Onyx n'a pas sauté.

A quatre ans, quand on lui a demandé de poursuivre les enfants de son âge dans la forêt et que le fossé était si large (qu'il a bien cru qu'il allait se casser tout entier si jamais il le tentait), il n'a pas sauté. Il a regardé les garnements s'enfuir entre quelques branches d'arbre, il est resté tout debout, tout tremblant, sans rien dire, sans rien faire, et puis la maîtresse est passé à côté de lui en criant après les autres. Il n'a pas bougé, pendant quelques secondes, et puis il s'est retourné. Il s'est assit dans le bac à sable, celui où les enfants sont silencieux et écrasent les châteaux des autres. Il a enfoncé le talon dans le château de son voisin.

Il était de ces enfants un peu ailleurs, de ceux à qui l'on demande de jouer et qui accepte bien facilement, pas susceptible, si l'on s'ennuie vite de lui, pas rancunier, si l'on part avec un.e autre. Il prêtait à tout le monde, il souriait à tous, il aidait chacun. Et pourtant, pourtant, même quand les maîtres affirmaient une chose bien claire à propos d'Onyx ("quel ange, cet enfant"), il se demandait pourquoi. Car il n'était que naturel, car il s'en fichait, au fond, si l'on lui volait son stylo ou son sac. Il les regardait d'un œil neutre, n'avait qu'à en réclamer un autre (n'était pas bien matériel). Il ne se plaignait pas, il ne s'énervait pas vraiment non plus. C'est qu'ils étaient bien pathétiques, à le remercier pour une petite voiture, bien pathétiques, à voler une bille plus brillante qu'une autre. Oh, les contentements enfantins n'avaient rien de passionnants, non, il s'ennuyait presque de les observer. Onyx aimait observer les étoiles, la nuit. Il aimait partir courir dans quelques champs aux coquelicots éclos. Il aimait sentir le vent tout contre la peau, le vent tout contre les genoux écorchés car il se sentait vivant.

C'est au lycée, qu'il a rencontré Celestin. Il était étrange, plus que les autres, un peu moins gentil, un peu moins ridicule, pourtant. Il avait ces sourires taquins et cette fâcheuse manie de venir voir Onyx pour l'embêter. Il le laissait glisser sous sa peau comme serpent au puissant poison, et cela le faisait vivre, cela le faisait vibrer. Peut-être s'était-il pris au jeu, peut-être s'était-il laissé tenter par toutes ces joutes verbales qui n'attendaient que lui, car, plus tard, ils commencèrent à sortir ensemble. Et, cette fois, aucun ne brisa le cœur de l'autre. Celestin était entré en études de médecine, Onyx, lui, en thanatopraxie. Les opposés font bien rire les amis, les familles (qui jurent sur un terrain d'entente trop différent pour une relation saine), et, pourtant, tous deux se marièrent à leurs vingt ans, après un stage dans les fonds des cimetières. C'est Onyx, qui l'a proposé. Il avait la vie plus à cœur que jamais, il avait les émotions à fleur de peau, à deux doigts de supplier pour subir les futures années avec plus d'intensité à ses côtés. Mais il n'eut besoin de supplier. Ils partirent sur les bords des mers pour profiter de leur mariage. Onyx n'avait jamais autant souri qu'en voyant son époux frileux s'accrocher à son bras tous les soirs, non. Il avait cette tendresse débordante pour l'homme qu'il avait embrassé après quelques vœux, quelques toujours, quelques jamais.

Lorsqu'ils voulurent rentrer à Buenos Aires, la capitale avait disparu. Elle s'était effondrée. Et avec elle, leur vie, à eux aussi. Ils n'avaient plus de maison, plus de travail. Plus de famille. Et le deuil fut difficile. Bien plus pour Celestin que pour Onyx (il le lui reprochait, parfois, de ne pleurer sa sœur, de ne pleurer son frère, de ne pleurer sa mère, de ne pleurer son père; et la seule peine d'Onyx était de n'avoir pu les apprêter, une toute dernière fois). Mais ils se tenaient dans les bras l'un de l'autre, s'aidaient, et, malgré les pleurs, avançaient. Car ils n'étaient au bout de leurs peines, car, dans le village où ils s'étaient réfugiés, les monstres, bientôt, venaient hanter les rues. Ce n'était plus les légendes de petits villageois : les gens étaient atteints de maladies incurables, se sentaient partir, parfois, et se transformaient. Onyx était fasciné par cette perspective de la mort. Terrifié, aussi, tout tremblant, paniqué. Et un soir, alors qu'il habillait cet enfant mort (cadavre trop jeune), une femme est venu le voir. Elle lui a dit, en le regardant droit dans les yeux, qu'elle allait mourir, qu'elle le sentait, qu'elle allait devenir un monstre, elle aussi. Alors, ne pouvait-il pas l'en empêcher, et draper son corps une dernière fois de ses beaux vêtements, pour sa famille? Onyx empoisonnait les malades qui le réclamaient. Tous le savaient, personne n'en parlait. Pas même Celestin. Il les drapait de belles robes, de beaux pantalons, de belles chemises. Il les rendait si beau qu'un vivant en serait jaloux. Et ils ne devenaient jamais monstres, grâce à lui. Certains s'en féliciteraient, Onyx, lui, sentait dans sa poitrine une rancœur immonde se former dans sa poitrine, chaque fois, chaque soir. Il tournait le dos à son mari, il détestait la maladie (se détestait, il était trop tard).

