Sans le secours du chapeau de paille recouvrant sa tête, Dorothea aurait senti la cuisson du soleil sur son crâne. Le soleil tapait durement sur sa peau découverte rougissant ses bras et ses jambes. Même si elle préférait, de loin, s’enfouir sous des tonnes de tissu, le climat des Mers du Sud empêchait tout port de pull et même d’écharpe. La Canadienne avait du se contraindre au short et au débardeur - une tenue qui était devenue celle qu’elle arborait quotidiennement à son travail, la climatisation sommaire ne chassant pas les rémugles de chaleur qui stagnaient dans la modeste boutique.

Sous la semelle de ses sandales le sable crissait. La première fois que Dorothea s’était si éloignée de son environnement habituel, cela avait été mû par l’envie de revoir l’entrée des souterrains. Comme un désir coupable, un brin mortuaire, de revoir le lieu où son ancienne vie s’était éteinte, où sa moi actuelle avait émergé, hébétée, entourée de cadavres, de larmes et de sang.

C’était là, juste à la frontière invisible séparant le Désert de Caer, que Dorothea l’avait aperçu. Unique silhouette vivante sur le rivage, lui tournant le dos, le jeune homme manipulait l’onde sous ses yeux émerveillés. La magie de ce monde si semblable aux romans de fantasy qu’elle dévorait la surprenait avec le même impact que la première fois qu’elle avait découvert les capacités de son cristal.

Dorothea s’était rapprochée, trop curieuse pour détourner le regard. Même aujourd’hui, la jeune femme n’aurait su dire avec exactitude les propos qu’ils avaient échangés. Il y avait eu un soupçon de nostalgie, de rire, comme une connivence un peu secrète aidée par le fait qu’ils venaient tous deux du même pays.

Rencontrer Nemesis avait été comme retrouver un bout du passé, un fragment de son ancien elle.

Quand le temps lui permettait, qu’un message lui était destinée sur son Holokit, quand ce n’était pas elle qui prenait les devants, Dorothea retrouvait le lieu de leur rencontre. Ici, sur cette frontière invisible, tout conflit entre les pays était aboli.

Aujourd’hui Dorothea précipitait le pas, espérant ne pas arriver en retard. Elle avait beau savoir qu’elle trouverait Nemesis fidèle au poste, elle craignait toujours de ne rencontrer que le vide. Sa peur de se retrouver seule demeurait accrochée à elle, plus vivace qu’une sangsue.

Son chapeau manqua de finir au sol tandis que Dorothea pillait net, à quelques pas de Nemesis.

— De-Désolé mon patron voulait pas me lâcher.

Dans sa précipitation, Dorothea avait à peine pris le temps de prévenir par Holokit avant de courir du mieux qu’elle pouvait. Du revers du poignet, la jeune femme essuya la sueur qui nimbait son front.

— Je ne t’ai pas trop fait attendre, au moins ?

Voilà qu’elle culpabilisait avant même de connaître la réponse du concerné.

━ Ce n’est pas grave, je n’ai même pas vu le temps passer pour être honnête.

Dorothea eut un rire clair tout en s’asseyant auprès de Nemesis.

— C’est exactement ce que je dis pour faire croire aux gens que, non, je ne suis pas arrivée sur place depuis une bonne heure. Fais attention, je pourrais croire que tu essayes de me draguer.

Et elle le pensait ouvertement, incapable qu’elle était de suspecter, un seul instant, que quelqu’un puisse s’intéresser à elle sur le plan sentimental. Des années à subir les moqueries avait fini par avoir eu raison de son propre amour-propre. Accepter déjà qu’on ait un soupçon d’amitié à son égard relevait de l’exploit, alors l’amour… Elle s’était faite à l’idée que ce n’était pas pour elle.

Les romans et les pancakes compensaient largement ce vide sentimental.

Son sac en bandoulière chuta à ses pieds. Dorothea l’ouvrit, sortant une bouteille d’eau qu’elle tendit à Nemesis.

— Ne fais pas genre, ça se voit que tu crèves de soif. T’imagines ? Un maître de l’eau qui finit déshydraté. Ce serait la honte quand même.

Dorothea demeura bras tendu, insistante sans mot dire. Elle ne lâcherait pas tant que Nemesis n’aurait pas bu une gorgée. Dorothea ne se rendait même pas compte que, sur ce point-là, elle ressemblait au garçon. Elle-même ignorait les supplications de son corps lorsqu’elle était trop plongée dans ses réflexions ou ses entraînements personnels.

Le ressac de la mer emplissait l’atmosphère de son murmure lancinant. Au loin une mouette cria. Les doigts libres de Dorothea jouaient avec la lanière de son sac.

— D’ailleurs, tu as réussi à t’améliorer depuis la dernière fois ? Même si, hein, je pense que niveau sculpture aquatique tu as déjà atteint un certain sommet.

Aux yeux de Dorothea, Nemesis représentait un maître dans l’art du maniement du cristal. La première fois qu’elle l’avait vu manipuler l’eau avec tant de facilité, l’admiration se l’était disputée avec la jalousie. Elle s’était sentie petite apprentie sorcière face à un mage chevronné.

Dorothea reprit la bouteille, satisfaite de voir que Nemesis avait accepté son geste. La jeune femme l’écouta mener ses interrogations, hochant doucement la tête.

