- Bonjour, bonjour à toutes chères auditrices ! Ici Awa Sangaré à l'antenne pour votre chronique hebdomadaire « Femmes noires, notre histoire, notre pouvoir ». C'est avec grande joie et excitation que je vous présente aujourd'hui notre invitée, Madame Espérance Uwineza Hoffmann-Lefebvre.
- Bonjour à toutes !
- Espérance, je pense parler pour toutes nos auditrices quand je dis que c'est toujours un plaisir de t'avoir à nouveau à l'antenne ! On a reçu beaucoup de courriers en réaction à ton dernier article sur la nécessité de la non-mixité raciale dans la lutte contre la colonisation.
- Aha oui, j'ai du désactiver mon compte Twitter récemment.
- Tu m'en vois navrée ma soeur ! Mais on le sait toutes qu'il t'en faut plus pour t'arrêter. Pour ceux qui te découvrent, Espérance a à peine 25 ans es déjà diplômée d'Oxford, journaliste au Times Magazine et fondatrice de l'ONG « Women against living trafficking in Africa ». Un sacré CV !
- Oh tu es gentille mais en vrai j'ai juste eu de la chance d'avoir eu accès à une éducation à et des fonds...
- Ne sois pas modeste ! Si tous les blancs-becs d'Harvard étaient comme toi, on n'aurait plus de problèmes dans le monde. (rires) Et donc ce matin tu vas nous parler de ton dernier bébé, attention (roulement de tambours)...
- Un livre !
- Un livre ! Et quel est le sujet ?
- Ma mère.
- Ooooh. Thècle, la mamba du Rwanda ?
- Exactement.
- Elle est d'accord ?
- Pas vraiment mais si elle m'a bien appris une chose, c'est que les règles sont faites pour être dépassées ! (rires)
- Intéressant. C'est vrai que ta génitrice a une sacrée histoire. Elle était casque bleue c'est ça ?
- Oui mais encore avant ça, elle a quitté la France pour partir sur le front au Rwanda avec son grand frère dans les années 90'. C'est comme ça qu'elle a rencontré mon père, un observateur des Nations Unies.
- Une histoire d'amour sur fond de génocide ?
(silence gêné)
- Hum... c'est plus compliqué que cela, enfin je veux dire ils ont divorcé assez rapidement après leur mariage. Mais le livre ne se focalise pas sur la relation entre mes parents mais plutôt sur les traumatismes de plusieurs siècles d'oppression sur mes ancêtres et les séquelles que ça engendré sur ma mère, la mère de ma mère et moi-même, alors que je ne parle même pas le kinyarwanda.
- Ah bon ? Ta mère ne t'a jamais appris ? Je croyais qu'elle avait été interprète pourtant.
- Non, ma mère a toujours voulu me tenir à l'écart de mon héritage rwandais. Je pense que c'est pour ça qu'elle m'a abandonnée aux Etats-Unis avec mon frère et mon père.
- Tu n'as pas peur de... comment dire... laver ton linge sale en public avec ce livre ?
- Non, je le vois comme un exutoire aux non-dits entre ma mère, mon frère et moi et je suis certaine que beaucoup de jeunes de familles rescapées se reconnaitront dedans.
- Aaaah je vois. La représentation c'est essentiel pour pouvoir accepter et pardonner le poids de nos passés.
- Oui exactement ! En fait, ce n'est pas si différent du travail actuel que fait ma mère en Afrique de l'Est !
- Est-ce que tu peux en parler vite fait pour nos auditrices ?
- Bien sûr ! Ma mère est formatrice en auto-défense et gestion de conflits pour notre ONG. Grossièrement, elle travaille avec des survivantes de violences sexuelles et les forme au combat armé pour leur redonner les moyens et la confiance de se reconstruire. Ces femmes sont ensuite embauchées dans des milices locales ou des patrouilles de rangers qui sont dédiées à la lutte contre le trafic sexuel et le braconnage d'espèces protégées.
- Je vais être obligée de poser la question que toutes nos avocates du diable vont forcément m'envoyer par courriel après : est-ce que justement armer les femmes ne risque pas plutôt d'entrainer plus de violence ?
- Oui et non. Malheureusement dans notre système actuel inégalitaire, la violence est un outil de lutte nécessaire de résistance. Apprendre aux femmes à utiliser des armes à feu c'est aussi leur permettre de se réapproprier leur force et leurs corps...
- Oui mais on ne détruit pas la maison avec les outils du maître.
- On ne la détruit pas non plus en se roulant par terre et en faisant une grève de la faim ! (rires)
- J'adorerai en débattre avec la principale intéressée.
- Oui mais tu la connais bien. Elle déteste parler de politique.
- En tout cas j'ai hâte d'en savoir plus sur cette grande dame à travers ton ouvrage. Thècle est une femme extraordinaire ! Elle est si charmante et légère à la fois, je me demande comment tu vas pouvoir la dépeindre dans toute son authenticité tout en racontant son histoire bien bien lourde.
- Il faudra lire le livre pour le savoir !
- Oh malin ! Et ça sortira quand ?
- Fin 2020 normalement !
(la radio grésille)
(on enchaine sur une autre station en train de jouer du Doja Cat)

