L'antre de Requiem. Un endroit éclairé artificiellement, un endroit qui étouffe la belle de nuit. Seules des étoiles qui luisent dans le noir, autant d'yeux qui lorgnent sur elle. La nuit l'effraie mais il lui faut se décider à y entrer.

Elle a parcouru tous les endroits qu'elle pouvait pour le retrouver, son soleil d'hiver. Il faut entrer dans la nuit, surmonter sa peur pour chercher, encore. Mathilde doit se rendre à l'évidence, il est arrivé malheur à Thaddeus et les dents serrées, elle avance la tête haute vers le bâtiment qui annonce sobrement les pompes funèbres.

Sa robe soulève la poussière de la rue, qui flotte et la suit alors qu'elle entre, les yeux déjà perdus. La belle figée, main sur la poignée. Ca semble insurmontable pour elle qui a déjà tant pleuré, son cœur trop saigné. Et qui continue, au rythme de ses pulsions. Qui sait ce qui la tient encore debout, pourtant la voilà qui referme simplement la porte derrière elle. Pas tout à fait prête. Mais qui ne le sera jamais, c'est vrai.

« Bonjour ? »

Ou doit-elle dire bonsoir ? Elle ne sait pas, la matinée est là mais la lune ne semble pas vouloir laisser sa place. Mathilde avance un peu, évite de regarder autour d'elle, cherche une présence humaine.

Les âmes vagabondes sont les fantômes de morts, plus que les morts sont leurs fantômes à eux. Onyx l'apprend lorsqu'il voit ce regret gravé dans le fond des yeux (il est le fantôme de Celestin, il a les larmes encore collées à son visage par les remords et le deuil). Car les morts ne regrettent pas les vivants, il en est persuadé. Ils ont bien d'autres choses à se soucier, oui, apaisés, dans ce royaume que l'on ne connaît pas vraiment. Mais les vivants, eux, prient pour les morts, les recherchent encore dans les parcelles de leurs vies misérables et dans les souvenirs partagés. Il ne leur en veut pas, Onyx. Il les comprend. C'est qu'il est bien difficile de s'adapter à une vie sans un être cher pour tenir compagnie. Mais il sait, il sait, que ce n'est que souffrance de tant rêvé à ces êtres partis (trop tôt peut-être). Il faut tourner la page, au plus vite (est-ce si facile lorsqu'il a en amour les derniers baisers de son défunt mari).

« Bonjour. »

Il aborde cette inconnue, muni de ce beau sourire qui ne quitte pas ses lèvres. Il sort de derrière quelques fleurs, c'est que le cadre n'est pas des plus accueillants, mais c'est le recueil des morts (leur cercueil), ici. Il observe la femme, elle semble fébrile. Oh, il s'en doute, elle n'était pas prête aux mauvaises nouvelles. Elle ne voulait accepter le triste sort de l'un de ses défunts, il ne lui en voudra pas. Alors il se montre avenant, il lui prouve que la mort ne doit pas l'inquiéter, aujourd'hui.

« Que puis-je pour vous? »

Une ombre qui bouge, un éclat de lumière qui attire le regard de Mathilde. De sous les fleurs sors un homme, presque un ange dans son regard. Ange ou gardien des morts, ils sont les mêmes dans ses yeux bleus. Belle de nuit se perd une seconde dans ses pensées mais vient à sa rencontre. Pense que ces pas sont un peu de temps gagné face à la vérité.

« C'est assez délicat à vrai dire. »

Elle qui ne voulait pas observer, préfère poser ses yeux sur les fleurs pour la paix des morts plutôt que le maître des lieux. Elle soupire devant sa peur et tient ses mains devant elle, le dos droit.

« J'aimerais savoir si ... un corps est passé par ici. Enfin je veux dire, quelqu'un que l'on aurait pas identifié ... »

La belle de nuit ne sait plus comment aligner les mots. La peur de paraître ridicule en recherchant quelqu'un qui est peut-être tout simplement parti ? Qui ne cherche pas à être retrouvé ? Ou la peur de découvrir qu'il est vraiment passé par ici, le grand géant. Passé les pieds en premiers.

