que la tête de sa propriétaire. Sur un coussin, un chat noir miséreux semblait mener sa calme vie, miaulant de temps en temps pour rappeler son existence ; non pas qu’Altagracia l’oubli, cet animal était vraiment hideux. Pour preuve, lui-même n’osait se regarder dans l’immense miroir sur pied situé près du bureau.

Le client qui avait prit rendez-vous pour cette belle mâtiné ne devait pas tarder à arriver. La demoiselle en était déjà tout excitée, sa curiosité mal placée ne cessant de se demander quelle pouvait bien être la situation « un peu particulière » de son futur client.
Un client particulier effectivement, faisant vivement se relever la cubaine lorsque soudain, une jambe vient traverser son miroir. Suivit d’un bras et d’un corps tout entier ; venant s’écraser contre son plancher dans un bruit qui la fit grimacer. Ouvrir la bouche, puis la refermer. C’était bien la première fois que quelqu’un traversait son miroir, aussi observa-t-elle le nouveau venu avec de grand yeux, toussant pour reprendre contenance.

« Et bien je dois dire que vous êtes le premier à ne pas passer par la porte d’entrée ! »
Et déjà, elle s’amuse de la situation. Attrapa son agenda pour en vérifier les noms, un petit sourire aux lèvres. Voilà qui allait égayer sa journée.
« Vous avez pris rendez-vous ? Sinon je vais devoir vous demander de retourner d’où vous venez… où que ce soit. »

Voilà qu’un gamin blondinet se retrouve les quatre pattes en l’air au milieu du bureau. Prenant tout son temps pour l’examiner, Altagracia en vient même à oublier de l’aider à se relever. Un peu débraillé, totalement perdu. La détective avait du boulot, n’allait certainement pas perdre son temps à orienter les chiots perdue. Ce don de passe-miroir l’avait toujours indéniablement fasciné ; ça et la façon qu’avait les utilisateurs à se perdre. Arpenter ce grand réseau de miroir ne semblait pas simple, elle pouvait comprendre que cet étranger se soit égaré. Mais par pitié, pas dans son bureau. Là voilà qui réfléchit maintenant à se débarrasser de ce vieux miroir. Avant de secouer la tête. Tout compte fait, ce problème se révélait être une source de distraction bienvenue. En plusieurs années de travail, personne n’était jamais entré autrement que par la porte. Le changement pouvait se révéler amusant, aussi essaya-t-elle de masquer son petit sourire. Sans grand résultat.

S’appuie avec légèreté à sa table de bureau pour écouter patiemment le nouveau venu se parler à lui-même. La détective ne comptait pas le retenir, elle aussi détestait les retards et cet homme avait l’air bien assez perdu comme cela.
Pourtant, le voilà qui prononce son nom d’un air angoissé, certain de se faire taper sur les doigts. S’il savait.
Ce n’est pas de chance pour lui, vraiment. Altagracia raffole de ces petites choses égarées, de ces spectres perdus qui ne savent où se rendre. Bégaye sur les mots et baisse les yeux de timidité. Non, ce n’est vraiment pas de chance pour ce pauvre petit ; la brune aime jouer, aime tourmenter. Pour le plaisir de quelques minutes. Pour le plaisir de voir les visages ne plus savoir, ne plus comprendre. Avide de distraction, avide d’une petite pause dans ses enquêtes ennuyantes.
Son client est finalement bien à l’heure, encore faudrait-il qu’il le sache.
Là voilà qui s’empresse donc de lui barrer la route, hors de question qu’il franchisse cette porte. Il est là où il est supposé être.
« Bien sûr que je connais cette Altagracia ! C’est la meilleure détective de toute le pays, que dis-je de tout Althea ! » Pose sans ménagement ses mains sur les épaules de l’inconnu. Qui n’en ai finalement plus vraiment un. Un certain Lucian, si ses notes son corrects.
« Mais ne vous inquiétez pas vous serez largement à l’heure, asseyez-vous donc. Je manque de compagnie et cette journée m’a l’air bien ennuyante. » Sur ces mots, la jeune femme le pousse sans trop d’effort vers le confortable fauteuil de son bureau. L’incitant d’un nouveau geste à s’asseoir avec un grand sourire engageant. Il faut bien avouer que la cubaine ne ferait pas peur à une mouche du haut de sa petite taille, de ses grands yeux bleus bordés de khôl et de son tailleur minutieusement repassé. A vrai dire certains diraient même qu’elle inspire confiance. A condition de ne pas ouvrir la bouche et ainsi révéler son flot incessant de parole envahissante.

