— Border crosser

C'est un temps magnifique pour glander sur le toit du 4x4, la flasque de whisky à la main et le vent glacé sur le bout du nez. Ah oui c'est vrai qu'il fait froid, très froid même. Mais l'alcool réchauffe et puis Thècle est bien équipée. Elle a sa grosse doudoune, son bonnet, sa capuche, ses gants, ses lunettes ses bottes, elle est bien emmitouflée dans tout son matos qui la rend deux fois plus large que ce qu'elle n'est vraiment. Pourtant c'est un temps magnifique pour glander sur le toit du 4x4 car la neige ne tombe pas, l'horizon est dégagé, la brise pas trop sauvage. Sur la colline sur laquelle elle s'est postée, Thècle a une vue magnifique sur les environs. Elle n'a plus qu'à cueillir les quelques voyageurs qui passent dans ce coin près de la frontière. C'est un poste stratégique comme tant d'autre. Il n'y a peut-être pas de barrières pour séparer le Désert de Célestia mais la force de ses douaniers c'est qu'ils sont très mobiles, comme Thècle. Et très zélés aussi, comme Thècle.

Dès lors, au moment où un petit point apparait au loin, la ranger n'a qu'à se laisser glisser le long de son véhicule avant de se mettre au volant. Elle note rapidement l'emplacement de cette silhouette sur sa carte et fait vrombir son moteur avant d'engager sa bagnole aux énormes pneus sur la pente descendante.
Les cinq minutes d'après, elle a déjà rejoint l'étranger. Et au fur et à mesure qu'elle s'approche du visiteur, elle fronce les sourcils de plus en plus fort. Déjà parce qu'il lui semble reconnaitre ce petit voyou mais aussi parce qu'il porte encore ses habits du déserts, pas du tout adaptés aux conditions climatiques de Célestia. Dans le fond, Tatsuya a parfaitement raison d'avoir créé une milice qui contrôle les déplacements à l'intérieur du pays car les gens sont vraiment inconscients. Depuis sa prise de poste, Thècle sauve plus de voyageurs frigorifiés qu'elle n'en fusille.

Le 4x4 fonce vers l'Oublié et semble presque sur le point de le renverser quand au dernier moment la douanière fait crisser les freins de son engin et tourne d'un coup le volant sur le côté. La voiture dérape tout près du jeune homme non l'asperger de neige. Thècle aime les entrées dramatiques. Non seulement ça en jette mais surtout ça force le respect. Et ce petiot là il aurait bien besoin de la prendre au sérieux.
La vitre s'abaisse et Thècle retire ses grosses lunettes protectrices, révélant son unique oeil ambré et furieux, avant de grogner :

▬ Bordel de merde mon chaton, c'est du sable que t'as dans la cervelle ou quoi ? Tu vas finir en glaçon à te balader comme ça dans la neige. Déverrouillant la porte côte passager, elle soupire et l'invite à prendre place à ses côtés d'un geste de la main : Allez monte avant de chopper la mort. Et dans la barbe qu'elle n'a pas, on peut l'entendre murmurer : Dieu donne-moi la force. La prochaine fois j'lui roule dessus, peut-être qu'il retiendra la leçon comme ça.

Mais au fond, elle sait très bien qu'elle ne le fera pas.
Franchement les traces de sang sur la carrosserie c'est trop de travail à retirer.

— Border crosser

Les pensées, les pensées, les pensées. Ce sont de jolies fleurs les pensées, le genre qui foisonnent dans la tête et se nourrissent d'un peu d'eau et de soleil. Ça ne fane pas facilement les pensées, même aux premiers gels de l'hiver mais Thècle n'est guère convaincue par les excuses du garçon qui s'installe près d'elle. Il est trop jeune pour avoir la tête remplie par des pensées.

▬ J'espère bien que t'as entendu ! Râle-t-elle en se penchant vers lui pour lui tirer l'oreille. Tu sais que tu peux facilement perdre ça ou tes orteils à force de te promener aussi peu couvert !

On dirait une mère grondant son fils, on dirait qu'ils ont l'habitude. C'est à vrai dire toujours la même rengaine entre eux. On pourrait presque croire qu'ils se connaissent depuis des années et pourtant ça ne fait que quelques mois que Thècle a pris son poste à la frontière. Elle s'est vite fondue dans le paysage. C'est que la métisse est partout chez elle : quand on a plus de racines, c'est facile de s'implanter.
Thècle redémarre la voiture. Il n'y a pas vraiment de routes dans le coin mais le véhicule est conçu pour rouler dans ces conditions. C'est beau la technologie de Polaris ! Elle se dirige vers son poste, à quelques minutes d'ici.

▬ Bon petit tu connais la routine  Je te demande pas tes papiers hein, mais on va s'asseoir à mon bureau pour faire la paperasse et s'assurer que t'as bien encore tout tes doigts.