« Veuillez m'excuser, ce lieu me met mal à l'aise. »

Elle a déjà enterré un mari, ce lieu elle ne tenait pas particulièrement à y remettre les pieds. La vie n'était pas spécialement d'accord il faut croire. Vie ou destin ? Elle ne croit plus ni en l'un ni en l'autre.

« Je suis Mathilde de Célestia et je recherche mon ... ancien associé j'imagine ? Thaddeus de Célestia. »

Elle balance les mots comme s'ils étaient corrosifs pour sa langue. Pour savoir ce qu'elle est venue chercher, il serait plus judicieux de le laisser parler. La rose est embarrassée, la boule au ventre et ses peurs aux trousses.

Rien n'est délicat, au royaume des morts, au royaume des vices. Onyx le sait, côtoie des cadavres jours et nuits, est bien habitué aux clients potentiellement gênés par leurs requêtes, mais, lui ne l'est pas. Alors il écoute attentivement la femme parler, sans l'interrompre, sans briser son courage, non. Une fois certain de ce qu'elle demande, il lui offre un sourire rassurant, réconfortant.

« Bien sûr, je comprends votre requête. Vous pouvez vous détendre, cela dit, je suis la seule âme vivante à vous entendre, ici. Mes collègues ne sont encore arrivés. Ainsi, vous cherchez un homme qui venait de Celestia? »

Peut-être avait-il cherché à la persuader avec douceur pour calmer sa nervosité. Il se dirige vers le bureau qu'il n'utilise que très peu, glisse un cahier énorme sur le comptoir et l'ouvre vers les dernières pages avec un certain intérêt. S'il pouvait aider cette âme esseulée, il le ferait avec autant de ferveur qu'il le pouvait.

« Nous avons pu nous occuper de plusieurs corps non identifiés. J'aurais besoin de savoir depuis combien de temps cet homme vous manque, ainsi qu'une brève description, si possible. Je ferai tout mon possible pour vous répondre comme il se doit. »

Il a la voix douce, Onyx, quand il annonce ces faits. Et il rend beauté tous ces corps, saurait reconnaître, peut-être, chacun d'entre eux. Espérait que la description qui en suivrait offrirait quelques réponses (bonnes ou mauvaises, il ne savait pas).

« Voulez-vous une boisson? Nous avons du thé, ou de l'eau. »

Elle voit ses efforts la belle de nuit, pour la mettre à l'aise. Hélas c'est peine perdue, elle se sentira toujours aussi gênée dans cet endroit empli de douces fragrances de fleurs. C'est tout à son honneur et elle devrait le remercier pour ça.

« Oui tout à fait ... »

Elle hésite à le suivre mais Mathilde prend son courage à deux mains et avance doucement vers lui. Ses yeux observent le grand livre et c'est la peine au cœur qu'elle se tord les mains.

« La dernière fois que j'ai pu le voir c'était ... Fin Octobre certainement. Je ne me suis pas inquiétée tout de suite, avec les enfants j'étais tellement occupée ... »

Elle respire un bon coup et pose ses mains sur le bureau.

« Oui, un thé ne serait pas de refus. »

Elle le regarde s'éloigner, ne pouvant imaginer comme peut-il faire un travail pareil. Mathilde se dit que de nombreuses personnes doivent passer par ici, de nombreux pleurs doivent résonner dans cette pièce. Elle caresse son gros livre et n'ose regarder ce qu'il y est marqué. Toujours cette peur qui ne cesse de la hanter, manque de l'asphyxier à chaque instant. La vérité pour la paix.

« Je vous remercie. »

Elle accepte la tasse chaude en espérant que le liquide puisse la réchauffer. Tenir le froid à l'écart. Mais elle sait que ce n'est pas une tasse de thé qui arrivera à faire fuir l'hiver de son cœur. Alors elle fixe de nouveau son regarde sur l'homme des fleurs, attendant patiemment qu'il regarde si les dates concordent avec ses paroles.

Fin octobre. Il a les longs doigts qui glissent sur les pages, Onyx, remonte les dates, remonte les noms comme le ferait un secrétaire pour classer quelques vieux objets. Il cherche, fouille, ces êtres que personne n'a reconnu, ces êtres que personne n'aimait plus. Il abandonne la tâche, rien qu'un instant, s'éloigne pour ramener deux tasses bouillantes pour réchauffer les corps et les esprits brisés. En dépose une face à Mathilde, garde la seconde entre ses doigts, et lisse le papier (encore).

