De grandes responsabilités te pèsent.
Cela fait longtemps que tu n'avais pas été digne de confiance.
Ne pas trahir les espérances. Être à la hauteur.

Cette amitié entre vous est une naissance rapide, imprévue, que jamais tu n'aurais pu prévoir. Un lien qui vous ai tombé dessus sans crier gare. Et bientôt voilà sa demande formulée : toi Lucian, fraîchement rencontré et qui va de ce pas garder les êtres les plus chers aux yeux de ton ami.
Sa famille poilue aux longues dents.
Ses compagnons lapins.
Et malgré la peur de mal faire, de décevoir, c'est le sourire aux lèvres que tu arrives ce matin là dans l'appartement. Icare est un être important et tu es heureux de pouvoir lui rendre service, comme il l'a fait pour toi par le passé.
Un sac à la main gavé de croquantes carottes, tu t'avances sans appréhension vers les petits animaux qui accourent déjà. Tu discernes Lily au loin, toute ratatinée derrière un pied du canapé. Tu lui laisseras une carotte en évidence et t'éloignera pour la laisser déguster en paix. Tu crois comprendre cette méfiance qu'elle te porte, et tu la respectes.

Mais alors que tu t'avances, ta maladresse habituelle te rattrape. BIM BADABOUM. Tu te prends les pieds dans le tapis et lâche le sac qui vient rouler sous le canapé dans un grand bruit de chute. Ni une ni deux, Lily part ventre à terre, esquive ton corps affalé et disparaît par la porte encore entrouverte. Tu reprends vite tes esprits et horrifié, te précipite à sa suite en chuchotant son nom... même si l'heure est grave, tu ne voudrais pas la brusquer en hurlant...

Aucun signe de Lily. La malédiction de ta malchance te suit et te suivra toujours semble-t-il. Tu voulais bien faire mais finalement tu n'es qu'un incapable.
Tu n'as cependant pas le temps de te morfondre et avant toute tentative de recherche, tu prends la décision de contacter Icare sur le champ. Tu sais que tu viens de signer la fin de la confiance qu'il te portait, de l'estime qu'il pouvait avoir de toi, peut-être même de cette douce amitié qui te rendait si heureux.
Tu as les larmes aux yeux tandis que tu composes son numéro.
Ton coeur est lourd, envers Icare bien sûr, mais surtout lourd de savoir Lily égarée et sûrement déboussolée, dans cette immensité de Polaris dont elle ignore tout. Encore une fois tu te reconnais en elle. Et tu sais à quel point quitter la sécurité de son cocon protecteur est difficile... voir même désastreux.

Icare avait eu envie de se balader. Rien de bien méchant, rien d'affreusement irréel. Il voulait voir du pays, c'était un peu le sentiment de liberté qu'il cherchait depuis tant de temps, dont il voulait avoir le goût sur la langue. C'est bien dommage, de rester enfermé. Il n'en a plus la goût, c'est celui de l'aventure qui l'appelait, avait quitté son appartement bien réchauffé le matin, et avait demandé à Lucian de s'occuper de ses lapins. C'était chose surprenante, comme une amitié naissante pouvait s'épanouir avec tant de fluidité, de rapidité. Il y a dans ces goûts là les soupçons d'amertume, parfois, mais avec Lulu, seules les pommes avaient la saveur acidulée. La confiance coulait déjà, il n'avait demandé à Risa de s'en charger (elle aurait été capable de s'en faire fourrure sur le dos). Et puis, direction les contrées oubliées, celles qu'il n'avait vu que de loin dans les soupçons de légendes.

Il n'avait pas franchi la frontière, quand Lucian l'avait appelé. Bien chanceux qu'il était, il avait évidemment répondu. Et puis avait fait aussitôt demi-tour, s'était presque précipité, avait supplié Chapomosh d'avancer plus vite, sous les hennissements incessants, sous la hâte de l'homme sur son dos. Arrêté devant l'immeuble, il n'avait pris la peine que d'attacher solidement l'âne, avant de monter les escaliers quatre à quatre. Catastrophe. Lily avait donc vraiment disparu, car, en arrivant, il n'y avait que ses cinq amis poilus, mais l'opale de sa compagne des chutes n'était guère présente. Le regard se tourne vers l'homme présent dans la pièce, les cheveux corbeaux volent, presque, quand il s'approche, pas pressé, manteau lâché sur le parquet. Il a si peur de la perdre.

