Enfant de la nuit, tu trouves ton repos dans les jours pluvieux au ciel assombri,
dans les soirées douces et sans bruit.
Mais cette journée-là s'annonce radieuse, un carré de ciel bleu se découpe à ta fenêtre tandis que le soleil atteint son point le plus haut. Tu rabats prestement cette couette plumeuse qui te protège du monde, et ne ressort du lit que ta tignasse ébouriffée.
Voilà l'angoisse qui saisit ta gorge, saisit tes mots. Aujourd'hui les gens sortiront heureux, ils se bousculeront et formeront une foule, amas de corps qui s'entassent, compacte et cruelle. Tu ne joueras pas pour eux : ils t'écraseraient.
Une heure est passée, ton écharpe te cache autant que possible, elle remonte jusqu'à ton nez. Ta cape rabattue sur ton corps maigrelet, tu saisis ton bien le plus précieux : cet assemblage habile de roseaux inégaux, un trésor cher à tes yeux. D'un geste vif, tu dissimules l'instrument sous tes vêtements : ta flûte de pan ne chantera point aujourd'hui mais sa présence t'apaise, la solitude est moins dure à supporter en sa compagnie.

Ton sac de courses tenu à bout de bras tu te répètes que l'escapade ne sera pas longue. Tu vas simplement acheter quelques bricoles pour te nourrir, et tu seras rentré bientôt.
Seulement, au détour d'une rue, tu ne peux plus te cacher. Tu t'engouffres malgré toi dans le manège infernal. Secoué, bousculé par la foule, tu crains de te noyer. Il te faut quitter cet endroit où bientôt tu ne pourras plus rien voir. Tout s'embrouille, tu perds pieds...
C'est une voix inconnue, féminine, qui te rappelle à la réalité. "Excusez-moi, pourriez-vous m'indiquer l'emplacement de cette adresse ?" Un mal pour un bien ? Non un mal pour un mal. Elle t'a repêchée pour mieux te malmener, encore. Ton regard se baisse en direction de la carte tendue et ton estomac se retourne. Les lettres se superposent, s'inversent, volent et dansent autour de toi. Tu aimerais hurler, leur ordonner de se dévoiler à toi, mais elles ne t'écouteraient pas. Alors tu mords ta lèvre jusqu'à sentir le goût de ton propre sang. Tu n'oses même pas croiser son regard... « Eh bien en fait je... je... » Tu pourrais inventer une excuse quelconque. Mais la foule est trop dense et toi trop faible. "Vous pouvez m'aider ou non ?" Impatience. Soupçon. Tu ne peux avouer l'inavouable. Que cette carte qu'elle te tend est la preuve que tu ne sais pas lire. La preuve de ta différence, du gouffre qui vous sépare. « J-je ne vois pas très bien les lettres... » Police confortable, lisible par et pour tous, excuse invalide, individu démasqué.

« A l'aide... » C'est un murmure inaudible qui t'échappe et que la femme devant toi ne perçoit pas.
Personne ne viendra Lucian. Tu le sais bien, mais c'est plus fort que toi.
Et tu continues tout de même, tu répètes ces mots tandis que l'espoir t'échappe, tandis que tu sombres tout à fait.

Et alors que le filet semble se refermer sur toi,
que la proie que tu es a cessé de se débattre,
un rayon de soleil se faufile jusqu'à toi. Ce n'est pas un astre, un vrai, mais il t'illumine tout autant. Le voilà qui offre un sourire précieux à la femme contrariée. Tu as lu le jugement qu'elle te porte dans le regard noir qu'elle a tourné vers toi, et tu ne peux le soutenir. Tu te retires de scène, ton sac de courses glisse de tes doigts ; tu te baisses, chancelle, le rattrape, tourne les talons. Tes pieds et tes mains s'empêtrent dans le vide tandis que tu slalomes entre les corps.