Elle vient se percher sur le rebord de la table, peut-être un peu trop proche du nouveau venu. Parlant d’une voix enjoué, là voilà qui s’amuse déjà.
« Que lui voulez-vous donc à cette Altagracia ? Laissez moi deviner… votre copine vous trompe ? Problème d’héritage ? Non attendez... vous recherchez quelqu’un ? Les gens ont tendance à fuir au moindre problème vous savez. Ce n’est pas vraiment étonnant. » Elle parle d’une traite, sans lui laisser le luxe de répliquer. C’est toujours ainsi, avec la détective, il faut savoir s’imposer. « J’espère que votre histoire comporte un joli meurtre, la détective que vous cherchez en raffole. »
Elle hoche la tête d’un air entendu. Oui, un cadavre sur les bras égaillerait bien sa journée.

Peut-être devrait-elle s’en vouloir de le perdre ainsi. Pauvre petit. Les yeux écarquillés devant les paroles incessantes de la détective. Des mots des mots et encore des mots. Ne sait plus s’arrêter. Ces phrases qui embobinent, manipulent et s’entortillent autour des cœurs. Oh elle ne lui veut pas du mal, seulement quelques minutes d’amusement, quelques secondes pour entrevoir cet air égaré ; brebis perdue loin de chez elle.
Aime faire son propre éloge, être son propre porte-parole. Qui se complimenterait mieux qu’elle même ?

Il se trompe, aucune compagnie n’est bonne ou mauvaise. Une langue et des oreilles suffisent pour en faire une personne digne d’intérêt pour ses frasques de discussion.
S’arrête finalement pour le laisser parler. Peut-être reprendre un peu de souffle et se décider à lui faire plaisir, à ce nouveau client.
« Un verre d’eau oui bien sûr ! »
S’en va sortir un verre de sa petite armoire tout en l’écoutant s’excuser et parler de l’importance de son rendez-vous. Verre qu’elle rempli aussitôt, le joli pichet revient ensuite prendre sa place sur un coin de la table en tant que presse-papier.
Lui tend sa précieuse demande en fronçant les sourcils.
« Satisfaire mes curiosités, oui il n’y a bien que ça pour animer mes journées en ce moment. »
Soupire finalement en venant reprendre sa place initial sur le siège de l’autre côté du bureau. La place du détective. Reprend son air sérieux.
« Tu ne souris pas beaucoup et tu gâches mes blagues. J’espère que ce que tu as à me dire saura retenir mon attention. » Lui tend finalement la main en guise de présentation – il était temps.
« Détective Altagracia enchantée. Désolée pour cette petite blague, je n’ai pas pu résister. »
Petit sourire carnassier, elle espérait que ce Lucian n’était pas du genre à se laisser dévorer tout cru.

Visage décomposé, peut-être y est-elle allée un peu trop fort. Manque de tact, un peu trop franche. Mais cela lui donne d’autant plus raison : le gosse sourit encore moins, presque peiné de ne pas pouvoir faire plus. Altagracia ne demande pas grand-chose. Un petit sourire à ses blagues ridicules ; rire un peu à son humour. Alors la jeune femme soupire. Aujourd’hui, elle n’a certainement pas le meilleur des publics.
Et finalement, il comprend. S’être fait avoir par la joueuse détective qui ne s’amusait que pour passer le temps. Rit des autres pour son propre divertissement, oublie bien souvent les sentiments des autres, prêts à lui sauter à la gorge pour avoir rit une seconde de trop. S’être moquée sans préciser. Heureusement pour elle, Lucian n’est probablement pas du genre à dégainer tout un attirail d’arme planqué sous sa veste.
Non, plutôt du genre à se cacher sous le bureau en se bouchant les oreilles. Le genre de personne que la cubaine ne comprenait pas vraiment, elle qui vivait spécifiquement pour attirer les ennuis et aller au devant du danger. Pour plus d’adrénaline, pour plus d’excitation dans sa petite vie (presque) tranquille.
Néanmoins son petit regain d’assurance lui fait pétiller les yeux.
Crie donc petite souris.
Râle et peut-être qu’alors, le vilain chat ne te mangera pas.

« Jouer fait un peu parti du métier, ne le prenez pas pour vous voyons. » Petit balayage de la main, l’air de dire c’est passé, oublie tout ça et n’en parlons plus.
Se fichant bien de l’avoir un peu blessé, doublement perturbé.
Et finalement, c’est lui qui parle. Beaucoup. Peu habitué à écouter sans bailler ou couper la parole, Altagracia ouvre néanmoins ses petites oreilles pour ne pas en perdre une miette ; son instinct professionnel revenant au galop.
Ne plus se souvenir de ses premiers sourires… Y en a-t-il jamais eu ? Petite envie de rire en lui partageant ses pensées, mais elle se contient. Parce qu’il a raison, cette affaire s’avère intéressante. Très intéressante. Pourrait presque applaudir avec tant d’excitation contenu.