« Pas de quoi. Je préfère que l'on se sente le plus à l'aise ici, plutôt que l'on pleure ses peines. Mais vous savez, je comprends votre chagrin. »

Il marque une pause, laisse sa phrase en suspens. C'est qu'il semble se concentrer à nouveau sur les lettres, l'esprit ailleurs, pourtant. Il laisse les pensées s'évaporer en paroles, car il est comme ça, Onyx. Il se laisse un peu toucher par autrui, lorsqu'il touche les autres.

« Il est toujours difficile de se défaire de l'être aimé. »

Oh, Celestin. Il restait dans ses pensées, même lorsqu'un.e autre occupait l'esprit. C'est que l'on oublie l'amour d'une vie, mais il peut y en avoir plusieurs (Onyx le sait, ne perd pas espoir).

« Faites attention à ne pas vous brûler, nos thés sont toujours très chauds. »

Il sourit à la femme, de ces sourires rassurants, de ceux qui se veulent bienveillants. Car elle est âme en peine, il ne voudrait la voir en pleurer, ni de souffrance, ni de peine.

« Nous avons quelques hommes qui nous apparaissent inconnus. A quoi ressemblait-il? Il se peut aussi que quelqu'un d'autre l'ait recensé. Dans ce cas, j'aurai besoin de son prénom. »

Les lèvres pincées de la belle ne s'entrouvrent que pour souffler sur le thé brulant, soufflant la fumée comme on souffle les nuages du cœur. Oh comme ce serait merveilleux si tous les maux pouvaient être dispersés au vent comme ceci. Si facile. La vie n'est pas clémente, avec personne alors chacun prend sur sois.

Il est toujours difficile de se défaire de l'être aimé.

Oh elle le sait si bien, Mathilde. Perdre son mari était déjà bien compliqué. Perdre un deuxième amour l'est toujours autant. Mais elle a fini par y faire son deuil au fond de son pauvre cœur. Alors que pour Thaddeus, comment débuter un deuil si on ne sait pas ce qu'il est advenu de ce géant ? Comment expliquer à sa poitrine de ne plus battre d'amour pour lui. Elle ne se voile plus la face, comme elle aurait aimer le lui dire. Mais c'est un peu tard.

Son regard capte enfin celui de l'embaumeur, son sourire lui fait desserrer les lèvres, rien qu'un peu.

« Un très grand homme. Thaddeus. 1mètre 90 je dirais. »

Elle réfléchit et le décrit encore brièvement, ne s'attarde pas sur ses mots, ne s'attarde pas sur sa douleur. Mathilde se réfugie sous sa carapace pour ne plus être atteinte par sa souffrance, ses yeux se perdent un peu, se remplissent de givre. Oh comme il est acéré, la blesse tout autant qu'elle pourrait blesser les autres. Mais au moins il ne coule pas, reste de glace.

« Vous avez une description qui correspond ? »

Elle espère que oui.

Elle espère que non.

Elle n'espère plus rien ou trop. Mathilde prend une gorgée du thé, brûle sa langue et son palais. Préfère ressentir la douleur physique que de s'attarder sur sa souffrance intérieure.

« Il réchauffe le corps votre thé. »

Elle reprend une gorgée et repose sa tasse, perd son regard dans le liquide avant de fixer de nouveau l'homme. Le pauvre doit penser qu'elle est pathétique. Alors ça l'a fait sourire et rire brièvement.

Il y a de la glace, dans le fond de ces prunelles. Onyx s’en rend bien compte, il voit, là, dans ces manières, qu’elle attend des réponses comme elle attendrait les paroles d’une voix divine. Mais Onyx ne pense pas être cette voix-là, non. Il pense que peut-être, il est tout juste assez bon pour la chuchoter au creux des oreilles indiscrètes (mais il n’a le pouvoir de maintenir les morts contre lui, pas comme elle. Il ne s’attarde pas, cherche le prénom, cherche dans ses souvenirs comme l’on fouillerait les tombes de ceux déjà enterrés, comme si on leur refusait le repos tant promis.