Mais outre la honte qui te colore les joues, il y a autre chose que tu n'oublies pas. C'est la toute première fois que quelqu'un répond à ton appel. Grâce à lui, tu as pu t'échapper de cette foule pleine d'appétit qui menaçait de te dévorer... devrais-tu y retourner ?
Tes jambes tremblent mais ne s'arrêtent pas. Et tandis que tu déambules un peu au hasard, désireux de mettre le plus de distance possible entre toi et les voix enjouées au loin, il apparaît une seconde fois.
Le remercier n'est-ce pas... c'est ce que font les gens normaux, ceux qui ne te ressemblent pas. Au début tu n'oses pas lever les yeux vers lui, tu te contentes de serrer un peu plus fort les lanières de ton sac et de prier en silence pour qu'il s'en aille de lui-même... Tu aimerais demeurer silencieux et disparaître en un instant... mais au fond tu refuses de l'ignorer simplement, il t'a aidé et pour cela, mérite une réponse sincère. « M-merci de m'avoir aidé. » d'avoir répondu à l'appel au secours que tu murmurais... mais cela tu omets de le préciser.
Pluie de mots joyeux qui se déverse sur toi. L'inconnu qui te fait face se soucie-t-il réellement de ton état ? de ce que tu as pu ressentir ? Tu ne peux y croire. Et puis, il a vu. Il a vu ce qui clochait chez toi et pour cela tu aimerais quitter ce monde... peut-être n'a-t-il pas fait attention à ce détail mais dans le doute ton estomac se retourne une nouvelle fois. « Je crois oui, je crois que je vais bien. » Comment affirmer ce que tu ignores ? Ca n'ira sûrement jamais, il y aura toujours ce truc différent qui clochera chez toi. « J-je me nomme Lucian. Est-ce que... tu pourrais me dire ton nom toi aussi ? » Pourquoi cette envie soudaine de faire durer la conversation ? La compagnie de l'instrument sous ta cape ne te suffirait-elle plus ? Ou serait-ce l'aura bienveillante et l'expression solaire que renvoie le jeune homme devant toi ? « Excusez-moi, je vous fais perdre votre temps... Bonne journée. » D'un mouvement habile, tu contournes la silhouette et lui file entre les doigts.

Au fond tu aimerais qu'il te rappelle à lui, mais tu chasses bien vite cette pensée.
Plus que quelques dizaines ou centaines de mètres et tu seras en territoire connu, planqué à l'intérieur du supermarché. L'envie te prend de regarder derrière ton épaule s'il t'attend toujours... tu décides de fuir pourtant.

Seulement... « Oh non où est mon... » tu sembles avoir oublié l'étourderie et la maladresse qui te qualifient si bien... en laissant choir ton sac aux pieds de celui que tu veux éviter et connaître à la fois.

Un soleil ou un humain,
avec cette chaleur dans le regard et dans le cœur,
et toi, aveuglé par celui qui semble être ton parfait contraire.
Un nom que l'on peut lire sur tes lèvres tandis que tu répètes après lui : Icare, roi des sourires.
Tu penses intérieurement que c'est un joli nom, doux à ton oreille. Icare a le sourire facile, Icare a le sourire du partage, celui qui donne envie de vivre, à qui le reçoit. Tu le dévisages de tes grands yeux bleus comme si en l'observant tu pouvais trouver en lui la clé du bonheur.

« Mais comment... » Troisième apparition. Le souffle coupé, tu fais volte-face. Icare tient dans ses mains le bien que tu cherches et tu hésites quelques secondes entre le lui arracher ou prendre tes jambes à ton cou. Sois courageux, tu ne risques rien. En sa compagnie tu sens tes dernières barrières prêtes à céder et cela t'effraie. Comment Icare s'y est-il pris pour t'ensorceler de la sorte ? « Combien de fois vais-je devoir te remercier... » murmures-tu tandis que tes joues rosissent. Malheureusement l'humour n'est pas ton fort et tu n'échappes pas même un rire lorsque Icare tente une plaisanterie. « Oui bien sûr, si cela te fait plaisir. » est tout ce que tu trouves à rétorquer... Après tout c'est un vieux sac et tu te dis que c'est la moindre des choses après ce qu'il a fait pour toi.