« C’est parfait ! Parfait ! Je vous aiderai avec plaisir. Mais il faut que je vous prévienne : retrouver ses souvenirs n’est pas chose facile et il est possible que même avec mes services, vous ne les retrouviez jamais. Je ne suis pas psy, si votre cerveau bloque je ne pourrai rien y faire. Mais je ferai mon possible pour enquêter sur l’homme que vous avez pu être avant. »
Oh elle allait bien s’amuser.
« Mais pour commencer j’aurai quelques questions, vous vous doutez bien que je ne peux pas me balader aux hasards en criant si quelqu’un connaîtrait un certain Lucian… D’ailleurs est-ce bien votre vrai prénom ? Vous n’avez absolument aucun souvenir avant ces 5 dernières années ? »
Quelques secondes de réflexion tandis qu’elle attrape un grand classeur avec la ferme attention d’y ouvrir un nouveau dossier. Brouillonne quelques mots sur une page blanche, excitée par cette mission. Relève la tête pour lui poser une autre question lui passant à l’instant à l’esprit.
« Quel est le tout premier souvenir dont vous vous souvenez ? »
Que le jeune homme se souvienne même un minimum de sa vie sur terre serait un très bon début. Malheureusement elle en doutait et il était fort à prévoir que Lucian ne se souvienne même pas de la chute. Cette évènement avait été traumatisant pour tous, nul n’en était sorti sans séquelle. Malheureusement, certaines pouvaient être plus importantes que d’autres. Ne doutait pas qu’une amnésie puisse en faire parti.

Emballée à l’idée de cette nouvelle enquête fort prometteuse. S’imagine déjà poser les questions, fouiner dans les passées, les futurs. S’emmêler dans le présent et satisfaire ses curiosités pressentes. Il lui fallait un début, un milieu et une fin. Une apothéose et une belle histoire dans laquelle se vanter. Le voilà qui s’est vite remit de ce petit jeu ; prêt à lui livrer le fond de ses pensées, les recoins émergés de son passé.
Écoute patiemment – du moins autant qu’il en est possible – tout en gribouillant quelques mots sur cette page pour l’instant vierge de tout indice.
L’enquête commence et la voilà presque reconnaissante pour ce regain d’intérêt offert sur un petit plateau doré.
Peut comprendre que son client ait du mal. À se rappeler, à se livrer entièrement. Mais pour le bien de l’enquête, Lucian ne devrait rien lui cacher. Le moindre détail pouvait être primordial.
La détective est finalement très étonnée de constater que l’arrivée du jeune homme est bien plus récente que prévue. Celui-ci n’avait donc pas passé les 5 dernières années à vagabonder dans Althéa. Voilà qui rendait la chose plus compliquée et la fit réfléchir.
« Je comprend, n’importe qui ressentirait le même besoin à votre place. Vouloir retrouver vos souvenirs est une bonne chose. »
Hoche la tête pour le rassurer. Ne pouvait qu’imaginer ce qu’avait dû être sa vie ces cinq dernières années. Un trou béant sans rien à quoi s’accrocher. Voilà qu’il lui faisait un peu de peine.
« Dans quelle ville vous êtes-vous réveillé là-haut, après la perte de vos souvenirs ? Cela pourrait être un bon point de départ. Il est néanmoins étonnant que personne de votre famille ou aucun de vos proches n’aient essayé de vous retrouver… »
Évidemment il était toujours possible que Lucian soit maintenant orphelin. La Chute avait fait bien plus de dégât sur Terre que le peuple d’Althea ne l’avait d’abord imaginé. La découverte des transcendés en était un parfait exemple. Peut-être les proches du jeune homme en avaient-ils succombé.

Petit soupire.
« Bon je ne vous cache pas que votre affaire est assez complexe. J’ai très peu d’information… il est possible que vous ayez subi une agression et quel celle-ci soit la cause de votre amnésie. »
Un visage couvert de blessure, il serait difficile de penser autrement.
« Oui c’est probablement un fort blocage psychologique que vous avez là. Ce qu’il vous faudrait, c’est vous souvenir de ce jour précis, de ce qui a bien pu vous arriver pour que vous vous retrouviez ainsi perdu et blessé au milieu de nul part. »
Comme tout cela était complexe ! Altagracia était maintenant concentrée, bien qu’ennuyée par le peu d’indice que son client était capable de lui donner.