Il entend, Onyx, dans la voix, cette attente. Cet espoir. Mais qu’espère-t-elle ? Le savoir enfin mort, pour apaiser ce cœur qui lâche, qui, traitre, est tout prêt à pleurer de chagrin au moindre retournement de situation ? Ou au contraire, savoir que l’être aimé n’est finalement pas décédé, qu’il est, au contraire, dans d’autres contrées (que le cœur bat toujours s’il le faut). Il relève finalement la tête vers Mathilde, lui offre son beau sourire pour faire fondre la glace, pour la transformer en lac (de ses larmes, peut-être).

« Je suis désolé, nous n’avons aucune correspondance avec Thaddeus. »

Est-ce une bonne nouvelle ? Il espère que oui. Il espère qu’il verra la lueur se rallumer dans ces beaux yeux. Il espère qu’elle ne se laissera abattre, qu’elle continuera de se battre (pour un homme qui n’est plus, peut-être).

« Peut-être n’est-il jamais venu jusqu’ici. »

Mais disparu depuis tant de temps, reste-t-il l’espoir d’une vie encore active ? Il n’en est pas certain.

Enfin le verdict, la belle de nuit est accroché aux lèvres d'Onyx. Comme s'apprêtant à ouvrir la boite de Pandore, prête à prendre toute la souffrance du monde, à grincer des dents et à se battre contre le flot incessant des douleurs.

Et pourtant. Oh pourtant ce n'est pas la réponse que tu es venue chercher. Tes épaules s'affaissent et la tasse que tu tenais encore entre tes doigts finis sur le comptoire. Oh non elle ne peut plus avaler quoi que ce soit, sa gorge est si serrée.

« Peut-être, en effet. »

Elle ne sait pas ce qu'elle est venue chercher ici la grande Mathilde. Peut-être bien que si, finalement. Elle est soulagée. Mais elle n'est pas plus avancée.

Elle prend appui sur le comptoir, respire un grand coup et pose ses yeux figés sur l'homme à ses côtés. Son air avenant lui donne l'air d'un ange perdu sous terre. Il ne lui manque qu'une paire d'ailes dans le dos et l'illusion serait parfaite.

Il ne faut pas lui en vouloir à Mathilde, elle pense, imagine des choses. Tout plutôt que de penser à ce qu'à bien pu devenir Thaddeus.

« Merci de m'avoir consacré un peu de temps. »

Le givre est bien là, encore. Et pourtant on peut apercevoir le printemps au fond de ses yeux, un peu plus loin que la glace. Elle s'autorise à passer à autre chose, à glisser les souvenirs de Thaddeus avec ses autres aimés. Au fin fond de son coeur, à ne jamais oublier. Elle ne sait pas et ne saura peut-être jamais. Elle fera son deuil en temps et en heure, elle à Raphaëlle à ses côtés après tout. Un temps autour des crêpes et d'un thé pour lui raconter ce qu'elle a appris. Ou ce qu'elle n'a pas appris. Elle versera certainement des larmes, mais son amie sera là pour les cueillir.

« Vous vendez ces fleurs ? »

Mathilde tend la main vers les bouquets, vers sa cachette du début.

Une fleur pour Thaddeus. Une fleur pour son ancien mari. Une fleur pour son tout petit.

C'est le désespoir de ne pas savoir, qu'il y a au fond des yeux. Pas la perspective de le savoir, peut-être, encore en vie. Il le sait, et, pourtant, est presque désolé de n'avoir apporté une réponse plus concrète qu'un simple "peut-être". Mais il ne ment pas Onyx, observe Mathilde les yeux dans le vide, les lèvres crispées (les doigts enroulés autour d'un thé bientôt froid).

« C'est tout naturel. »

Il n'irait nier une demande pour retrouver les amours d'une vie, pour savoir dans quelle direction avancer. Car dans le cœur existe toujours cette plaie des êtres aimés (jamais oubliés). Il ne la connaît que trop bien, n'aimerait y sombrer trop longtemps, comme elle semble en tourment de cette même manière. Il souffle un peu, tourne le regard vers les fleurs demandées et acquiesce.

« Bien sûr. Je pense qu'elles apaisent autant les morts que les vivants. »

Il observe d'un regard nouveau la femme face à lui. Peut-être a-t-elle plus de décès à pleurer qu'il ne le pensait. Le voilà qui caresse du bout des doigts le jaune de quelques pétales.

« Voudriez-vous en acheter? »

Une fleur pour Mathilde.