— Je ne suis pas experte mais… Peut-être qu’il manque quelque chose dans l’Oasis pour tirer parti de ton pouvoir. Ou que quelque chose te bloque. Certains endroits sont peut-être plus réceptifs aux cristaux que d’autres…

Ce n’était qu’une hypothèse jetée en l’air telle une pièce lancée lors d’un pari. L’interrogation demandait réflexion. Dorothea se nota mentalement de creuser ce point davantage en allant fouiner dans les bibliothèques de Caer. Peut-être qu’un chercheur avait trouvé une réponse, ou émettait des hypothèses plus fournies que celles de Dorothea.

Althea demeurait une contrée pleine de mystères pour Dorothea. Elle y barbotait tel un poisson rouge qu’on aurait soudainement relâché dans l’océan et qui osait à peine s’aventurer plus loin que les abords du rivage.

— Ou c’est une simple question de confiance. Je suis incapable de manier mon cristal trop longtemps lorsqu’on me regarde. J’ai encore trop l’impression d’être une bête curieuse.

Alors que ce qu’elle exécutait était banal, proprement sommaire. Des années de sape mental avaient laissés des traces en elle que Dorothea tentait de résorber du mieux qu’elle pouvait.

Abandonnant la bouteille dans son sac, Dorothea se leva. Résolue à ne pas se laisser dévorer par ses doutes, la jeune femme ôta ses sandales. Ses orteils frémirent au contact de l’eau alors qu’elle s’approchait de la rive, ses chevilles chatouillées par les vagues.

— Mais j’essaye de progresser. Je peux te montrer. J’arrive à me protéger un peu maintenant.

Dorothea écarta les bras, paume en avant, prête à réceptionner n’importe quel projectile.

— Lance quelque chose pour voir !

Inspirer, expirer. Dorothea se répéta ces deux mots tel un mantra remontant à la surface de sa mémoire les quelques conseils que lui avait appris sa mentore en maniement du cristal. La femme fournissait des cours fort sommaires poussant ses élèves à se débrouiller par eux-même avant d’être corrigés dans leurs méthodes. L’enseignement à la dure. On était à cent lieux des instructions de Muriel, bien plus pédagogue. Mais à défaut d’avoir trouvé quelqu’un d’autre (ou, plutôt, n’osant pas réclamer une aide externe) Dorothea se débrouillait avec les moyens du bord.

Pour autant, tout cette souffrance n’avait pas été sans conséquence positive. Elle allait le démontrer à Nemesis.

Inspiration : Dorothea laisse l’air emplir ses poumons, envahir tout son corps. Concentrée, elle pouvait percevoir un léger fourmillement dans ses doigts tendus. Expiration : Dorothea déploya son bouclier. De multiples courants d’air l’entourèrent sifflotant à ses oreilles une mélodie familière. La sphère d’eau de Nemesis se transforma en une explosion liquide, véritable étoile comparable à celle d’un impact sur un écran de verre. Lorsque Dorothea cessa de déployer les capacités de son cristal, il ne restait de la balle aquatique qu’une flaque qui se mêla aux vagues.

— J’ai réussi !

Dorothea sauta sur place, éclaboussant ses chevilles de plus belle. Sa fierté transfigurait son visage. On aurait cru qu’elle irradiait d’une lueur interne, aussi vive qu’une ampoule mise à nue.

— Bon je l’admets c’est pas grand-chose et j’en suis qu’au début. J’ai encore beaucoup d’échelons à gravir. Ce n’est pas aussi poussé que ta manipulation de l’eau mais tout de même, enfin…

La langue de Dorothea s’entortillait dans sa bouche, créait des noeuds, butait sur les mots. La Canadienne s’obligea à inspirer un grand coup avant de reprendre.

— C’est la première fois que je montre ça à quelqu’un. Hors de mes cours. Voilà, je, ton avis ?

Attendant la sentence, Dorothea enfonça ses orteils dans le sable, petits asticots se tortillant de gêne.

Oui, Dorothea, pourquoi ne montrais-tu pas tes capacités aux autres ? L’interrogation de Nemesis était légitime. La Canadienne se tut, gênée de confier ses raisons les sachant très bien odieusement bancales. Des années de sape mentale avaient fragilisé sa confiance. La jeune femme tentait de la réparer, peu à peu, à l’aide de morceaux de scotchs, de petits mots qu’elle s’adressait à elle même, que d’autres lui soufflaient comme ceux de Nemesis à l’instant. Cela revenait à empiler des gravillons en espérant créer une montagne.

Une tâche extrêmement longue et fastidieuse.

L’ultime réplique du Canadien fit vaciller Dorothea. La jeune femme ouvrit des prunelles écarquillées derrière le verre de ses lunettes.

— Tu n’es pas nul !

Plus tendue que la corde d’un arc, Dorothea avait crié cette imprécation de toute la force de sa voix. Elle ne se rendait même pas compte que son interlocuteur avait mis le doigt sur le fait qu’ils se ressemblaient tous deux : deux êtres se sous-estimant.

— Tu crées des oeuvres fantastiques ! Moi c’est juste un dôme grossier mais toi… (Levant les bras, Dorothea fit bouger ses doigts dans les airs, tentant de reconstituer les créations de Nemesis par ce geste) Ce sont des créations subtiles, fines et je suis certaine que tu peux faire encore mieux.  

Dorothea saisit les mains de Nemesis pour lui faire face. Si la jeune femme n’était pas obnubilée par le sujet de leur échange, elle aurait pu sourire en voyant qu’ils se ressemblaient tant, presque comme frère et soeur

— Ne dis plus que tu es nul s’il te plaît. C’est faux. Tu es génial. Tu es… mieux que Harry Potter et Hermione Granger réunis.

Bon, soit, il y avait mieux comme compliment mais son imagination avait ses limites et son art de l’improvisation encore plus.