« Tes ami•es sont en retard, voilà qui est fâcheux. Sont-il de sang princier à nous faire attendre ainsi ? »

Mais il dit cela sans reproche, au ton de la blague qui saurait surement amuser la belle attablée sur ce petit proscenium surélevé qui surplombe les farandoles de masques.
La liesse du carnaval qui s’agite en loups et froufrous, voilettes ornées de sequins brillant comme des pièces
Oh cela lui rappelait Venise aux pieds mouillées, parcourue d’allégresse et de files indiennes colorées.
Où on se glisse sans un bruit dans les hordes sans visages.

Il pose sur la table leurs verres qu’il est parti chercher, fendant la foule qui s’amuse un peu plus bas en se début de soirée, essayant de ne pas se faire bousculer par les éclats de bras et les écarts de jambes. Mais il a toujours été bon pour disparaitre dans les foules et dépose du bout des doigts son cocktail devant Sasha. Oh, elle n’avait pas besoin de lui dire ce qu’il fallait chercher, à force de jeux il connait les règles par coeur, il ne pensait pas que ce soir elles viendrait à changer.

Orazio se rassoit à ses côté, enlevant le loup qui lui barre le visage d’un geste ample, recoiffant ses cheveux de sa main libre. Il fait tourner le masque entre ses doigts
celui-là le regarde d’un oeil vide qui le rend mal à l’aise.
Il avait mis quelques jours à se remettre de ce singulier entrevu dans le cabinet du psychiatre, avant de retrouver sa posture habituelle et les geste qu’il avait forgé comme sien. Pourtant, même sous tous les sourires et les divertissement, restait le malaise.
En recevant ce message de Sasha, cette invitation, il n’avait pas hésité une seconde à accepter, espérant se changer les idées.
Et c’est vrai que la présence de Sasha est familière, réconfortante dans toute sa froideur, dans tout le coupant de ses épaule et de sa manucure. En dansant à deux il est plus facile de se remettre sur pieds.

« Depuis le temps que tu me parles de cette amie fraichement tombée. » Il remet le masque sur son nez, et glisse sa main près de celle de Sasha.
Du bout de son index il trace un serpent entre les jointures des doigts de la russe,
un petit serpentin moqueur,
avant de poser sa main sur la sienne. Oh que ce contact est facile, qu’il est aisé de retrouver ces mots et ses affections qui sont tendres et vilaines.« Ne sois pas jalouse si je la trouve belle aussi. »

Il garde sa main là où elle est, tiède contre cet autre derme pâle aux ongles colorés, l’autre vient soutenir sa tête faussement blasée, lorsqu’il voit deux silhouettes approcher.
Oh, peut être s’est-il trop vite moqué des retards. Tant pis pour lui.
Les silhouettes impavides fendent la foule, montent les escaliers.
Il ne faut pas longtemps à son sang pour se glacer.
Malgré le loup qui vient sertir ce minois, il reconnait bien vite cet oeil pâle et les mèches argents.
La belle, il ne la reconnait pas.
Et sa main vient serrer celle dans la sienne, de surprise et d’effroi
d’autre chose peut être,
se crispant dans un geste que Sasha ne doit pas lui connaitre.
Il a le regard bloqué sur cet autre et l’impression un instant que la farandole sans visage autour d’eux se moque de lui. Mais il ne les voit bouger que dans un flou de couleur et de bruits.
Oh, il lui faut un moment pour se parer de son plus plat sourire, c’est un masque comme un autre après tout.
Que la fête commence.

Il pourrait grincer des dents au commentaire de Sasha et sent sa mâchoire qui se serre, pourtant son sourire ne faiblit pas. Il serait dur de remarquer les tensions de son visage Sasha pourtant voir clair dans son jeu. Ils sont bons acteurs, se donnent souvent la réplique, savent bien quand l’autre se fait cabot, ou est pris d’un tourment assez profond pour en oublier son texte.
Le loup fait des miracles pour adoucir les angles de son regard qui fixe Adrian, pauvre homme il lui aurait déjà percer le thorax de deux trous de la taille de ses yeux.

