— Lord knows I've seen the light

La nouvelle est tombée comme un couperet sur sa nuque. Le bilan tant redouté, le point final qui devait un jour arriver : condamnée. Mais pas maintenant, pas avant au moins une dizaine d'années. La cinquantaine c'est trop tôt, elle a encore tant à faire, tant à découvrir car l'existence ne s'arrête pas après 25 ans, elle ne fait seulement que commencer ! Malade, non Thècle ne veut pas ! Elle veut vivre, elle veut terriblement vivre pour continuer à tracer sa route pleine d'imprévus, tirer sur tout ce qui bouge, casser un jour les dents de Rosario, caresser les chats de Mariette, pincer les joues de Leonas et un jour retrouver son Espérance.
Mais voilà comme tout le monde son temps sur cette planète est compté. Et par un drôle de coup du destin, l'horloge pour elle s'est mis à tourner bien plus vite. Tic, tac. Elle sait qu'il ne lui reste plus beaucoup d'années désormais. Tic, tac.

Et le pire ce n'est pas la mort, ce sont tout ses petits camarades. La fatigue, la démence, l'impuissance et tout ce qui va accompagner la Transcendance. Après avoir fait la guerre, fait des enfants, fait des dizaines de fois le tour du monde, Thècle ne se voit définitivement pas partir comme ça. Tic, tac. À s'éteindre à tout petit feu. Tic, tac. À se perdre au fil des jours qui passent jusqu'à n'être plus qu'une ombre, une créature, un monstre quelque chose qui ne lui ressemble pas.
Tic, tac. Elle a vu la Transcendance sur Terre. Tic, tac. Ô combien elle est terrifiante cette maudite maladie. Tic, tac. Tous les ravages qu'elle laisse dans ses sillons. Tic, tac. Comment elle emporte hommes et femmes et toute leur humanité. Tic, tac.

Depuis qu'elle est tout petite, Thècle s'est toujours dit qu'elle partirait debout sur ses deux pieds. Que quand la Faucheuse la prendrait ce serait dans ses conditions à elle, quitte à passer elle-même le coup de fil.

La voici dès lors debout dans le sable, Toto à ses côtés, Toto contre elle, canon contre sa poitrine. Elle regarde les stickers à moitié effacés sur le vieux fusil, elle se demande si là-haut son frère l'attend. Si quelqu'un l'attend. Et si c'est le cas s'il pourrait un jour lui pardonner. Dans le silence du désert, aucun son ne vient étouffer ses craintes et son angoisse coule le long des grains de sable que le vent dépose sur sa peau.
Alors Toto tombe par terre. Ses mains se saisissent du chapelet qu'elle garde dans une de ses poches. Et son oeil unique s'en va chercher le ciel, chercher un espoir.

▬ Je te rends grâce Seigneur-Dieu... Commence-t-elle à réciter tout bas avant qu'un bruit nouveau n'attire son attention.

La doyenne fait volte-face, bondit pour se saisir de son arme et soudain, son ton se fait menaçant :

▬ Qui va là ?

Elle espère presque que ce soit un transcendé.
Juste pour l'ironie du sort vous voyez.

— Lord knows I've seen the light

On ne sait jamais à quoi s'attendre dans le Désert, vraiment. Parce qu'est-ce que c'est que cet huluberlu aux cheveux bleus qui s'écroule devant elle ? Cette personne a-t-elle besoin de son aide ? La doyenne soupire. Il y a tant de gens qui ont besoin d'aide même dans ce nouveau monde - sa fille en fait-elle partie ? À moins que ce ne soit un piège. De tous les peuples, ce sont les Oubliés qui la surprennent encore avec leurs trésors de générosité et de traitrise. Des églises dans le sable et des terroristes sur les routes.
Alors ce gars-là, agneau égaré ou charognard affamé ?

▬ Ça ne répond pas à ma question garçon. Qu'elle râle en baissant tout de même son arme. Nonobstant l'amertume des années passées, l'aigreur des vapeurs d'alcool et la rancoeur de ses humeurs, Thècle n'est pas réduite à tirer sur un pauvre hère à genoux dans le sable. Elle n'est pas une bête.

Pas encore.

Elle ne lui apprendra pas qu'en dehors du campement grouillent toutes sortes de créatures voraces et de malandrins peu scrupuleux. Mais elle le saisit par l'épaule pour l'aider à se remettre sur ses pieds. Elle trouve que c'est un peu plus rassurant, un peu moins embarrassant de parler à quelqu'un sans avoir à baisser la nuque. Et tout en le tirant d'une poigne ferme vers le haut, la ranger ajoute :

▬ Debout, ce n'est pas un endroit où flâner.

