— Sangue de Beirona

Ding ding ding. Perdu ! Ce n'est pas la Grèce le pays natal de Leonas - il n'a pas le nez, ni cet honorable sens des affaires, c'est bien plus au Nord, à la frontière même d'un autre continent.

▬ Oh l'Estonie ! Et ça la touche, plus profondément que tous les compliments. Parce qu'il le dit lui-même. L'Estonie c'est un petit pays comme le sien. Voilà donc pourquoi elle l'aime bien. Il est comme lui. Même s'il vient de là où les pierres sont blanches sous la neige quand les siennes sont oranges au soleil. Tout s'explique. Un enfant de l'URSS. La Russie c'est drôle pour elle. Elle qui a écouté la chute du mur de Berlin à la radio et vu la signature des accords d'Alma-Ata à la télé sans comprendre tout ce que ça impliquait. Ce que ça implique de vivre dans une contrée maltraitée par l'histoire des hommes et de leurs prétendus supériorités ethniques. C'était une autre époque.
Ah oui, Thècle se doute que le filou est à des années lumières de tout ce bordel géo-politique qui a marqué son Estonie mais il en est cependant le produit et ça les rapproche. Lui aussi est gamin d'un petit pays.

▬ Qui a besoin de Dieu quand on peut prier le père du peuple et vivre sous la protection du Kremlin ? Elle ricane. Dieu ne donne pas d'armes à feu c'est bien connu. L'armée oui. Et l'armée parlons-en ! Une combattante vraiment ? C'est le cache-oeil qui te fait dire ça pas vrai ? Demande-t-elle en tapotant du doigt le tissu noir qui lui mange une partie du visage.
Une nouvelle gorgée d'alcool tiède et elle répond : Oui moi je viens du Rwanda. Là-bas, ceux de mon âge sont tous des combattants. Survivant serait un meilleur mot mais c'est un récit terrible, le genre pour lequel elle aurait besoin d'au moins trois verres de plus. Mais j'étais interprète moi Monsieur ! Et puis après casque bleue, puis professeur, puis ranger et puis bénévole et un peu tout ça à la fois ! Qu'elle s'exclame avec une pointe de fierté dans la voix. Thècle a eu un sacré parcours et ce sur plusieurs continents.

▬ Et donc comment est-ce qu'un beau parleur comme toi finit échoué chez les Oubliés ? Elle n'a pas sa langue dans sa poche, ne se soucie pas des autres piliers de comptoirs dont elle risque d'heurter l'ego. Il n'y a que la vérité qui blesse. Un larron de ta trempe, ça aurait du plaire à Alexander ! Tu as quelqu'un qui te retient dans le Désert ?

C'est à la surface ambrée de la bière que l'on brasse les meilleurs secrets. La ranger hèle le barman et lui fait déjà signe de leur rapporter deux chopes de plus, glissant quelques pièces sur le bar tout en finissant d'un trait son verre. Elle boit aussi vite qu'elle parle et espère que Leonas aussi.

— Sangue de Beirona

Soufflant par le nez, Thècle jette un regard outré à son interlocuteur alors qu'on leur ramène leur seconde tournée. Des cheveux blancs ? Non, non monsieur, on dit cendre ! Et ah elle regarde sa natte poivre-et-sel et c'est vrai que sa tignasse n'a plus la brillance et la noirceur de ses vingt ans, quand elle avait deux yeux et des boucles sombres comme le pelage d'une panthère. Où sont passées sa couleur et sa jeunesse et depuis quand a-t-elle les mains aussi ridés ? Ah quand on a vécu cinq vies, on ne se voit pas vieillir c'est sûr !

▬ Tu aurais du me voir dans les années 2000 ! La mamba qu'ils m'appelaient les gars ! Agile et rapide comme l'éclair, qui aime se percher dans les arbres pour chasser et ne tire qu'une seule fois. Mais aussi parce qu'elle faisait un malheur dans les baraquements, cherchant des noises à des gars plus grands qu'elle, buvant et fumant comme eux quand ce n'était pas plus. Pour sûr, si ses frères n'avaient pas été là pour elle, elle n'aurait pas tenu longtemps. Une fois, un prince au Quatar m'a demandée ma main ! Mon mari et moi on en a rigolé pendant des années ! Des têtes elle en a fait tourner (et tomber).
Mais c'est derrière elle tout ça, la vanité des jours tendres, le temps passé à bien se coiffer, se maquiller, à plaire. Ce n'est pas qu'elle est plus belle, c'est que l'envie de se soucier de l'opinion des autres lui est passée depuis fort longtemps. Déjà qu'elle s'en fichait pas mal de l'avis des autres quand elle était jeune alors maintenant qu'elle a passé la cinquantaine, que la société l'a officiellement classée dans la catégorie des indésirables c'est tant mieux pour elle !

Mais Thècle n'est pas de ses femmes qui se font invisibles une fois que ses enfants ont bien grandi oh que non. Et elle n'est pas la seule.

▬ Victoire sait ce qu'elle fait oui. C'est bien d'avoir une femme pour tenir la baraque. Et si elle est belle c'est un plus. C'est plus facile de fermer son clapet quand le bourreau est beau. La beauté ou la violence, il n'y a que ça qui fasse tenir les hommes en place. Mais elle comprend mieux quel est le deal avec Leonas. C'est effectivement un vrai de vrai d'Oublié, mais un Oublié qui sait tirer sa carte du jeu. Tant mieux pour lui. Si le monde était juste mon chou, on aurait pas eu le Kamikakushi et la Transcendance. Des vieillards et des jeunes y'en a partout, tout le monde doit apprendre à se débrouiller.

En vérité elle trouve qu'ils s'en sortent plutôt pas très mal. C'est sûr c'est pas l'Eldorado mais il vaut mieux être traqué par la maladie et les monstres que par ses propres compères. Et la dureté du Désert a ses avantages : il y nait comme une forme de solidarité qu'on trouve difficilement ailleurs. Dans ce vivier de malfrats, il y a bien quelques âmes pour veiller sur les autres.

▬ Mais ouais, j'ai entendu dire que Tetsuya voulait aider et ça devrait plus trop tarder maintenant. La preuve que la miséricorde de Dieu rayonne partout, même ici tout en bas. Partager les ressources c'est ce qui se rapprocherait le plus de la justice. Fin c'est le genre de pensée utopiste qu'aurait eu sa fille. Si ça arrive c'est bien, sinon tant pis, Thècle n'en dormira pas moins bien la nuit. Elle prend ce que la vie lui offre et basta, ici c'est chacun pour soit.

La ranger aurait bien d'autres questions à poser à Leonas, notamment sur ce qu'il sait de Victoire, mais son holokit vibre dans sa poche. Elle décroche et se racle la gorge « Allô ? ». Contre son oreille, le haut-parleur grésille. Ça bouge à la frontière, ça parle de possible coup monté, d'un convoi qu'il faudrait inspecter sur place, ici, avant qu'il ne se dirige vers Celestia. Alors, la doyenne bondit sur ses deux pieds, saisit Toto, pose une paume sur l'épaule de Leonas et lui fait un salut de la main en écoutant les instructions.

▬ Tâche de pas crever avant de m'avoir rendue visite Leo ! Qu'elle lance tout de même avant de disparaitre au détour d'une ruelle.

Le filou a de la chance pour une fois. C'est le devoir qui le sauve mais il ne s'en tirera peut-être pas à si bon compte à leur prochaine rencontre...