Dans sa tête un moteur s’emballe, il faudrait passer toute la soirée à marcher sur des oeufs et parfaire leurs sourires, faire comme s’il n’y avait pas entre eux un vide et une intimité dégoutante.
Faire comme s’ils étaient deux simples connaissances.

Il pose son regard sur Lucrèce qui déjà l’apostrophe, elle a la provocation qui glisse sur le bout de la langue et l’extravagance qui ne s’arrête pas à sa crinière rosée. Etrangement, il a comme une impression qui lui passe dans le corps en croisant se visage dissimulé qu’il n’est pas sensé connaître. Mais il a d’autres choses à penser quand soudain Adrian s’excuse sans même le saluer.
Il laisse les deux femmes qui n’ont d’yeux que l’une pour l’autre
(à raison car elles brillent dans leurs habits de lumière, elle ont pour elles le maintien des reines et la beauté scandaleuse qui fait se retourner les passants)
Même le visage voilé de masque.
Alors d’un mouvement souple, il avale avec hâte le reste de son martini. Quelle indélicatesse, mais il sait se faire discret, d’ailleurs qui aurait idée de regarder la boue quand à ses côtés brille l’or le plus clinquant.
Orazio essaie de ne pas grimacer à la brûlure dans sa gorge, ni au tour que fait son estomac -ça sera vite passé- qui n’apprécie que moyennement ses décisions hâtives. Il se relève avec calme, son verre à la main,

«Ravi de vous rencontrer enfin, Lucrèce. Je ne sais pas ce que Sasha vous a dit sur moi, de bonnes choses j’espère. » Et il attrape la main de l’italienne, baissant la tête dans l’esquisse d’une révérence désuète, comme on salue une dame de la cour : où ses lèvres ne touchent pas la peau, où on fait fuir le regard dans une fausse pudeur.
« Loin de moi l’idée de vous abandonner mesdames, mais mon verre est vide. » Il lance un regard dans la foule, espérant croiser quelque chose, un dos, un regard « Et j’aurais peur qu’Adrian se perde dans une telle foule, pauvre garçon. »
Orazio fait passer son excuse sous une politesse indolente, et un côté serviable qu’il n’utilise que pour s’attirer des faveurs. Il se dirige vers le bar d’un pas nonchalant, prêt à se perdre dans la foule de gens « Ne nous remplacez pas trop vite. »
Et une fois de dos, il s’autorise à souffler.

Glisser dans la foule est un sentiment presque euphorique, ici personne pour vous regarder. Il pourrait se perdre à écouter les milles pas aux sol
qui caracolent
et qui frappent
dans des rythmes endiablés.
Il pourrait juste se laisser porter par les mouvements de liesse sans avoir à décider où ses pieds doivent le mener, oh il donnerait tout pour cet état d’abandon,
pour ne pas avoir à réfléchir.
Pourquoi lui courir après ?
Pourquoi lui courir après alors qu’Adrian, se faisant presque aussi lâche qui lui, leur offre l’excuse rêvée pour ne pas avoir à se croiser.
Il n’en sait rien lui même, peut être qu’il est simplement comme un insecte attiré par le miel ? Il finirait peut être par s’y étouffer ? Mourant de trop s’être débattu dans la saccharine poisseuse et dorée.

Les lumières de fête et les corps dansant, pressés les uns aux autres lui offrent le décor parfait pour filer : Des ombres cousues à leurs pieds qui se mêlent comme des amants impudiques,
s’étreignent dans des masses noires qui viennent lécher le sol. Et personne ne lui porte un regard
personne ne fait attention
quand il disparait dans l’ombre
pour se glisser comme voleur
dans celle d’Adrian.
Il y reste un instant, observant la tension du dos et l’application avec laquelle il hésite au bar.
(oh, qu’il faut une volonté de fer pour avoir tant d’indécision.)
Puis, il en sort pour apparaitre juste dans son dos. S’approchant de lui, trop près peut être, il vient lui souffler à l’oreille

« Vous ne m’avez même pas dis bonsoir. Vous me détestez donc autant ? » Et passant son bras à côté du sien, il vient poser son verre sur le bar faisant un geste au barman comme pour lui signaler que son camarade à enfin pris une décision.