C'est surtout un prétexte pour le mettre au chaud. De toutes façons son tour de garde est bientôt terminé, elle va devoir revenir au village pour refaire quelques provisions et finir un ou deux compte-rendus, elle en profitera pour le déposer à l'auberge au passage.
C'est que ce serait dommage qu'au prochain mois elle retrouve ce gaillard en glaçon sous une chute de neige ou au fond d'une crevasse. Même les oubliés ne méritent pas un tel destin.

▬ Alors à quoi tu pensais pour te ramener comme une fleur au pays hein ?

Et elle dit bien « au pays » parce que ces derniers temps, il passe si fréquemment la frontière qu'on pourrait presque croire qu'il est devenu polarien lui aussi !

— Border crosser

Entendant le garçon éternuer, Thècle se fait la réflexion qu'elle devra prendre sa température au poste avant de l'écouter par-dessus les vrombissements du moteur. Oh il a l'air d'être préoccupé ce petiot-là. Assez pour qu'elle se retienne d'allumer la radio à fond pour mettre sa musique pleine de joie et d'insouciance. C'est qu'elle devine qu'il a des choses intéressantes à lui dire, des choses sur le désert et le genre d'événements pas joyeux joyeux qu'il doit inconsciemment ou pas tenter de laisser derrière lui à la frontière.
Cependant, le brun enchaine avec une question maladroite. Thècle ne peut retenir un rire. Heureusement que l'expérience lui a appris à ne plus se vexer de ce genre de réflexions ! Oh elle sait que Nemesis ne pense à mal, qu'il veut bien faire même. Mais voyons, mettre tous les gens de sa génération dans le même panier et lui dire qu'il l'admire « pour son âge » c'est un peu culotté. Bah dans le fond, c'est vrai que y'a plus tant de personnages de plus de la quarantaine à Althea pour une raison qu'elle ignore cependant.

▬ Oh doudou, tu sais la vie ne s'arrête pas à trente ans. J'sais pas d'où tu viens mais chez moi qu'on ait dix, vingt ou soixante-dix ans, les choses ne s'attrapent pas en restant enfermé ! À Kigali comme dans les cités parisiennes, la vie défile dans les rues, sur la terre orange ou les trottoirs gris. Jeunes comme vieux se mélangent, se percutent parfois mais on travaille dur pour survivre quand travail il y a. Le travail ce n'est pas ce qui manque à Célestia mais dans le désert, ah ça ! Fais attention à ce que tu chantes sinon la personne âgée que je suis risque de te tirer les oreilles à nouveau ! Qu'elle ronchonne en apercevant au loin le cube au milieu de la neige qui lui sert de poste de garde. Thècle commence à ralentir et bientôt les pneus de l'engin crissent dans la neige tandis qu'elle freine et stoppe son 4x4.

▬ On doit pas avoir la même vision du désert parce que pour y avoir été plusieurs fois, on ne peut pas dire qu'ce soit un coin vraiment ennuyeux ! S'exclame-t-elle en éteignant le moteur pour se saisir de son fusil posé sur la banquette arrière avant de sauter hors de son véhicule. Mais je comprends, c'est pas vraiment un p'tit coin de paradis avec les transats, la piscine et les cocktails. Célestia est bien surveillée, on y risque beaucoup moins d'accidents sinon peut-être un blizzard ou une avalanche de neige.

Elle se dirige vers son office de fortune, compose un code compliqué sur le digicode qui émet une série de bips avant que la porte ne s'ouvre d'elle-même. La douanière d'un geste de main invite l'Oublié à entrer en premier. L'intérieur est sobre : c'est un poste de garde, pas un hôtel. Un bureau en bois avec un ordinateur et une sorte de grosse radio, deux chaises en métal, des étagères sur lesquelles s'entassent de la paperasse, une machine à café un petit micro-ondes et une bouilloire, quelques gros bidons d'eau posés contre un mur et deux casiers en fer bien verrouillés dans le seul coin sans fenêtre. Ça parait presque moins confortable que l'intérieur du 4x4 mais pour Thècle c'est du grand luxe.

▬ Petit je travaille solo, t'vois bien que y'a pas d'places pour deux ici mais si t'aimes pas le sable dis-moi à quoi tu peux être utile. Y'a peut-être un ou deux trucs que tu peux faire dans le coin.

Le village congelé cherche souvent de la main d'oeuvre pour aller travailler aux mines. C'est un job pénible mais c'est un job honnête. Sûrement plus que de refouler de pauvres âmes errantes comme ce gamin

— Border crosser

Alors que l'Oublié rentre dans le cube qui sert de poste, Thècle se remémore ses paroles et se demande si elle doit être flattée de savoir qu'il l'admire. Cela fait si longtemps qu'elle vit sans se soucier des opinions des autres que maintenant compliments comme injures lui glissent sur la peau sans vraiment l'atteindre. Ça devrait lui réchauffer un tout petit peu le coeur. Mais non.
La porte claque derrière elle, elle retire sa cagoule et ses gants qu'elle jette sur le bureau avant de s'asseoir derrière l'ordinateur et de tirer un formulaire d'une pile de papiers. C'est en cherchant un stylo qui fonctionne encore dans ses tiroirs qu'elle écoute la réponse du brun et finit par ricaner :

▬ Hé bin avec cet état d'esprit, pas étonnant que personne ne t'ait recruté à ton arrivée.