C'est un endroit où l'on vient mourir lui souffle une petite voix dans sa tête.

— Lord knows I've seen the light

L'oublié - parce que c'est ainsi qu'il se présente, se laisse tirer vers le haut comme un vulgaire chiffon. Ce type n'est pas dans son assiette dis donc. Il a l'air absent, le teint blafard et sa peau est brûlante sous ses doigts. Thècle connait bien ses symptômes, pense du moins, savoir quel mal ronge ce gaillard qui n'est pourtant pas assez vieux pour être fatigué.
C'est le même mal qui les ronge tout les deux pas vrai ? Quelle malchance ! N'y a-t-il donc pas un endroit où elle ne va pas la croiser cette foutue maladie ?

La ranger laisse échapper un grognement alors qu'elle prend le jeune homme par les épaules et le force à se redresser, époussetant au passage quelques grains de sable sur ses vêtements avant de rouspéter en prenant sa plus belle voix de doyenne grincheuse :

▬ Qu'est-ce que tu en sais de ce que je faisais hein ? J'ai l'air d'avoir le temps de trainer moi ? Mais vraiment, le respect de nos jours ça se perd comme les bonnes manières ! Elle le contemple quelques secondes, puis lui assène une grande tape sur la poitrine. Tiens-toi droit pardi ! T'es trop jeune pour être avachi !

Vraiment il fait de la peine et la peine a le don d'irriter Thècle. Elle s'en est toujours débarrassée à grands renforts de débandades et de haussements d'épaules. Ça l'encombre la peine, vraiment elle n'a jamais su quoi en faire personne ne lui a appris. Alors quand elle la reconnait dans le regard de ce Benjamin, Thècle ne peut réprimer une grimace d'effroi. D'autant plus que dans le reflet de ses yeux, c'est sa figure toute ridée qu'elle peut contempler.
Est-ce qu'elle aussi fait de la peine à voir ?

D'un geste brusque, elle se recule, hésite une seconde, puis croise les bras.

▬ Hé quoi alors ? Qu'est-ce que tu veux Benjamin ? Je suis quelqu'un d'occupé moi !

De trop occupé pour savoir comment partir avant l'heure.

— Lord knows I've seen the light

Alors ça, alors ça, ça c'est vraiment une des plus grosses bêtises qu'on ait jamais pu lui sortir. Thècle reste un instant bouche bée devant les révélations de ce Benjamin qui lui dit qu'il veut « en finir ». Parce qu'attendez si un jeune comme lui s'estime condamné, qu'est-ce qu'elle, la cinquantenaire, est censée devenir ?

▬ Bah ça, vaut mieux être sourd qu'entendre ces conneries. Qu'elle râle avec une envie grandissante de lui foutre une beigne. Deux ans, deux ans mon grand t'as encore le temps de te marier, faire un môme et attendre le vaccin. Oh et puis merde, elle fait ce qu'elle s'était promise de pas faire : elle se lance dans un sermon comme les vieilles de son âge : Hé tu crois pas qu'on a vécu la fin du monde et les transcendés pour baisser les bras comme ça ? Non mais je rêve !  

Son regard se pose sur l'une des crevasses au loin qui sillonne la vallée de sables. Ce serait facile de se jeter dedans et finalement elle réalise avec consternation pourquoi il est venu seul ce zigoto-là. Elle désigne le gouffre du doigt et hausse encore un peu plus le ton, amère :

▬ Maintenant comme tu l'as dit t'as que deux ans. Donc perds pas ton temps et le mien non plus : soit tu te fous en l'air, soit tu prends tes cliques et tes claques et tu fais quelque chose du reste de ta vie. Et au fur et à mesure qu'elle crache ses mots, elle se rend compte que ce n'est pas tant pour lui mais pour elle-même qu'elle parle. Cela l'agace d'autant plus. Alors elle lève les bras au ciel, excédée. Et puis deux ans, comment tu sais hein ? Si ça se trouve c'est cinq, si ça se trouve c'est dix ou alors demain tu vas te faire croquer par un Transcendé ou encore te faire écraser par un convoi dans deux semaines ! Curieuse cette doyenne qui s'échauffe toute seule, s'agite sous le soleil, croise les bras et ajoute encore : Le principe même de la vie c'est de se ramasser la gueule sur des imprévus.

C'est en s'accrochant à cette logique toute simplette qu'elle a pu en arriver jusqu'ici. C'est en s'accrochant tout simplement...