«Je me suis dis que j’allais venir vous aider, on se perd vite dans une telle liesse. » Oh, et il fait sa voix gentille, son sourire serviable qui vient vite cacher son premier reproche. Ou toute trace d’une animosité qu’il ne se connait pas.
Bien sûr, il a le coeur qui bat dans la poitrine et un gout amère dans la bouche.
C’est peut être le martini
C’est peut être autre chose.
il refuse en tous cas de le laisser le fuir, quand il doit lui courir après. Ce serait bien pire d’avoir a penser qu’il se cache là quelque part que de l’avoir en face de lui.
Ce serait bien pire de rester seul avec ses faux sourires entre les feux de Sasha et Lucrèce.
Oh s’il devait jouer la comédie, la farce aussi douloureuse soit elle, il a déjà choisi celui qui lui donnerait la réplique. Lui renvoyant des sourires tièdes et faux comme le sien.

« Allons, vous n’allez pas les faire attendre. Vous êtes un homme poli, n’est-ce-pas ?»

Orazio hausse un sourcil : sa seule adresse de la soirée, la seule remarque qui ne soit pas une indifférence profonde est donc une raillerie. Du plus mauvais goût d’ailleurs. Il aimerait lui dire que cette catastrophe passée n’est pas que le fruit de ses mensonges mais plutôt de son attitude obstinée.
Qu’il tousse dans son vin avec ses rires mondains, un tel trait d’humour ne lui va que très peu : qu’est-il censé y comprendre ?
Laissez moi ? Répondez ?
Et déjà l’autre lui tourne le dos, alors il lève les yeux au ciel. Oh, il n’est pas en colère c’est un sentiment qui ne lui sied guère, un peu blessé peut être ?
Sans trop savoir pourquoi. Il reste là avec l’envie de le suivre et celle de courir dans le sens opposé, un gout rance dans la bouche et l’estomac qui se tourne dès qu’il pose les yeux sur lui.
Après tout ce n’est peut être pas le martini.
Et dans un soupir il attrape les autres verres laissés à l’abandon sur le bar, Adrian avait peut être l’intention de prendre son ivresse directement au goulot, il peut le comprendre. Ils sont tous deux coincés ici par les chaines dorées qu’ils se sont mis au cou de la manière la plus volontaire
(mais voila qu’on tire sur les rênes et les strangule.)

« Ah quel dommage. Pourtant, j’avais adoré vous débarbouiller. » Raille-t-il, les verres tintant les uns contre les autres, pendus entre ses doigts. Il préfère lui rappeler qu’il était aussi pitoyable.
(Aussi pitoyable que lui dans son cabinet)
Qu’ils se sont tous deux vu sous des jours bien mauvais, sans masque et sans oeil glacé. Et ces portraits d’une vérité déconcertante restent ancrés dans leurs têtes, même quand il est l’heure de jouer la comédie.

S’il veut jouer les enfants tant pis, il le laisserai faire il n’a pas le temps de jouer aux baby-sitters quand il devra surement subir les remarques de Sasha pour tout le reste de la soirée (et des questions sur ses amoures déçue qui ne sont rien du tout, et sur des pseudos amants aux yeux pâles qu’elle zieutera en lui donnant des coups de pieds sous la table.)

Alors, Orazio se contente de suivre Adrian qui joue les éperviers et qui déjà s’éloigne, lui fend la foule sans grands problèmes, habitué au mouvement des gens et avantagé par ses grandes jambes sans doute.
Laissant son esprit divaguer en fixant avec absence le dos du psychiatre , il regarde les masques défiler en périphérie de ses yeux. Ces drôles de visages fixes lui rappèlent étrangement Hector et son éternel apparat, il se dit que peut être ce soir le garçon aurait été comblé de voir toutes un farandole grimée à sa mode.
(Même s’il doute qu’il soit du genre à apprécier les foules.)
L’idée l’amuse, comme beaucoup de choses concernant son stagiaire et, sa main libre glissant de le vide, il se dit qu’il pourrait bien voler un masque ou deux à leurs propriétaires éméchés pour les lui donner. Cela aura au moins le don de relaxer ses mains et d’égayer sa soirée.

