La Roseraie commençait doucement à engranger du profit : certes minime, mais cela augurait un avenir assez prometteur aux yeux de Rosario pour que l’homme accorde une journée de congé supplémentaire à Dorothea. Si la bonne nouvelle surprit la jeune femme, son enthousiasme fut promptement douché par la suite : à partir de la semaine prochaine, ils devraient mettre les bouchées doubles pour ne pas perdre la clientèle tout juste obtenue et continuer à faire prospérer leur affaire.

Habituellement, Dorothea aurait profité de son temps libre pour se renfermer au sein du cocon douillet qu’était sa demeure. Sauf que, désormais, elle ne vivait plus seule et si elle appréciait la compagnie de Pavel et Rachel, le cloisonnement lui procurait de brefs souvenirs peu reluisants de cette nuit aventureuse au sein des mines de Polaris. Des souvenirs qui revenaient d’autant plus forts si elle se trouvait seule dans l’appartement.

Préférant ne pas prendre de risque, Dorothea décida de rechercher des grands espaces, loin de toute impression du confinement pouvant lui rappeler son enfermement au sein des mines. Se laissant bercer par le roulis du monorail, la jeune femme finit par descendre au hasard… découvrant ainsi les Sylvestres pour la première fois. Jusqu’à présent Dorothea ne les avait que brièvement aperçus lorsqu’elle travaillait, il y a de cela un mois (déjà !) aux Mers du Sud.

La quiétude des bois, les cabanes perchées dans les frondaisons, les cris d’animaux incongrus - Dorothea se serait cru dans un Ghibli. Son affection pour tout ce qui touchait l’improbable prit le pas sur la prudence. La jeune femme s’avança, s’éloignant de la modeste gare, les yeux rivés dans les hauteurs.

Les acclamations d’une foule en délire l’arrachèrent à sa contemplation. Son visage se froissa : même ici, loin des villes, le calme se devait d’être brisé. Elle ne comprenait guère les mots criés tant les voix se superposaient. Devinant que croiser la troupe ne ferait que la gêner, Dorothea tourna les talons, accélérant le pas. Elle préférait éviter de se retrouver coincée dans un quelconque groupuscule.

Se baissant pour éviter une branche basse, obliquant derrière un tronc, la Canadienne dut piler net. Face à elle, une femme croisait sa route. Son visage lui aurait été parfaitement inconnu s’il n’y avait pas eu cette soirée. Le match avec le FC Celestia, les vivats de la foule : un prélude festif à une chute sans pareil dans l’incompréhension.

Même en tentant de taire le passé, il lui revenait à la figure avec toute la force d’un uppercut.

— Je…

Balbutiante, Dorothea remarqua qu’elle avait complètement oublié le nom de la championne. Pourtant, ce soir-là, il avait été scandé des dizaines de fois, si ce n’était des centaines. Mais que voulez-vous, le sport n’avait jamais été un hobby de prédilection pour la Canadienne. Elle lui préférait largement la lecture et le catalogue Netflix.

Les voix se firent plus pressantes, vrombissement continu de fans en quête de leur idole. Le nom d‘Ahsoka finit par rebondir entre les arbres ravivant la mémoire de Dorothea tout en lui soufflant ce qui se tramait.

Une star fuyant sa horde de fans : était-ce si étonnant ?

Le seul souci étant que Dorothea ne connaissait guère les lieux. Mais peut-être se trompait-elle sur les intentions de la championne ? Trop polie pour emporter la femme sous son bras, la Canadienne hasarda une question.

— Vous avez besoin d’aide ?

Et pria pour que la femme ne l’engagea pas comme garde du corps.

Tu me sauverais.

Ahsoka s’engageait bien loin en prononçant ces quelques mots. Dorothea ne connaissait nullement les lieux : c’était la toute première fois qu’elle venait ici. Il fallait espérer que cela soit aussi le cas de cette horde de fans. S’étant bien trop avancée pour revenir sur sa décision, Dorothea saisit la championne par le bras. Elle aurait tout donné, ce jour-là, pour posséder un cristal de vitesse. Elle allait devoir composer avec ses quelques menues compétences.

— On va s’enfoncer plus loin jusqu’à les perdre.

Dorothea avait chuchoté ces quelques mots posant un index sur ses lèvres pour intimer à sa compagne d’infortune de demeurer discrète. Déployant sa sphère de vent autour d’elle, Dorothea repoussait doucement les branches basses afin qu’elles puissent avancer plus aisément. La Canadienne choisissait les voies les plus encombrées, repoussant les obstacles avec son vent. Le passage se refermait derrière elles, effaçant toute trace de leur périple.

