Le travail à la boulangerie était exténuant, usant et chauffant les muscles de Dorothea qui rentrait chez elle, fourbue. Avec le temps, la fatigue se faisait moins forte, se nichant dans les plis des articulations pour mieux se réveiller lors de ses jours de repos. Aussi rude était cet emploi sur le strict plan physique, mentalement Dorothea se sentait emportée dans des montagnes russes. Rosario n’était pas méchant loin de là. C’était un oncle fantasque, grand enfant agissant sur l’ardeur du moment sans réfléchir sur le long terme. Dorothea se devait de jongler entre la tempérance et l’envie de le laisser faire.

Mais il l’écoutait (quand il le voulait). La preuve : la suggestion qu’elle avait émise pour le nom de la boutique était désormais inscrite sur le fronton.

La Roseraie : un écho au prénom du propriétaire qui avait du faire croire, à plus d’un client, qu’il allait ouvrir la porte sur un fleuriste.

Comme chaque jour, en prenant son service de l'après-midi, Dorothea passa par l’arrière-boutique, allumant les fours pour la préchauffe. Rosario arriverait probablement plus tard : les heures d’arrivée du vieil homme étaient aussi fluctuantes que ses éclairs de génie. Il arrivait toujours au moment le plus inopportun.

Rompue au rituel journalier, concentrée dans son ouvrage, Dorothea ne perçut pas pas la personne entrer à sa suite, poussant la porte ouverte. Penchée sur le plan de travail, les mains déjà couvertes de pâte et de farine, Dorothea n’entendait rien. Le Holokit posé à ses côtés diffusait une de ces playlist qu’elle avait composé, détestant œuvrer dans le silence lorsqu’elle était seule.

Ce ne fut qu’après avoir enfourné son plateau de croissants et en se retournant qu’elle aperçut la silhouette - celle d’une jeune femme de peu ou prou son âge.

Sur le coup, Dorothea n’avisa que le visage, oblitérant la tenue que portait l’étrangère. La Canadienne s’essuya les mains sur son tablier.

— Euh, excusez-moi… Ce n’est pas encore ouvert…

Pourtant, il lui semblait avoir fermé la salle la veille. Dorothea se ravisa : aucun client n’aurait l’idée d’entrer dans les cuisines, sans invitation. Même avec l’excuse de ne pas trouver les toilettes. Serait-ce une voleuse ? En ce cas, elle se trouvait au mauvais endroit pour vider la caisse et avait visé la boutique la moins lucrative de la rue.

Si ce n’était une cliente perdue, ni une cambrioleuse, cela ne pouvait être que…

— Oh, vous êtes la nouvelle employée ? Maria, c’est cela ?

Rosario lui en avait vaguement touché deux mots : “une gamine qui rit pas à mes blagues, mais c’est pas une mauvaise Cendrillon !” selon ses dires. Une définition assez obscure qui avait suscité nombre d’interrogations du côté de Dorothea.

La main propre, la Canadienne la tendit pour les salutations d’usage.

— Enchanté, je suis Dorothea. Je m’occupe des confections. Vous avez été engagé pour quel poste ?

Petite souris était un qualificatif que beaucoup de gens associaient à Dorothea dont Vijay et sa verve percutante. L’empressement de Maria à se faufiler hors de la cuisine, ses quelques mots lancés en réponse à la salutation d’usage, soufflaient à Dorothea que la demoiselle était taillée tout comme elle. La Canadienne se retint de suivre la jeune employée, se disant que son comportement pourrait paraître insistant.

Pour autant elle n’abandonnait pas l’idée de converser davantage avec elle. Entre employés, il fallait apprendre à se connaître et cela aiderait Dorothea à sortir de sa réserve. Si Maria se montrait plus timide qu’elle, la Canadienne n’osait pas imaginer le comportement de Rosario à son égard. Indélicat comme il était, il avait dû ruer dans les brancards et la secouer trop fort, cette pauvre Maria.

Sortant une plaque du four, Dorothea déposa quelques croissants et pains au chocolat sur une assiette. Elle en confectionnait toujours en plus pour se procurer un peu de nourriture pour elle, mais aussi pour Rosario, sans quoi ils n’auraient eu plus rien à vendre en boutique.

Percevant un bruit venant du couloir, Dorothea s’y rendit. Maria devait être occupée à nettoyer. Ce serait l’occasion d’amorcer une approche plus poussée.

— Si jamais vous avez un petit creux, j’ai mis de côté des viennoi…

Le reste de la phrase demeura en suspens. Le regard de Dorothea avait accroché la tenue de travail de Maria. C’était bien la première fois qu’elle voyait une tenue de soubrette - du moins autrement qu’entre les pages d’un manga feuilleté dans un rayon ou sur un écran d’ordinateur lors du visionnage d’un anime. C’était une expérience particulière.

Était-ce Rosario qui en avait eu l’idée ? Dorothea espérait qu’aucune pensée vicieuse ne se dissimulait derrière ce choix. Cela ruinerait l’image qu’elle avait de cet homme et la contraindrait à se montrer plus distante envers lui, non sans lui demander des explications au préalable.

— Ce n’est pas trop gênant pour travailler ?