Mais arrivant à quelques mètres de leur table ils doivent bien se rendre compte que Lucrèce et Sasha ont du les abandonner et que leurs sièges sont à nouveau occupés.
Oh
Oh
Et il remercie son loup de maquiller son oeil cruel,
son oeil vilain qui se fait moqueur quand il voit le chaos
Son oeil qui sait maudire bien mieux qu’une main.

Il sont quatre attablés
deux hommes
deux femmes
Et rient, et chantonnent, et se parlent aux oreilles comme on le fait a ces soirées.

Qui ?
Qui aura ce soir le droit de gouter au hasard ?
Qui aura la (mal)chance de jouer aux dés(tins) ?
Qui devra tâter les augures sous la caresse de son oeil.
Les deux messieurs a l’air porcin : car il les trouvait bien vilains au bras de si jolies dames. Quel triste tableau que celui-ci,
quelle peinture bien laide.
Vraiment il ne peut pas laisser passer ça.
Alors d’un coup d’oeil il souhaite des mauvaises choses,
c’est comme embrasser par le regard
fusiller par les globes.

Il jète un coup d’oeil à Adrian à ses cotés, puis discrètement il regarde sa montre faisant une fois de plus tinter les verres entre ses doigts. Juste quelques minutes et ce sera le début du cirque, il trépigne presque comme un enfant attendant de voir quelles misères vont se dérouler.
Orazio glisse sa main libre conte son cou, brossant contre son foulard et le col de sa chemise et ses doigts pianotent dans un rythme staccato, alors que la première vague de migraine vient lui flasher derrière les yeux.

Il sent la trotteuse de sa montre pulser contre son bras et…

Et voila qu’une feinte odeur de brulé glisse dans la pièce, par une des fenêtres ouverte un peu plus loin,
puis soudain un serveur fend la foule, le masque lui pendant au nez, les mains sur les genoux de toute évidence essoufflé
Monsieur, monsieur votre voiture est en feu
Et le malheureux sursaute comme un diable, abandonnant la table en courant.
Et un de moins.

Et voila l’autre vilain qui n’en fini pas de rire de la malchance de son « ami », c’est un rire gras qui sent l’alcool alors qu’il prend une autre gorgée de son champagne, puis une poignée de cacahuètes parmi les amuse-bouche reposant sur la table.
Et le voila à rire de plus belle, à boire, à manger, à boire à langer et…
Oh
Mais ne serait t-il pas un petit peu rouge ?
Sa face immonde ne serait-elle pas un peu gonflée ?
Boursouflée à l’encolure là ou la cravate vient enserrer le cou.
Vite, vite, qu’on évacue monsieur
Poussez vous s’il vous plait
Ce n’est qu’une allergie, ce sera vite soigné
Ce n’est vraiment pas sa soirée.

Il s’écarte pour laisser passer cette cohue.
Orazio pourrait applaudir et sourire de toutes ses dents
(mais il préfère mordre dans sa lèvre,
contre le rire,
contre la migraine)
Et tous les regards se tournent vers cette sortie en fanfare, mais tout cela est bien vite oublié au milieu de la fête :
C’est un monde égoïste qui hausse les épaules et ne pense qu’à s’amuser.

« Oh. » Et il glisse sa main sur ses lèvres pour y cacher un petit rire moqueur qui fait un son de grelot lugubre. « Il semble que notre table est libre. Quelle chance. »

De quelques pas il reprend place sur les bancs doublés d’un velours encore chaud, piochant au passage une arachide dans le pot oublié, source de bien des maux, la laissant craquer sous sa dent de hyène.
Il retire le loup un instant, pour le poser à ses côtés, entreprenant de se masser discrètement la tempe. Oh, mais qu’il est bienvenu ce mal de tête, pour un tel spectacle il peut bien accepter une migraine.
Tant pis.
Et cette douleur sournoise derrière ses yeux,
Et l’autre encore plus vile qui a les traits du visage d’Adrian et qui lui retourne le coeur,
toutes deux, il leur tiendra la tête sous l’éthanol et les noiera dans le vin.
Alors, les jambes croisées et le visage dans sa main, il tend son verre et sourit
attendant d’être servi.