Il ne perdrait Lily encore.

« Par où s'est-elle enfuie?. »

T'attendais-tu à des reproches, Lucian? Icare est homme trop bon, ne saurait élever la voix qu'avec le cœur vibrant, les larmes aux bords des yeux. Enfouit ses sentiments dans la fourmilière de pensées. Et pourtant, l'inquiétude vibre la voix. Il a peur, affreusement peur. Peut-être est-il déjà trop tard. Est-elle morte quelque part? L'a-t-on recueillie, la pensant abandonnée?

« Il faut qu'on parte à sa recherche. Elle est si petite, elle risquerait de se coincer quelque part. »

Si petite.
Si fragile.
Il y a Hélianthe dans sa tête, qu'il a perdu tant de fois. Il y a Lily dans ses souvenirs, boule de lumière sous le soleil brûlant, qui réveille des cauchemars, qui oublie la petite sœur noyée, qui oublie l'amant effondré. Il faut la retrouver. Et le voilà qui sort déjà arpenter les couloirs.

Culpabilité qui te ronge et t'entrave.
Envie de disparaître pour toujours ou de remonter le temps fuyard.
Besoin d'air, de s'isoler, mais se refuser à laisser ton ami seul.
Rester malgré tout, et essayer d'arranger les choses.

Icare est un être particulier, celui qui t'a redonné confiance. Tu ne peux pas l'abandonner maintenant et fuir la réalité. C'est ce que tu aurais fait avant. Avant de faire sa connaissance et de t'attacher à lui. Aujourd'hui tu décides d'affronter tes démons, d'aller au devant.
Alors,
Lorsque Icare franchit le palier,
Tu es toujours là. Prêt à l'aider.
« Je ne sais pas exactement, le temps que je me relève elle avait déguerpie... » Tu tritures tes mains moites, avec ce mot, "pitoyable", qui se répète tel un mauvais refrain, un disque rayé bon à jeter. « N'y aurait-il pas une cachette que tu connais, ou une odeur particulière qui aurait pu l'attirer ? » Lui souffles-tu tandis que vous vous engouffrez dans les couloirs.

Chaque seconde s'éternise, lourde de sens et de conséquences. Tes yeux qui papillonnent, se posant aléatoirement sur chaque recoin. Et puis la détresse que tu lis dans les yeux mouillés d'Icare, et qui menace de faire céder tes jambes. Tu dois rester fort, ne pas t'effondrer. Être un soutien. « T-tu pourrais jouer quelques notes ? Elle te reconnaîtrait peut-être... » Tu te dis que son naturel apeuré aura joué, et qu'elle sera allée se terrer non loin. Mais la peur te tord l'estomac, et la vue de ton ami mal en point n'arrange en rien ton mal-être.
L'appel de la musique d'Icare, l'ange des sourires, voilà votre chance. Ton idée est loin d'être une solution, mais.
Il est temps d'agir, de tout mettre en oeuvre, ensemble, pour retrouver Lily saine et sauve.

Lily était si craintive, toute petite bête. Il savait qu'elle avait dû avoir une frayeur pour s'enfuir de la sorte. Ou peut-être cherchait-elle à le retrouver, pas encore trop habituée à Lucian? Voilà quelque chose auquel il aurait dû penser. Mais il était trop tard, maintenant, il faudrait la retrouver malgré ces songes parasites. Alors il parcourt les couloirs, écoute vaguement son ami et puis s'arrête un instant.

« Elle ne sort jamais de l'appartement... Et généralement, c'est dans mes vêtements qu'elle s'installe. Mais tu m'as dit qu'elle était sortie? Je crois qu'elle a eu peur de te voir débarquer, peut-être qu'elle a cherché à me retrouver... J'aurai dû y penser. Mais ce n'est pas de ta faute, tu sais. Elle a beaucoup vécu, voilà tout. »

C'était un peu sa meilleure amie, Lily. Se comprendre sans les mots, se laisser bercer par ses doux poils nichés au creux de son cou était devenu naturel pour lui. Alors il soulève quelques tapis (inutilement), il se baisse à chaque creux, chaque mouvement l'interpelle. Il voudrait tant se contenter de l'appeler pour qu'elle revienne, mais se doute qu'elle est tremblante, toute apeurée. Et l'idée proposée n'est pas bête, alors il sort la flûte.