Un soir, la lune billait, toute pleine. Onyx était assit devant une tombe, regardait le nom de Marìa mourir sous les premiers rayons tous ronds de la nuit. Le portail du cimetière s'ouvrit, les bruits de pas, étouffés, s'étaient rapprochés. Et Celestin s'était assit à ses côtés, avait attrapé sa main, posé sa tête tout contre son épaule. Ils étaient restés silencieux, plusieurs minutes, à prier la perte de Marìa, pour Onyx, à réfléchir, pour Celestin. Et puis, il avait finalement parlé. Je suis malade, Onyx, qu'il lui avait dit. Il n'avait pas réagi, il avait regardé droit devant lui, les yeux perdus sur les tombes par centaines, et Celestin, devant le manque de réaction, avait continué. Où sont rangés les poisons, Onyx? Et il n'a pas répondu, encore. Il n'a pas répondu, il a serré la main de Celestin contre la sienne, il a tourné son visage vers lui, il l'a embrassé, à pleine bouche, il l'a serré entre ses bras. Il a pleuré, toute la nuit, contre les draps des amants brisés. Mais il n'a jamais tué Celestin. Il ne l'a jamais tué, trop amoureux, trop brisé. Et son corps était moins beau que les autres monstres, la peau amochée par ses propres mains un peu transformée, non? N'était-ce qu'une illusion? Il n'a pas pleuré, à l'enterrement, pourtant. Il a regardé son défunt mari avec ces yeux ternes et veufs, sans un mot, sous les regards courroucés des autres habitants.

Tous y ont cru. Tous étaient persuadés qu'il s'était débarrassé de son amant, cette nuit là. Et qui n'aurait pu y croire? C'était lui, qui effaçait les maux des autres à s'en arracher la poitrine. C'était lui, qui faisait disparaître les monstruosités qui hantaient leurs rêves, à leur en arracher les larmes. Mais cette fois-ci fut peut-être celle de trop. Car l'on lui attrapa les bras, le corps, à lui en arracher la peau, à lui en arracher les cheveux. On le traîna dans la boue sous la pluie, on le fit saigner en le laissant souffrir contre la roche. On lui abîma la peau, on lui abîma l'âme jusqu'au bord du gouffre, où on le jeta sans scrupule, où on l'oublia, lui, et les démons qu'il avait ôté de leurs tourments (les morts qu'il avait accompagné, jusqu'à la fin). Il avait fermé les yeux, avait pleuré, tout le long de la chute (effrayé, à la perspective de mourir).

Onyx n'a pas sauté.

Mais quand il s'est réveillé, quand il a levé les yeux vers cette noirceur infinie, c'était tout comme (la mort) la peur immense qui enserrait ses entrailles, sans jamais s'arrêter. Main contre la poitrine, il avait tâté le corps, avait cherché le palpitant avec frénésie et, là, tout contre la chair chaude, le cœur battait encore. Il n'était décédé. Alors il avait cherché la sortie, de ses yeux aveugles dans la pénombre, entre les rochers, entre les débris des mauvais rêves. Et là, tout sous la chaleur ardente du soleil, il s'était senti vivant, encore, avait observé l'horizon aux grains de sable avec cet air ahuri que l'on reconnaîtrait sur le visage d'un enfant. On l'avait accueilli comme oisillon tombé du nid entre les nuits éternelles, bercé dans des bras aimants (loin des monstres mortels). C'est que le choc était encore là, parfois, il guidait le bout des doigts vers la poitrine pour (vérifier) se rassurer. Mais la mort colle à la peau pour toujours, n'est-ce pas? Et de ses yeux encore neutres, encore détachés (quand les pleurs la nuit retentissent en vibration), l'on avait trouvé bien convénient de pouvoir cacher la mort sous de beaux habits (suffisait d'un ordre, et Onyx s'occupait d'arracher les gorges de ses doux doigts délicats). Ce sont les angles des mâchoires fermes, des yeux ardents (de folie), des langues qui claquent désagréablement, c'est Donovan qui ordonne, Onyx, qui exécute (l'on en saura rien, n'est-ce pas, Onyx? Tu es bien discret petit assassin (fais taire les larmes en récompense)).