Les jours passaient, interminables, sans saveur.
Tes nuits perturbées étaient pleines de brumes et d'images de la Vallée.
Le temps s'étirait à l'infini, et tu avais crains qu'il finisse par t'engloutir tout à fait.
Et puis la sentence t'était parvenue.
Altagracia venait de lancer le feu vert.

Ni une ni deux, tu avais sauté sur la notification, tes yeux avaient brillé comme jamais auparavant. Vous aviez convenu de vous retrouver un jour précis, et tu avais opté pour la sécurité en décidant de laisser ton Passe-Miroir de côté : tu t'y rendrais par d'autres moyens.

Et te voilà, deux semaines plus tard, aux portes de Requiem, ton regard mélange d'azur et de gris, de fatigue mêlée à l'excitation grandissante. Tu ne sais pas dans quoi vous vous embarquez, les Brumeuses ne t'évoquent pas grand chose, même si le nom a quelque chose de frissonnant...
Vous serpentez le long d'un sentier broussailleux, assaillis de branches et d'épines enroulées. Les paysages se succèdent, à couper le souffle, mais tes pensées batifolent plus loin, au-delà du ruisseau que tu discernes dans le lointain. « Comment croire que mes souvenirs égarés puissent se cacher dans un endroit aussi éloigné... » murmures-tu plus pour toi qu'à l'attention de la détective.
S'ensuit une nouvelle réflexion, maintenant habituelle, à ton égard. Ce n'est pas dérangeant, c'est là votre deuxième rencontre et tu perçois sa remarque comme un jeu entre elle et toi, que vous deux seulement êtes en mesure de comprendre. « Comment vous blâmer de ne pas croire en moi, alors que j'en suis moi-même incapable. » Ce serait bien la première fois que tu accomplirais quelque chose, une chose courronnée de succès qui redonnerait du sens à ta vie. « Mais s'il n'y avait plus aucun espoir, nous ne serions pas ici, pas vrai ? » C'est bien pour cette raison que vous voilà tout deux, encore inconnus il y a peu, sur le point de vous enfoncer dans les voiles brumeuses de la Vallée.
Le jour baisse ou bien est-ce seulement le ciel qui te semble plus sombre ?
Atmosphère mystique qui vous enveloppe au fil de votre marche.
Alentours chargés de brume qui vous aveuglent et vous égarent.
Les Brumeuses ne sont pas qu'un nom : elles recèlent bien des pouvoirs.

Ton front est chaud, tu brûles de curiosité tandis que le but se rapproche. Sous quelle forme t'apparaîtra ce miracle qui peut te sauver ? Tu cherches dans chaque recoin, l'indice qui te révélera tout... ou confirmera ton néant. « A quoi sauront-nous les reconnaître ? » murmures-tu discrètement, soucieux de ne point rompre la magie du lieu qui vous entoure.
Et puis tu les distingues au loin,
Qui naissent de la Source,
Qui bondissent maladroitement jusqu'à vous,
Frôlant avec imprudence la terre qui recouvre le sol,
Mais sans jamais le toucher, légères comme l'air,
Les bulles aux souvenirs égarés,
Dans les Brumeuses dissimulées,
Au fin fond de la Vallée.

La source jaillit devant tes yeux ébahis.
Eau translucide, porteuse de messages,
Bulles savonneuses toujours plus nombreuses,
Qui s'échappent et te chatouillent,
Puis finissent par s'enfuir dans les bois.

Vous avez trouvé la Source et c'est à peine croyable. Un lieu aussi mystique, dissimulé dans des fourrés, tu n'aurais pu l'imaginer. Le temps presse et s'étire à la fois. Ta mémoire se trouve peut-être ici, quelque part, au creux d'une bulle d'eau, ou emportée par le courant. « Si ce n'est pas de la magie, qu'est-ce que ça peut bien être... » Ton regard batifole, se nourrit de cette expérience nouvelle, persuadé de vivre aujourd'hui un moment précieux et inoubliable.