« Ce n'est pas idiot, il faut bien essayer. »

Il porte l'instrument aux lèvres, joues quelques notes, une petite berceuse pour que les lapins s'endorment, mais aucun papier ne vole, maintenant. Reviendra-t-elle en courant?

Tu cours, il court, balade imprévue au gré des paliers, succession de portes fermées, de murs défrichés.

Pas un mot, pas un bruit, seuls vos pas qui piétinent, se recroisent et se croisent encore.

Le souffle difficile, la peur qui prend aux tripes, l'impuissance qui brûle la peau et fait perdre la tête.

Les notes d'Icare s'envolent, et à défaut d'apaiser la situation, apaise ton cœur bien trop lourd.

Pourquoi ? Comment ? une si grande gentillesse peut-elle voir le jour et prospérer en un seul être ? Icare te rassure, Icare te pardonne, malgré la folie du moment, malgré son désespoir apparent. Et tu t'en veux peu importe ses paroles, tu t'en veux de peiner ton tout premier ami.

Finalement, alors que tu arpentes l'étage en dessous, tes yeux se posent sur une porte entrouverte. Un placard ou un local quelconque ? penses-tu. Mais plongé dans le noir, et dieu sait que le noir t'effraie. Il te rappelle le vide de ton esprit, et le néant qui t'aspire. Mais tu dois être courageux. Alors tu la pousses, cette foutue porte. Tu as vu juste, malgré la pénombre tu distingues un balai à ta portée. Ni une ni deux tu t'en saisis. Ainsi équipé, tu pourras te défendre, si tes démons décidaient de resurgir en ce lieu. « L-lily ? Es-tu là Lily ? Si tu savais comme je suis désolé... » Tes yeux ont beau s'accoutumer à la pièce, aucune lapine ne se dévoile. Te voilà sur le point de repartir, lorsqu'un bruit te rappelle aussitôt : un seau vient de bouger.

Tu décides de laisser Icare vérifier, te refusant à effrayer Lily -si c'est bien elle- encore une fois. Alors tu fais coulisser la porte doucement, en t'excusant de l'enfermer quelques instants, mais que c'est pour son bien, qu'Icare va venir la chercher. Et tu pars en quatrième vitesse, pour remonter vers ton ami. Une énième chute dans les escaliers plus tard, et ton balai toujours à la main, tu te précipites sur lui. « Je crois que je l'ai trouvée ! Suis-moi donc ! » Et tu l'entraînes à ta suite, direction, le placard dissimulé, sous la cage d'escalier.

Les notes résonnent entre les corridors enfermés, les notes s'infiltrent sous les portes, les notes amusent les voisins quand le lapin ne pointe le bout de sa truffe. Mais Icare ne s'arrête pas, car il a espoir que Lily réponde à son cri de désespoir que l'on entend pas, encore une fois. Oh, il ne rêve que de serrer sa douce fourrure entre ses doigts, lui caresser sa petite oreille, lui faire des bisous quand elle se rapproche encore de trop de son visage. C'est qu'il a la douceur en habitude pour le petit animal, est bien son seul véritable compagnon. Mais Lily, au fil des secondes, ne vient toujours pas. Et le temps s'écoule en minutes, et le sablier est infernal et les paupières se ferment plus fortement à chaque seconde qui défile. Est-ce fini? Il est sur le point d'abandonner, quand Lucian revient, tout essoufflé. C'est qu'il le coupe dans sa musique, mais le suit presque aussitôt, aveuglément, oui, si cela signifie retrouver Lily. Il n'a que cet espoir au bout du chemin.

Et les voilà arrêtés devant le placard à balais, et Icare entre presque aussitôt, bien trop impatient (bien trop inquiet). Et là, la petite boule de fourrure toute recroquevillée dans le seau, on dirait du lait moelleux, on dirait des flocons de neige immortels. Et il a les larmes aux yeux, quand il engouffre ses mains pour la récupérer, pour la porter à sa poitrine. Il y a les petites pattes qui se secouent paniquées, et puis il lui murmure quelques paroles à l'oreille, il lui embrasse la tête, s'excuse de l'avoir laissée toute seule dans le noir si longtemps. Icare la porte contre son cou, la maintient bien et elle s'enfouit contre sa peau, quand il se retourne vers Lucian avec son sourire resplendissant.