Ce ne fut qu’en percevant que le brouhaha des fans s’était estompé que Dorothea stoppa. Les deux femmes se retrouvaient dans une clairière, vide de toute présence humaine. La Canadienne relâcha Ahsoka, inspirant longuement.

— Je crois qu’on les a semés…

Avec de la chance, la ferveur de tous ces fans allait s’éteindre et les amener à rentrer chez eux, dépités. Le tout était de savoir combien de temps cela allait prendre. Dorothea observa les environs. Ne les entourait que la forêt bruissante de sa propre vie, terrain inconnu aux yeux de la Canadienne.

— J’espère qu’on ne s’est pas perdues.  

Ce serait le comble.

Tout en reprenant son souffle, Dorothea observait les environs essayant de se persuader que ces bois ne se dissimulaient rien de dangereux. Mais allez savoir. Althea demeurait un continent obscur à ses yeux, une terra incognita qui pouvait abriter d’absurdes créatures sorties tout droit d’un univers imaginaire. De son côté, Ahsoka prenait la situation avec un flegme que la Canadienne lui enviait. Si elle semblait que légèrement décontenancée d’apparence, intérieurement la panique lui grignotait les nerfs - surtout lorsque la sportive en rajouta une couche.

« Ah, je pensais que tu connaissais le coin. »

Un rire nerveux franchit les lèvres de Dorothea.

— Ah ah ah non, c’est… La première fois que je viens ici…

Et peut-être bien la dernière. Dorothea se morigéna intérieurement. Elle avait survécu aux mines de Polaris, s’était même confronté à un dragon métallique. Ce n’était pas une poignée d’arbres et de fans hystériques qui allaient la mettre hors jeu. Elle devait se ressaisir et ne pas se laisser ronger par les pires possibilités comme l’avait fait Rachel.

Dorothea eut à peine le temps de prendre une large goulée d’air pour se donner du courage qu’Ahsoka avait déjà ouvert la marche, arguant qu’il leur suffisait de retrouver le chemin. Si théoriquement la Canadienne ne remettait nullement en doute le raisonnement de la championne, sur le plan pratique elle ne demandait qu’à en voir la réalisation.

« C’est trop bien ce que tu as fait sur le chemin ! T’as le don du vent ? »

La question surprit tant Dorothea qu’elle manqua de se prendre une branche basse. La Canadienne la réceptionna juste à temps grâce à son don - les feuilles fouettèrent la sphère d’air avec un bruit sec.

— Oh ça, euh oui… Je ne l’ai maîtrisé qu’il y a peu.  

Lorsqu’elle avait réussi à déployer la sphère et à la rendre plus consistante, Dorothea s’était auto-congratulé par un brunch tardif composé exclusivement de pancakes. Les heures passées à s’entraîner sans relâche durant son temps libre avaient fini par porter leurs fruits. Désormais elle se sentait davantage capable d’aider les autres, elle qui craignait de n’être qu’un poids que l’on traînait derrière soi.

Même si, elle le savait, il lui restait du chemin à faire.

— Après je ne peux pas voler avec. Je sais juste créer une sphère de protection autour de deux personnes. Mais c’est très pratique, surtout les jours de pluie. Pas besoin de parapluie !  

Dorothea leva la tête vers les frondaisons qui les surplombaient. Une idée venait de lui traverser l’esprit : un brin dangereuse mais rien d’aussi farfelu que ses périples dans les mines. En définitive, n’importe quel événement impromptu paraissait presque banal comparé à cette nuit-là.

— Si on grimpait là-haut, on saurait vers où se diriger… On éviterait de tourner en rond… ou tomber sur un de tes admirateurs.

La jeune femme posa ses mains sur l’un des troncs les plus proches, tentant d’aviser la hauteur de l’arbre. Elle qui n’avait jamais été une étudiante assidue en cours de sports répugnait à l’idée de mener une telle ascension.

— Euh… Je n’ai jamais été douée pour monter à la corde, alors là… (Son regard obliqua vers Ahsoka) Est-ce que ça te dérange d’y aller ?

Dorothea était à deux doigts de souffler des excuses tout en tapotant ses index l’un contre l’autre.

Dorothea se tordit presque le cou pour observer Ashoka exécuter son ascension avec une vélocité telle qu’elle ne pouvait pas reposer sur une simple prouesse physique. Peut-être un cristal de vitesse ? Les individus possédant plus d’un cristal en eux étaient légion. Dorothea elle-même en faisait partie. Dès qu’on goûtait à ces compétences magiques, c’en devenait addictif et la curiosité finissait par l’emporter sur toute prudence.