Altagracia propose une activité capture de bulles. Mais tu es hésitant Lucian, car tout te semble soudain si simple. Les bulles sont nombreuses, tu peux les atteindre sans mal. A leur contact, peut-être tes souvenirs te submergeront et ta quête sera une réussite. C'est tout ce dont tu as rêvé et pourtant. Tu as peur. Peur de la vérité. « Et si j'apprenais une mauvaise chose... ? » Ou plutôt, et si tu apprenais que tu es une mauvaise personne ? Mais le risque tu le connais depuis le début, et tu étais décidé à l'accepter. « Est-ce qu'on peut être tenu responsable d'événements ou d'actes dont on n'a aucun souvenir ? » Personnellement tu penses que oui, et que quoiqu'on te dise, la culpabilité te rongerait éternellement.

Ton coeur est douloureux, serré. Ton choix est fait, tu iras jusqu'au bout. « Je dois savoir si j'étais aimé, si je n'étais pas seul. » Et à petit pas tu t'approches, ignorant si n'importe quelle bulle fera l'affaire. Et si Altagracia s'en saisissait, reverrait-elle elle aussi des scènes de son passé ?

Tes yeux la repèrent vite, qui s'échappe mollement,
Tes mains s'agitent, vont au devant pour l'attraper,
Tes doigts se referment, scellant ta destinée.

Tu crois l'avoir éclatée, lorsque soudain,
Tout s'obscurcit,
Et jaillissent devant toi,
Les fantômes de ton passé.

Sorte de transe euphorique,
Dans ta bulle, isolé,
Tu laisses tes pensées courir,
Puis les attrape à la volée.

Tout s'éclaire et enfin tu le vois. Le Lucian enfant, haut comme trois pommes, avec les mêmes cheveux en bataille, les mêmes cernes creusées.
Tu ne distingues rien de précis, juste des sensations, des visions peu claires. Peut-être est-ce seulement une illusion ou un rêve, mais c'est la toute première fois que tu peux te deviner de la sorte. Tu ris. Tes fossettes aussi.
Puis tes sourcils se froncent. Tu les entends, les rires moqueurs, les insultes qui fusent, qui te parviennent pour te blesser, te faire du mal. Tu te retournes, essaye de repérer des corps, des silhouettes, mais la brume est trop épaisse, te voilà aveugle.
Nouvelle vision. Nouveau son de voix. Des cris d'enfant, non, plutôt de nourrisson. Le petit être t'apparaît vaguement et tu es surpris de remarquer la ressemblance qui vous lie. Ou peut-être est-ce juste un air dans le regard.
Lui aussi finit par disparaître.
Et puis comme par un réflexe inconscient, ton cœur s'emballe. Un petit garçon s'approche, tout sourire, et vient enlacer tendrement ta reproduction miniature. Tu lis le mot "famille" sur tes propres lèvres. Mais malgré la scène, tu comprends qu'il n'est pas vraiment ton frère, pas de sang.
La vision de vous deux dure, plusieurs secondes, ou minutes, peut-être même des heures ? Tu n'as plus aucune notion du temps. Tu te délectes simplement de l'air serein du Lucian enfant, puis adolescent, toujours main dans la main avec le même garçon mystérieux. Et puis, comme si tu avais appuyé sur une télécommande pour accélérer une série, tout se passe plus vite. Le garçon finit par tomber dans le gouffre. Et tu te revois, le visage en sang, laissé pour mort à quelques mètres.
Tu tournes la tête avec difficulté. Tu dois savoir ce qu'il s'est passé.
Et alors tu les vois, les agresseurs, qui détalent en courant.
Et puis le Lucian devant toi s'endort, d'un sommeil lugubre qui lui prendra alors ses souvenirs et le condamnera à l'amnésie.