Thècle lâche un énorme nuage de fumée en lâchant une volée de jurons en kinyarwandais. Sa fille tient son mauvais caractère d'elle, une vraie tête de mule ! Elle a bien mentionné ce projet de bouquin mais ne lui a jamais précisé qu'elle en serait le sujet principal et Thècle n'est pas ravie à l'idée de voir toute sa vie exposée au grand public. Pourtant les femmes en uniforme qui se sont rassemblées, écoutant l'une d'entre elles qui leur traduit le contenu du podcast, poussent des cris de joie et certaines l'applaudissent même tandis que d'autres lui donnent de grandes tapes dans le dos.

- C'est formidable ! Ta fille autrice si jeune !
- Et un livre dédié à sa mère, tu dois être fière !
- Gnnnnn...
- Imagine ça devient un succès !
- Et on en fait un film !
- Ooooh je vois bien Lupita te jouer !
- Mais tu racontes quoi, elle est kenyane !
- Comme moi !
- Et alors ?
- Elle est beaucoup trop noire !
- Hum c'est vrai...
- Arrêtez vos singeries ! Je ne veux que Thandie Newton pour me jouer !
- C'est qui ?
- À la recherche du bonheur, inculte !
- Oh patronne, si tu es étais aussi belle que Thandie, ce chef de clan t'aurait offert 20 vaches pour t'épouser et pas 10 !

Thècle renâcle comme un phacochère avant de se lever de sa chaise en plastique pour écraser son cigare au sol. Heureusement, son talkie-walkie grésille. Les filles sur le terrain leur signale l'arrivée d'un groupe de chasseurs touristes américains :

- Bon les filles, qui veut chasser du yankee ?
- Ça dépend boss, y'en a des mignons dans le groupe ?
- Rêve pas ma fille, ça va être que de gros blancs tout rouges et vieux avec des Raybans et des tongs-chaussettes !

Autant dire que le livre n'est jamais sorti : Washington est tombé en même temps que Espérance. Thècle passera des années sur la piste de son fils, étudiant sur le vieux continent. Elle en profitera au passage pour retrouver sa famille française, contente pour la première fois de sa vie de les voir exilés loin de la capitale dans les gratte-ciels gris des HLM de banlieue. Quand les barrières autour du gouffre disparaissent, elle est l'une des premières à sauter avec la conviction intime que sa fille l'attend plus bas. C'est qu'elle a de l'instinct pour ces choses-là. Et que jusqu'ici la chance lui a toujours souri.

Accompagnée de Toto (son fusil porte-bonheur) et de son expérience d'ex-militaire, Thècle est bien vite remarquée par les recruteurs. Elle rit au nez de Caer en apprenant qu'Alexander est allemand et est prise de frissons d'horreurs en comprenant qu'il existe un pays entier vivant dans la nuit, bonjour la dépression ! Elle s'apprête à refuser l'offre de Polaris quand le recruteur lui propose un cristal de précision. Voilà qui a l'air ma foi fort utile. Après plusieurs longues minutes de réflexion, Thècle réalise qu'elle a tout intérêt à ne pas finir Oubliée pour pouvoir bénéficier de papiers lui permettant de circuler entre les nations. C'est drôle quand même, même sous terre la ségrégation existe encore quand bien même elle a pris des couleurs différentes ! La métisse alors de bon coeur de rejoindre les rangs de Tatsuya et son CV lui permet d'accéder à un poste d'agent spécial affecté aux frontières.
Sous couverture d'être une simple douanière, Thècle est ainsi chargée de surveiller les entrées et les sorties du territoire, traquant les potentiels infectés et surtout les mouvements des Oubliés dont la population est la plus touchée par la maladie. Elle est ravie d'avoir un job qui lui donne un prétexte pour quitter la froideur de Polaris - ainsi que sa technologie futuriste qui la dépasse pour se balader de temps à autres dans le désert pour y effectuer des rapports sur l'évolution de la Transcendance et au passage se renseigner sur l'existence possible - et probable de groupuscules terroristes. Pourtant si Thècle se balade librement dans le campement des nomades et se fond dans le décor comme si elle venait du pays, elle est connue pour être particulièrement impitoyable une fois postée à la frontière et n'hésite pas à ouvrir le feu sur les malheureux qui ont la mauvaise idée d'essayer de lui filer sous le nez sans lui présenter leurs papiers. Quel beau métier !