Ayant trouvé un bic dont l'encre n'a pas encore gelé, elle commence elle-même à remplir les premières cases sur le papier. « Nom : Némésis », « Nationalité : Oublié », « Âge : ... ». La douanière relève la tête et d'un signe de la main, invite le garçon à poser ses fesses sur la chaise en fer en face d'elle.

▬ Quel âge tu as déjà mon bichon ? Qu'elle l'interroge avant de faire glisser la feuille et le stylo vers lui. Toujours la même paperasse. Nom, nationalité, âge, cristaux, motif de la visite, lieu d'hébergement, dates d'arrivée et de départ. Tant de données qu'elle va ensuite ingérer dans ses rapports et qui iront direct dans les serveurs de Tatsuya avant d'être recrachées en schémas et graphiques compliqués censés illustrer les déplacements à la frontière. Enfin ceux qui sont recensés.
Seule nouveauté sur le formulaire : deux lignes.
« Souffrez-vous de fièvre/maux de têtes/nausées/autres symptômes ? » et « Signature de l'agent au frontière ».
Merci la Transcendance.

▬ Remplis et après tu pourras me dire pourquoi tu es vraiment là.

Et elle se lève pour remplir la bouilloire avec l'une des bonbonnes d'eau posées dans un coin sans toutefois le quitter du regard. Comme pour lui montrer qu'elle a deviné que quelque chose n'allait pas. Autant lui dire franco :

▬ Quelles emmerdes tu cherches à fuir dans le Désert ? Reposant la bouilloire sur son socle, la voilà qui pousse un nouveau soupir. Ça ne lui plait pas. Tu sais que je ne peux pas te laisser sur le territoire si tu vas ramener tes ennuis avec toi Nemesis.

Comme avec tout le monde, Thècle ne l'appelle par son prénom que lorsqu'elle est vraiment sérieuse.

— Border crosser

19 ans. 1 et 9. Thècle le regarde sagement compléter le formulaire, lisant par-dessus sans gêne ses réponses. 19 ans donc. Ça fait 14 lors du Kamikakushi. Un petit cataclysme à l'échelle mondiale ce n'est pas forcément le contexte propice à une adolescence épanouie. Pas étonnant qu'il ait l'air si triste le gamin. Mais hé, la vie continue.  

▬ Hum disons que niveau tourisme ici à part de la neige et encore de la neige, y'a pas grand chose à voir. C'est étonnant comme motif. Autant dire qu'elle n'y croit qu'à moitié. D'un côté Nemesis a un air innocent, il n'a clairement pas la gueule du gars qui cherche les emmerdes mais de l'autre c'est quand même la couverture parfaite pour magouiller quelque chose de pas net. Et puis, comment justifier à la hiérarchie qu'elle laisse passer des oubliés sous prétexte qu'ils veulent simplement « se promener ».

La douanière soutient le regard du brun quand ce dernier se ferme face à sa dernière question. Elle a flairé juste. Y'a anguille sous roche. Maintenant, va savoir si c'est le genre d'anguilles qui la concerne vraiment et s'il faut sortir les appâts ou la lance pour l'attraper. Thècle reste un moment pensive tandis que la bouilloire siffle, rompant le silence entre eux deux.

▬ Tout ce qui concerne les oubliés concerne également Celestia, mon garçon. On ne peut pas laisser n'importe qui entrer sur le territoire surtout avec la Transcendance. Maintenant que le pays a compris qu'un retour sur Terre n'était pas idéal, elle espère secrètement que Tatsuya songe à ouvrir les portes de Polaris aux habitants du désert. Tous les autres pays vous surveillent.

Le clic de la bouilloire indique que l'eau est prête. Thècle se saisit alors d'une tasse et d'un sachet de chocolat en poudre. Le genre pas très bon, trop sucré et impersonnel. Ce n'est pas le bon chocolat chaud avec du vrai cacao et du lait entier de grand-mère mais ça fait très bien l'affaire. Elle verse l'eau bouillante dans le récipient, touille un peu avec un bâtonnet en bois et finit par déposer la tasse devant Nemesis avant de se rassoir et de rajouter :

▬ Je n'essaye pas de tirer les vers du nez par plaisir mon bichon mais tu sais que je dois faire mon travail. Tu n'as pas de proches malades au moins dans le désert ? Parce qu'on ignore comment cette saloperie se transmet réellement même si à priori elle n'est pas contagieuse. Mais au moins ce serait une raison légitime de vouloir se changer les idées. Enfin selon Thècle. Personne n'a envie de rester des mois au chevet d'un être aimé en train de lentement muter. Mais il n'y a que Thècle pour songer à abandonner un compagnon à un aussi tragique destin.