La vision prend fin et tu tombes à genoux. Tes mains tremblent, comme l'ensemble de ton corps. Tu suffoques, cherche de l'air. Et puis tu repères un visage familier : Altagracia se penche sur toi d'un air inquiet. « J-je connais la vérité maintenant. » Tu fais preuve d'une intense concentration pour que les images perdurent dans ton esprit, tandis que tu te rejoues les scènes qui ont défilées. « Pas tout le puzzle non, mais quelques pièces. » Toujours à genoux dans la terre, tu te précipites d'ouvrir ta sacoche pour en ressortir un petit carnet vierge, ainsi qu'un stylo. D'une main encore tremblante, tu le tends à Altagracia. « Je ne comptais pas vous l'avouer un jour, mais je ne sais pas écrire... J'aurais une ultime faveur à vous demander.  » Tes mots sont bafouillés, la sueur perle sur ton front. Tu revois le nourrisson. Te voilà rouge de fièvre. Le petit Lucian s'approche. Tu insistes. « Altagracia, pourrais-tu prendre ce carnet et écrire ce que je vais te dire ? Je ne voudrais pas oublier une seconde fois. Je veux me souvenir pour toujours, de ce que j'ai vu au creux de cette bulle. »

Tu ne sais plus s'il faut en sourire ou s'effondrer.
Tu es surpris, surpris que la vérité apprise soulève tant de questions.
Peut-être même plus, que lorsque tu ne savais rien.
« Alors, alors... » Altagracia est surprenante, elle n'a pas hésité une seconde lorsque tu lui as tendu ton carnet. Plus tu évolues dans ce nouveau monde, et plus les rencontres sont étonnantes, enrichissantes. Les gens ne sont pas foncièrement mauvais, et tu as appris que les mauvaises expériences ne font en aucun cas des généralités. Il y a aussi des êtres prêts à aider, peu importe la raison. Tu aimerais un jour faire parti de ceux-là, ceux qui sauvent. Rencontrer une âme en perdition, comme toi avant, et lui montrer ce que représente la vie. Mais il est encore trop tôt. Tu ne saurais pas encore comment défendre ton existence, alors qu'elle ne reprend de sens que depuis une poignée de minutes. « Les visions n'étaient pas très nettes, mais je vais faire de mon mieux. » Tu te replonges dans le rêve... non. Dans ta réalité. « Tout d'abord je me suis vu petit. Un vrai Lucian miniature. Toujours ces foutues cernes... et ces cheveux indomptables. » Tu esquisses un sourire en te rappelant cette première impression. Mais ton visage reprend bien vite un air plus sombre. « Il- enfin je, étais seul, au départ. Et puis il y a eu ces voix, ces insultes. Ces moqueries. Elles étaient pour... pour moi. » Tu n'as même pas honte de dévoiler ces détails blessants à Altagracia. Après tout c'est ton histoire, et maintenant que tu l'as retrouvée, il n'est pas question de la nier, en aucun point. « Ensuite je... oh Altagracia, j'ai une soeur ! ou un frère ! je ne sais pas, ce nourrisson était bien trop jeune et la vision bien trop flou mais... nous avons le même regard, et j'ai senti notre lien. » Te voilà rattaché à un être en ce monde. C'est tout ce qui compte. Pas le fait que ce nouveau-né soit certainement la dernière vision que tu aies eu de lui ou que son cadavre croupisse probablement là-haut, sur Terre. « Oh et aucune vision concernant mes parents. » Tu prononces ces mots tel un robot mal réglé, avec la voix qui flanche mais le ton dénué d'émotion. « Et puis surtout ce garçon. Un ami ou je ne sais pas... Il disait qu'on formait une famille mais, nous n'étions pas réellement frères. Je n'ai pas trop compris... Oh et nous sommes restés des années ensemble ! dire que je ne me rappelle même pas son nom. » Et puis tes yeux se baissent, tes mains moites s'enfoncent dans la laine de ton écharpe. Tes ongles la griffent. « Il a été jeté dans le gouffre par une bande d'inconnus. Je les ai aperçu mais n'ai repéré aucun signe distinctif. Seulement moi, le Lucian plus jeune, laissé pour mort sur le côté. J'ai l'impression que c'est la clé de tout. Que c'est cela le choc de trop, qui a fermé mon esprit à jamais. »