« Merci. »

On aurait pu s'attendre à des reproches, mais Lucian n'a pas fait exprès, de la laisser s'enfuir. Il est maladroit, tout comme lui, tout comme n'importe quel humain logiquement constitué. Alors il ne peut lui en vouloir. Alors il glisse ses doigts entre les poils clairs, alors il ferme un instant les yeux, et puis ressort du placard à balais, Lily entre les bras, contre le cœur.

« Viens, rentrons. J'ai acheté des pommes, l'autre jour. »

Que de douceur, le voilà qui accueille encore Lucian chez lui. Est-ce une mauvaise habitude, de laisser tous les animaux mignons qu'il croise se retrouver à occuper son canapé?

Le "merci" d'Icare se répète, telle une boucle folle, que tu ne saisis pas.
Il ne veut pas blesser, Icare, jamais, garde tout pour lui, muet comme une tombe, lorsque tout va mal.
Mais toi, tu sais à quel point Lily était importante, à quel point cette courte perte a pu être difficile. Alors même lorsqu'il se tourne pour t'offrir un énième sourire, cachant son effroi encore lisible sur ses traits fatigués, tu l'arrêtes aussitôt. « Tu sais Icare, tu peux m'en vouloir... Tu peux exprimer n'importe quelle émotion. La joie bien sûr, lorsqu'une belle chose survient. Mais aussi la peine ou la colère, qui méritent tout autant d'être entendues. Les amis sont là pour ça : pour les écouter, quelles qu'elles soient. » Et tu le penses, sincèrement, tu aimerais juste une fois, être celui qui épaule, celui qui encaisse et qui réconforte. Tu ne serais sûrement pas très bon les premières fois, mais ça viendrait. Tu pourrais être un soutien pour ton ami... même si tu n'es pas le meilleur candidat au poste et sûrement pas celui avec les meilleurs conseils.

Une fois les deux âmes sœurs réunies, tu ne peux t'empêcher un sourire soulagé : tout est rentré dans l'ordre, n'est-ce pas ? alors pourquoi cette peine qui persiste ? pourquoi ce sentiment qui s'immisce, te murmure que tu n'es qu'un incapable ? « J-je ferais mieux de rentrer. » Non pas que tu en es envie, mais tu te dis que c'est pour le mieux. « Je ne voudrais pas causer une autre catastrophe. » Te tenir éloigné, toujours, des autres, du monde, ne pas te faire remarquer. Là où tu t'investies, tu ne causes que des soucis. Alors tu te dis que c'est pour leur bien, tu te rassures, veux être le sauveur.
Mais tu n'es pas un héros Lucian.
Tu es lâche, et lorsque tu as trop à affronter,
Tu disparais, tout simplement.

C'est Lucian, qui lui dit tout ça. Lucian, qui lui rappelle qu'il n'est pas obligé de tout garder pour lui. Que toutes ses peines, que toutes ses colères ont raison d'être. Mais il n'est pas énervé, il est inquiet. Il est inquiet pour Lily, il est inquiet pour sa relation avec Hélianthe, il y a ses tourments qui tournent en boucle sans jamais s'arrêter, c'est insoutenable. Mais Lucian? C'est son ami le plus proche, ici. Lucian, c'est un peu sa bouée de sauvetage inavouée, c'est vrai. Il y a entre les deux hommes cette connexion inavouée (inavouable, c'est vrai), qui les relie. Peut-être parce que tous deux sont trop niais, trop gentils. La question est encore à se poser, qui sont-ils, que sont-ils? Des amis. C'est ce qu'aimerait répondre Icare, qui a malgré lui un petit sourire quand il lui dit toutes ces choses (qui ne sont pas fausses). Mais aujourd'hui, elles n'ont pas raison de lui.

« Je ne t'en veux pas. »

Peut-être sont-ce les paroles d'une certaine délivrance, il aimerait le rassurer quant à tous ces maux qui semblent le parsemer, Lucian. Mais il ne peut qu'affirmer que cet accident n'engendre rien quant à leur relation, vraiment.