Il rit de plus belle en t'appelant par un drôle de nom. « Lulu... c'est la première fois que quelqu'un me donne un surnom. » Ton visage reste figé en l'expression glacé que l'on te connaît bien, mais ton cœur lui se réchauffe. Icare a ce petit quelque chose qui te fait croire en lui et te touche indubitablement. « Je croyais que les surnoms étaient destinés aux amis... » Ton dernier mot t'arrache un frisson... Aimerais-tu connaître l'amitié Lucian ? La vraie, celle qui comblerait le vide dans ta poitrine ? Tu chasses bien vite ces questions douloureuses en te convainquant qu'elles n'ont pas grande importance. Ce qui l'est en revanche, c'est qu'Icare a l'air bien décidé à te coller au train... « J-je ne sais pas si je serai de bonne compagnie... »
Tu te saisis nerveusement du sac tendu et fend ta bouche en une drôle de grimace... eh oui, ce n'est pas si simple de sourire. « Ton nom. Je voulais te le dire tout à l'heure, Icare je trouve que c'est un très joli nom... » Tu fixes tes mains moites qui se tordent dans tous les sens. « J-je ne sais pas trop comment te remercier pour tout à l'heure mais je sais bien choisir les aliments, je pourrais te trouver les légumes les plus croquants possibles pour tes compagnons... ? Tu sais, j'adore les lapins alors ça me ferait plaisir... » Et tu penses intérieurement "quel enfant je fais là". « Une dernière chose... pour quelle raison es-tu revenu vers moi ? Es-tu venu m'aborder pour savoir si... j'allais bien ? » Ce serait bien le premier, mais pourquoi pas. Après tout il ne cesse de te surprendre.
Qui donc ?
Le roi des sourires et des drôles de manière en personne.

Le Lucian trop gentil, trop benêt, pour ce monde. Tu le connais bien. Il t'a apporté plus d'ennuis qu'autre chose au cours de ta misérable vie. Les profiteurs se sont bousculés, frayés un passage jusqu'à toi pour mieux planter leurs griffes. Ils se succédaient, toujours plus mesquins, toujours plus malins, et tu les laissais faire.

Le Lucian trop seul, trop ailleurs, qui ne voyait pas pourquoi se battre ou s'enfuir. Après tout ce Lucian ne connaissait et ne connaît toujours rien à la vie et aux autres. Il s'est toujours dit qu'il méritait ce sort-là. Alors quand Icare met le doigt sur ce qui est douloureux, tu abaisses la tête, parce que c'est la vérité. Tu aurais donné ton portefeuille, tu aurais cédé beaucoup de choses. Pas pour t'attirer quelques faveurs, seulement pour t'excuser d'exister. Mais tu décides de ne pas répondre, car un "oui" t'aurait desservi et tu ne veux pas laisser Icare entrevoir ce Lucian-là.

Et puis ton esprit divague, tu rêves. Tu grimaces. Car tu réalises que pour rien au monde tu n'aurais aimé changé le cours des choses aujourd'hui. Ta rencontre catastrophe avec cette femme dans la rue n'a pas été des plus agréables, mais tu te dis que ça en valait la peine. Et lorsque Icare prononce le mot "ami", tu en es alors convaincu. « N-nous sommes... amis ? » Ton cœur flanche et les larmes montent contre ta volonté. Les émotions se bousculent, symphonie de sensations nouvelles qui s'éveillent et se baladent en toi. Ce que tu recherches depuis tant de temps, tu l'as enfin obtenu. Ces années de solitude et d'errance ont laissé de profondes séquelles en toi, alors il t'est dur d'imaginer que quelqu'un en ce monde est envie d'être... ton ami. « Pour de vrai ? » Toi enfant rêveur, ne ferais-tu pas là un énième songe, révélateur de tes désirs les plus fous ? Ou tout ça est-il bien réel... ?

Icare est le roi des sourires, mais également de la parole. Te voilà une fois de plus assailli par ses mots, alors qu'il accepte ton offre avec entrain. Tu vas pouvoir te rendre utile et cette simple perspective atténue un peu l'angoisse toujours présente. Tu n'es pas stressé par sa présence, tu as simplement peur de mal faire, et de le faire fuir lui aussi. Et tu ne le veux pas, non, pour rien au monde tu n'aimerais qu'Icare te laisse tomber.