Et puis tu lâches ce rire un peu trop contrôlé, un peu trop criard pour être vrai. « De toute façon aucune importance, j'ai des réponses et n'en aurais jamais plus. Ce gars-là est mort depuis longtemps, et ce nourrisson, ma seule famille, aussi. Alors j'imagine que les recherches s'achèvent ici. » Les larmes ne montent pas cette fois. La fatalité est trop grande. Une excitation démesurée, couronnée par un succès bien moins brillant. Tu n'as rien à ajouter.
« Voilà c'est bon. Tu peux ajouter le point final. »

Tête baissée, tout secoué, tu ne sais plus où tu es, qui tu es. Tes convictions envolées, tout écrit dans ce carnet, tu as gagné ta vérité.

Les bulles prolifèrent, semblent se multiplier, tandis que ton regard divague, se pose sur la forêt. Si ton esprit était plus clair, peut-être aurais-tu aimé comprendre la magie du lieu ou percer le mystère de la Source. Mais en l'instant rien ne te surprend plus, que la vision ineffaçable, à jamais gravée -du moins l'espères-tu. Le temps du retour vient, et tu te demandes s'il ne vaudrait pas mieux se perdre ici, dans la Brume, pour ne jamais revenir. Après tout, ici règne une atmosphère étrange, où l'on se croit hors du temps, soumis à aucune règle. Tu resterais seul avec tes pensées, arrêtant de chercher, de remuer ciel et terre pour compléter, ce puzzle éparpillé.

Mais Altagracia prononce les mots justes, ceux qui redonnent espoir, qui vendent du rêve, à prendre ou à laisser. Pourquoi attendre ici à tout jamais, quand la vie peut nous réserver une surprise qui pourrait tout bouleverser ? Une rencontre, un secret, ça vaut le coup d'espérer. « Je ne sais plus quoi penser, vers où me diriger. Mon unique certitude est que je vous dois beaucoup Altagracia. Et même si j'ignore comment m'y prendre, sachez que je continuerai à mener l'enquête. » Sourire malicieux, le regard brillant d'aventures à venir. « Seul je n'aurais jamais réussi à trouver cet endroit, et quand bien même, je n'aurais pas eu le courage de m'y rendre. Il y a peu la peur surpassait même mon envie, mon besoin de réponses. » Quand tu te revois quelques mois plus tôt, étouffé par la solitude qui te rongeait les sangs, entravé par cette peur de vérité, tu te rends compte du chemin parcouru. « C'était une belle aventure. » finis-tu par conclure. Tu aimerais étirer le temps, faire durer vos adieux -quoique peut-être vos chemins puissent se recroiser un jour. « ...Il est temps de rentrer n'est-ce pas ? » L'estomac noué tu l'écoutes penser tout haut, lorsqu'elle suggère revenir un jour, tenter l'expérience elle aussi. Tu n'ajoutes rien, ne rétorques pas, après tout c'est une quête personnelle, que chacun entreprendra ou non le moment voulu.

« Et s'il m'arrivait un jour, de me rappeler davantage, pourrais-je vous écrire, le partager avec vous ? Oh euh en admettant que je sache écrire d'ici-là bien sûr mais euh... » Comment d'une formulation simple, ton esprit peut-il en faire un amas d'idées aussi entremêlées et confuses ? « Ce que j'essaye de dire c'est que... nous avons commencé cette aventure ensemble et je suppose qu'il est toujours gratifiant de suivre l'évolution d'un client, alors... » Finalement tu décides de te taire ici, de rien ajouter. Altagracia a appris ton fonctionnement, elle a su mettre des mots très vite sur tes faiblesses, tes particularités. Alors elle saura certainement reconnaître ton malaise, ta difficulté à t'exprimer, et à l'interpréter comme tu le voudrais.

A défaut de mots embrouillés,
Tu sors ta flûte de pan, te mets à jouer,
Tout le long du trajet,
Jusqu'à ce que Requiem,
s'étende à vos pieds.