« J'étais inquiet, c'est vrai, mais ce n'est pas de ta faute, si elle s'est enfuie ainsi, tu sais. Elle est peureuse, et tu avais simplement mal fermé la porte. Ça aurait pu arriver à n'importe qui d'autre. »

Et bientôt, il a la main qui se lève quand Lucian veut s'enfuir comme petit voleur. Il a le réflexe de vouloir lui attraper l'épaule, se souvient que c'est une mauvaise idée, se rétracte au dernier moment. Non. Il ne doit pas. Alors il secoue la tête.

« Tu peux rester. On peut parler. »

Il lui offre son beau sourire, et remonte les escaliers, espérant sincèrement que son ami ne le suive, continuant à parler en caressant Lily tout doucement pour calmer la lapine.

« Tu as raison, j'ai le droit de m'exprimer. C'est juste que je n'y suis plus vraiment habitué. C'est aussi ce qui a causé une très grosse dispute avec mon meilleur ami, quelques années avant la chute. »

Hélianthe. Et il a tant changé, ça brise son cœur, ça le ramène à la réalité. Pourquoi leur relation doit-elle être tant différente, maintenant?

« Tu veux du thé? Avec les pommes. »

Tu lis dans ses yeux qui te fixent, que tu as su viser juste : mais peu importe les pensées enfouies, qu'il garde bien pour lui, Icare est maître de son jardin secret, et loin de toi l'idée, de les lui dérober.

Les mots volés, ce n'est pas ton truc, tu préfères que les langues se délient lorsqu'elles le désirent, lorsque le besoin de se confier prend le dessus sur tout le reste : mais Icare semble indiquer que ce n'est pas le moment adéquat ou peut-être pas la bonne personne, qui se tient face à lui. Et tu le comprends. Et ça ne changera rien à votre amitié. Ce lien indescriptible qui vous unit, n'est en aucun cas la clé, qui fera tomber toute barrière, et révélera vos secrets. « Tu ne m'en veux pas... ? Mais comment... Lily est si précieuse pour toi... Je le savais, je savais qu'elle était importante, pourtant... » Mais un énième regard en direction d'Icare, confirme la chose : il est sincère, ne t'en veut pas, veut te rassurer, alors même que son corps frémit, que ses mains tremblent toujours.

Et bientôt, ta culpabilité, celle qui ronge, vorace, se dissipe un peu. « Tu veux vraiment que... je reste ? » Incompréhension. Surprise. Cœur qui se réchauffe. Jamais personne ne t'a retenu lorsque tu as voulu fuir. Tu disparaissais sans mot dire, et personne ne remarquait, le fantôme tourmenté qui venait de passer. Alors tu t'approches, à petit pas, tu te glisses dans les bras du logis, dans le cocon de ton ami, et ô que tu t'y sens bien. Le lieu t'a manqué, les lapins aussi, ils accourent déjà pour vous accueillir.
Mais ton ami musicien laisse s'échapper quelques paroles,
Qui sonnent douloureuses,
Rappellent des moments de vie.
Tu pourrais le questionner, mais tu n'es pas d'un naturel intrusif. La curiosité a ses limites, comme s'introduire dans l'intimité d'autrui. Tu préfères le silence, laisser les paroles mourir, et le regarder trouver, un quelconque autre sujet.
« Oh avec plaisir. Tu sais du moment qu'il y a des pommes, je suis le plus heureux. » Une fois la tasse entre les mains, tu places tes paumes de chaque côté, et laisse la chaleur parcourir tes doigts, te réchauffer. Le doux parfum titille tes sens : un lapin saute sur tes genoux, tu le caresses avec tendresse. « Quel est son petit nom ? » Après tout, la famille est grande, les bouilles diverses, et il va te falloir retenir, les caractéristiques de chacun. Hors de question de confondre les lapins entre eux, ce serait honteux !