Tout s'enchaîne très vite, lui qui saisit nonchalamment ton bras, toi qui tressaille et menace de trébucher, le supermarché qui se rapproche, et bientôt le mélange des couleurs qui se côtoient par-delà les étalages. Du vert, du violet, du orange, du jaune. Tes yeux s'illuminent et vous vous approchez des légumes convoités : la place des carottes. Il est temps d'étaler ta science, alors tu t'éclaircis la voix : « Hm, alors tu vois il y a différentes variétés de carottes. Déjà celles-ci n'ont pas de fanes, donc on va surtout regarder leur brillance pour s'assurer qu'elles sont fraîches. Quand il y a des fanes il faut que tu choisisses les feuilles les plus vertes et les plus vigoureuses ! » Tu as rarement était aussi concentré pour expliquer quelque chose, mais tu veux qu'Icare soit bien informé, en guise de remerciement. Pas question qu'il se sente arnaqué ! « Tu sais les carottes ne sont pas nécessairement longues et oranges comme on en a l'habitude. Elles peuvent être blanches, mauves, jaunes et même rondes ! » Qui aurait cru que parler légumes t'animerait d'une telle passion ? Quelques minutes plus tard, tu tiens dans tes mains un sachet de carottes soigneusement choisies et étudiées. « V-voilà pour toi. J'espère que tes lapins les aimeront. » L'inverse te rendrait profondément triste, mais tu décides de garder tes soucis de sensibilité pour toi. « Oh attend moi je reviens tout de suite. » Tu allais presque oublier pourquoi tu étais venu ! Te voilà parti à toute vitesse, de l'autre côté du rayon, côté fruits... et à peine une minute plus tard, tu réapparais, trois gros paquets chargés de pommes dans les bras. « Dire que j'ai failli les oublier... Les pommes sont la base de mon alimentation... j'adore ça. » Et puis il faut dire que tu négliges pas mal tes repas. Heureusement ta maigreur est masquée par tes épais vêtements, mais le creux de tes joues ne peut pas mentir. Tu ne te nourris pas assez et n'en voit pas l'utilité. Ce corps n'est qu'un réceptacle vide, dont tu ne prends pas grand soin.

Peu importe après tout, les pommes tu en raffoles et t'en goinfrer te rend heureux. Alors d'une démarche titubante, tu te diriges vers les caisses, prêt à payer ton butin.

Cette matinée est plus qu'une bouffée d'air, c'est une délivrance.
C'est plus que tout ce que Polaris a pu t'offrir jusqu'à présent.
C'est beau et doux, comme une chanson d'enfant.
C'est le début d'une amitié.

Toi qui parcours les rayons au pas de course, lui qui rit tendrement en te regardant t'essouffler. Le regard bienveillant qu'il t'offre volontiers lorsque tu lui rapportes la chose promise. Qui aurait pensé qu'un pauvre sac de carottes puisse réunir deux êtres de cette façon ? « ... le meilleur ? » Toi qui pense être le pire, le choc est rude, ton cœur est chaud. L'estime de toi, perdue et bafouée depuis bien longtemps, semble refaire surface à ses côtés. Tu as envie d'apprendre à t'aimer au travers du regard d'Icare.

Enlacement. Contact humain. Ton corps se fige brutalement, tes bras menacent de répandre sur le sol toutes ces pommes que tu trimbales. Ton corps touche celui d'un autre pour la toute première fois. « ... s'il-te-plaît... a-arrête... » Malgré la bienveillance du geste, l'étouffement te menace. Tu sens ton être compressé, vulnérable, et cela ne te plaît pas. « ... Excuse-moi je ne veux pas tout gâcher... » Et pourtant l'histoire semble vouloir se répéter, les gens auxquels tu tiens, tu finis toujours par les éloigner de toi.
Mais Icare est différent, il pourrait rester malgré tout...
Malgré le sourire que tu ne lui rends qu'à moitié...
Malgré que lui soit le rayon de soleil et toi la nuit noire.

Finalement l'enthousiasme de ton interlocuteur te touche, il est presque communicatif. Tu as envie de te laisser entraîner alors sans chercher la lutte, tu cèdes sans tarder. « Ce serait avec plaisir ! » Et puis tu as toujours été curieux, et ces lapins pour qui tu t'es plié en quatre, tu meurs d'envie de les rencontrer ! « J'espère que je ne les effraierai pas... » S'il le faut tu te montreras un peu plus à découvert, peut-être en ôtant ton écharpe ou en posant ta cape... tu ne voudrais pas être celui qui fait peur.

Une fois sortis du supermarché, tu ne peux t'empêcher de croquer à pleine dents dans le fruit de ton désir. Hésitant, tu en tends timidement une à l'intention d'Icare. « Est-ce que tu veux une pomme toi aussi ? » Partager tes pommes, voilà-là une preuve de l'affection que tu lui portes, même si lui l'ignore. « T-tu devrais, tu sais c'est très bon pour la santé... » T'essayer au rôle de la mère poule ne te réussit pas vraiment, tu n'es pas très convainquant.

Une idée germe alors dans ton esprit confus. « Oh si tu le veux bien, je pourrais jouer un morceau à tes animaux... en fait je suis musicien de rue. Ils pourraient apprécier... » Tu penses intérieurement que c'est la moindre des choses, de partager ta mélodie avec Icare et sa petite famille. Et maintenant tu n'as qu'une hâte, que ton hôte te montre la voie, qui conduit à son logis.