Pour autant, Dorothea n’osa lui poser de questions sur le sujet. Elle avait bien vu que ce thème était intime pour certains individus, comme si on touchait un grand secret un peu honteux. Elle préférait laisser Ashoka aborder les cristaux d’elle-même si jamais cela l’intéressait.

Puis sortir de cet endroit demeurait leur grande priorité.

Ashoka revenue sur la terre ferme, la sportive indiqua le chemin qu’elles devaient suivre. Heureusement qu’elles avaient décidé d’observer en hauteur sans quoi elles auraient complètement tourné le dos à leur objectif. Dorothea emboîta le pas à sa comparse, soulagée de savoir que, désormais, elles n’avaient que très peu de chance (ou plutôt malchance) de se perdre.

Brisant le silence qui venait à peine de s’installer, Ashoka posa une interrogation qui, si elle sonnait comme une banalité, n’était rien de moins qu’une main tendue, une invitation à mieux se connaître l’une l’autre.

— Dorothea. C’était une idée de ma tante. Comme son nom de famille est Gale, elle trouvait ça amusant que j’ai un prénom proche de l’héroïne du Magicien d’Oz : Dorothy Gale.

Heureusement la blague n’avait pas été jusqu’à lui acheter un chien prénommé Toto ou à le coiffer de nattes tressées. Durant leur avancée, Dorothea repoussait doucement les branches basses avec son cristal du vent et levait haut le pied pour éviter les épaisses racines.

— Et toi, c’est Ashoka, c’est ça ? Désolé je suis pas très foot et le seul match auquel j’ai assisté j’ai du partir plus tôt que prévu. Petite migraine…  

Ou plutôt enlèvement brutal dont elle n’avait aucun souvenir et éveil dans un bureau en compagnie d’inconnus. Mais cela elle n’allait nullement le dévoiler, ne serait-ce que pour Pavel. Le jeune homme était déjà bien assez secoué par la mort accidentelle du directeur des mines. Inutile de remuer la hache dans la plaie.

Au début, Dorothea crut que ce n’était que le bruissement propagée par la faune des environs. Mais les intonations se firent plus humaines au fur et à mesure qu’elles s’en rapprochaient. Habitant des environs ou fan toujours en quête de son idole ? Posant son index sur ses lèvres, Dorothea invita Ashoka à conserver le silence. La question restait de savoir qui se trouvait de l’autre côté des frondaisons.

Spoiler:

Spoiler:

« Moi qui croyait que j'allais être plus tranquille ici qu'à Celestia. »
— La rançon de la gloire comme on dit.

Petite saillie se voulant être drôle pour détendre la championne qui, Dorothea le sentait ou, du moins, le suspectait avait les nerfs à vif. Si beaucoup de personnes recherchaient la célébrité, la Canadienne n’y voyait qu’un fardeau et était bien heureuse de faire partie des petites gens, de ces individus insignifiants pouvant sortir de chez eux sans crainte d’être accosté par un fan trop zélé.

Au bout de mille et détours au moindre bruit suspect, les deux jeunes femmes finirent par s’extirper des frondaisons Le ronronnement de la vie quotidienne régissant les Sylvestres les accueillit, contraste saisissant avec la quiétude des bois. Dorothea mena Ashoka au sein de la foule considérant que cette dernière pouvait former un rempart efficace. Si elle n’arrivait pas à les masquer entièrement de leurs poursuivants, elle pouvait endiguer l’avancée de ces derniers.

—  J’ai vu tout à l’heure ton tour de passe-passe avec la terre. Tu contrôles plusieurs éléments ? C’est chouette !

Dorothea avait beau avoir, depuis le temps, appris à dompter ses cristaux elle demeurait toujours admirative des prouesses des autres. Elle restait l’éternelle émerveillée face à l’existence concrète de la magie.

—  C’est dommage que tu n’aies pas un cristal d’apparence : ça aurait été pratique pour esquiver tes fans. Oh, mais peut-être qu’ils en vendent dans une boutique des environs. Ou même un cristal de changement de sexe. Je pense qu’ils n’y verraient que du feu.

Peut-être même que certains seraient troublés par cette soudaine apparition et verraient en cet Ashoka masculin l’existence chimérique d’un frère ou d’un cousin. De quoi gonfler les ragots.

Réalisant une écueil dans son plan, le regard de Dorothea se voila et ses dents mordirent sa lèvre inférieure.

—  Je dis ça mais rien n’est sûr. D’autant plus que cela doit coûter cher.

Elle n’osait pas regarder le contenu de son portefeuille : probablement malingre comme un compte bancaire à la fin du mois.