« ... Les mots peuvent blesser, plus profondément que n'importe quelle lame. » Tu touilles ton thé fumant, on entend plus que le raclement de ta cuillère, et tes mots qui s'échappent, s'envolent jusqu'aux oreilles d'Icare. « Fût un temps ils me terrifiaient. Je n'exprimais plus rien. De cette façon je ne faisais plus de mal à personne, pas même à moi-même. » Tu ne regardes pas directement ton ami, tu le devines du coin de l’œil. « Les mots ont un pouvoir c'est certain, mais ils ne mènent pas forcément à de mauvaises fins. Il y a tellement de combinaisons différentes. De lettres qui se font, se défont. De sonorités. » Puis ton esprit devient plus clair et tu te réveilles de cette transe passagère.... Qu'est-ce qui t'a pris... ? « Oh euh excuse-moi, oublie ça ! » Tête baissée, tu te plonges dans la contemplation de ta boisson, puis finit par engloutir tes quarts de pomme en une bouchée. « T-tu sais quand je saurai lire, j'apprendrai pleins de poèmes ! La poésie semble regorger de possibilités. Oh j'ai hâte, je viendrai te réciter quelques vers, qu'en dis-tu ! » Et tu lui offres un sourire bienveillant, des restes de pommes entre les dents, tout content de ce nouveau projet, que peut-être vous pourrez partager ?

Oh, il y a des choses bien importantes que les gens brisent si aisément. La confiance, l'affection, tout ce qui est immatériel pourtant si fragile. Oui, Lily était sa petite chouchoute (probablement que les autres lapins s'en rendaient d'ailleurs compte), mais cela n'empêchait pas qu'il y avait aussi Lucian. Et les deux étaient importants, à présent. Et il faut dire que les étourderies arrivaient à tous, il ne compte plus le nombre de fois où Lily s'était enfuie dans les forêts avant leurs chutes, et qu'il avait pleuré sa perte alors qu'elle était toujours revenue. Oh, vraiment, c'est qu'il y a de pires choses en ce monde.

« Je dirais que je te pardonne. Pas de rancœur, vraiment. Même avec moi, elle joue parfois à fuir. »

Mais revient toujours. Et il sert le thé avec une certaine douceur, Lily toujours perché sur son épaule, enfouie contre son cou comme si elle refuse de s'en séparer, maintenant (ce qui est le cas, finalement). Et un bref regard vers le lapin crème qui s'est confortablement installé sur les cuisses de Lucian, Icare pouffe de rire.

« Pamplemousse. C'est le plus jeune, il a une tâche un peu étrange sur la patte droite arrière. On dirait un pamplemousse. »

Et il a déjà essayé de lui en faire manger... Ce ne fut guère un succès, vraiment. Et il sourit devant l'affection que l'on offre à ses chers compagnons. Cela lui fait bien plaisir de voir qu'il n'est pas le seul à apprécier les petites boules de poils qui envahissent son salon nuits et jours. Et Icare écoute d'une oreille distraite le monologue de Lucian. C'est qu'il n'a vraiment pas tort. Et d'un côté, il en a des souvenirs, de ces mots blessants. Il a dans la tête encore le visage d'Hélianthe lors de leur dispute, celle qui hante ses cauchemars, parfois, avant de le voir sombrer lors du kamikakushi. Et ça le fait soupirer.

« Non, tu as totalement raison. Mais parfois les mots quittent trop rapidement les lèvres. En tout cas, cela ne veut pas dire que tu dois t'en défaire. Je suis bien heureux que tu te sois remis à exprimer, tu sais. Je me sentirais bien seul, maintenant, sinon. Les lapins, c'est cool, mais pas très bavard. »

Enfin, il faisait parfois la conversation pour deux, rien de bien surprenant, quand on le connaissait, finalement. Et le sourire fleurit sur ses lèvres quand Lucian lui dit qu'il lirait des poèmes. Il est large, il est rayonnant, quand il caresse distraitement Lily.

« Ce sera avec plaisir. J'ai aussi hâte de te voir réciter tes propres vers, vraiment. Tu ne crois pas que ce serait bien? Un florilège écrit de tes propres mains. »

C'est qu'il vend du rêve, c'est un peu son but, ne s'en cache pas. Il est plutôt fier des avancées de son élève de fortune, vraiment. Et ça lui réchauffe le cœur de voir qu'il est si heureux d'apprendre.

« Tu sais, je serai toujours très content de t'écouter. Après tout, ça me prouvera que tu as toujours eu ce talent, caché quelque part en toi, hm? »

Oh, il sait que Lucian en est capable.