Tentative hasardeuse de découvrir la vérité.

La réponse fut cinglante réclamant à la Canadienne de ne pas fouiner davantage. Dorothea reçut la phrase avec un pas de recul, désarçonnée. Pour autant elle n’en voulut pas à Maria. Elle se dit qu’elle avait été trop intrusive par son interrogation. Dorothea balbutia quelques mots afin de chasser le malaise qui s’était installé.

— Oh, juste que… Empotée comme je suis, j’aurais trop peur d'abîmer une si jolie tenue en travaillant. Mais toi, elle te va très bien.

La sonnerie de son téléphone résonna comme le salut. S’excusant auprès de Maria, Dorothea se rua vers l’appareil. Stoppant sa playlist, la Canadienne décrocha. Au bout du fil, un client. Se composant le sourire commercial même si personne ne la voyait, Dorothea saisit un stylo avant de s’approcher du tableau au liège où s’alignaient plusieurs papiers, commandes en cours de la clientèle de la boutique. La Canadienne retint un soupir tout en notant ce que le client lui dictait.

Un travail de longue haleine l’attendait.

— Pour demain soir, cela vous irait ? Oui, merci.  

L’appel terminé, Dorothea se frotta le front.

— Je vais encore faire des heures supplémentaires sans compter, moi. Et que fais Rosario ?

Avisant le planning accroché un peu plus haut sur le tableau, Dorothea sentit ses épaules tomber. Aujourd’hui était jour de congé pour le propriétaire des lieux. Pour sûr, ce soir la cuisine fermerait bien après la boutique.

Dorothea passa la tête dans l’embrasure de la porte, interpellant Maria.

— Ne t’occupe pas de nettoyer les cuisines, je m’en occuperais. Je risque de travailler jusqu’à pas d’heure ce soir.

Ce serait idiot de donner double d’ouvrage à effectuer à la pauvre employée.

— Oh mais je ne veux pas te donner double ouvrage et…

En parlant, Dorothea se rendit compte combien elle était sibylline dans ses propos sans même le vouloir. Elle se devait d’être plus compréhensible et jouer la carte de la franchise. Tout le contraire de Rosario en soit. Enfin, disons plutôt que l’homme avait sa propre perception de la franchise.

— Je risque de travailler tard. Voire quasiment toute la nuit.

Heureusement que la boutique possédait une salle de repos. Dorothea tenterait d’y dormir un peu pour pouvoir tenir. Pour sûr que demain, dès la commande conclue, elle laisserait les clés à son employeur pour aller s’écrouler dans son lit. Quelle idiote elle avait été d’accepter cette commande sans réfléchir aux conséquences, elle et sa volonté de toujours vouloir en faire plus !

— Je vais commencer d’ailleurs dès maintenant et si tu dois nettoyer… J’ai peur que tu n’en vois jamais la fin. Ou alors promets-moi de stopper dès que c’est l’heure de la débauche, d’accord ?

Fais ce que je dis pas ce que je fais.

Et voilà comment deux inconnues virevoltaient au sein du “laboratoire”, terme pompeux pour désigner cette pièce où les confections s’effectuaient. Cela causait toujours un trouble à Dorothea de ne point entendre les exclamations de Rosario. Elle avait beau retenir ses soupirs en sa présence, l’homme avait le don de mettre l’ambiance tel un adolescent en pleine crise de puberté réclamant de l’attention sans cesse.

La voix de Maria brisa le silence ouaté, perche tendue à Dorothea afin de faire plus ample connaissance.

━ Dis-moi, ça fait combien de temps que tu es ici ?

Mentalement, Dorothea effectua le décompte. Les mains dans la pâte, de la farine jusqu’aux coudes, la Canadienne tapota des doigts sur le comptoir.

— Moins d’un mois au final. Avant je travaillais dans une sandwicherie aux Mers du Sud. Le patron était un incorrigible goujat.

Une personne bien moins polie que Dorothea aurait sorti un juron bien plus fleuri commençant probablement par “con”. Mais Dorothea ne supportait nullement les insultes. Elle trouvait que c’était là des obscénités qui devaient rester remisées dans un quelconque placard un peu honteux, de ceux qu’on ferme à clé.

— Ce n’est pas tous les jours facile ici. Rosario est…  (Dorothea agita la main) … imprévisible. Mais il n’a pas un mauvais fond. Le plus dur c’est d’encaisser ses inventions culinaires. Surtout quand il te ressert plusieurs fois.  

Le sourire de Dorothea se mua en grimace, écho de ces dégustations où le sucré et le salé s'entremêlaient, mariage pour le pire de la cuisine. Si un Gordon Ramsay se pointait un jour dans leur boutique, il la ferait fermer illico et hurlerait de rage dans la chambre froide. Dorothea croisa mentalement les doigts, espérant ne jamais qu’un tel individu croisa sa route.

Croyant voir un trouble passer dans les yeux de Maria, Dorothea lâcha un rire de commisération.

— Il t’a fait le coup aussi, je présume ?

Rosario était toujours en quête de cobayes. Même le chat errant avait droit à sa gamelle remplie de restes expérimentaux.