Début de soirée tranquille à la villa. Pas de Beatriz en vue (ou à portée d'oreilles), que le chant des goélands et la mélodie de vagues qui se trainent sur la côte. Rory fait ses comptes dans le salon, penché autour de ses carnets et de sa calculatrice. En face de lui, son fils l'imite, le nez plongé dans un bouquin de mathématiques avec un air beaucoup trop sérieux pour son jeune âge. Au bout d'un moment le petit relève la tête, détaille son pater et rompt le silence :

▬ Père ?
▬ Oui ?
▬ J'ai entendu comme un bruit dehors.  

Rory pose son stylo, tend l'oreille. Depuis l'extérieur il y a bien eu comme un lointain SPOUF. Comme si on venait de s'éclater sur le gazon. Le norvégien retourne à ses calculs.

▬ C'est rien. Probablement un chat errant qui vient de se casser la figure.
▬ Oh non, c'est horrible, ne devrions-nous pas aider la pauvre bête ?  
Le géniteur fronce alors les sourcils. Adam est bien doux pour un enfant qui a vu le monde mourir. À ce rythme-là bientôt, il va finir par lui demander un animal de compagnie. Ne devrait-il pas être vacciné depuis qu'il l'a vu éclater la cervelle de Dobby d'une balle dans la tête dans les fjords de leur Norvège ? La pauvre bête avait eu les deux pattes arrachées par un Transcendé. C'était la chose la plus humaine à faire.

Mais non ce n'est pas un chat. À part si les chats du Maître savent gueuler Mayday.

▬ Retourne à tes devoirs. Ordonne-t-il à son fils avant de lever et de faire coulisser les portes-fenêtres donnant sur le jardin.

Tout au fond, contre le muret, la silhouette d'un homme retourné qui s'agite. Un cambrioleur ? Le pire des cambrioleurs alors.
Très calmement, Rory ramasse la pelle posée contre le mur à l'extérieur et s'approche de l'intrus. Il ne lâche pas son outil quand il reconnait le profil de l'homme affalé par terre.

▬ Leonas. La pelle est plantée dans le sol, à quelques centimètres de son visage. Rory s'appuie dessus et se penche sans faire mine de l'aider à se relever. Tu aurais pu sonner avant d'entrer, je t'aurais ouvert voyons. Je ne suis pas un animal tout de même.

En apparence seulement. Le crépuscule fait luire sur sa figure un sourire qui n'a rien de bienveillant.

Un chat a au moins le mérite d'être mignon. C'est ce que pense Rory en regardant le brun se tortiller au sol tout en lui blablatant un discours qu'il n'écoute qu'à moitié. Il n'écoute jamais qu'à moitié Leonas, c'est plus fort que lui. Son temps est précieux, ses intérêts aussi. Et son comparse pirate a le chic pour lui faire perdre les deux. Il a encore le souvenir amer de leur débandade dans les dunes quand monsieur a préféré se taper un somme au milieu des couteaux puis se jeter sur les balles lorsqu'il était simplement supposé fourguer la marchandise dans son sac sans fond. Aussi, le norvégien reste parfaitement impassible aux bavardages du pirate à terre.

▬ Je vois que tu as toujours la forme Leonas. Aux blessures par balles un torticolis. On peut dire que c'est la forme oui. En tout cas il n'a pas l'air d'avoir changé.

Rory pousse un long soupir quand on lui parle encore de ce foutu mur. Il jette un coup d'oeil par-dessus son épaule et aperçoit Adam debout contre la porte vitrée les observant. Il n'a aucune envie de laisser Leonas rentrer chez lui, pas plus que de devoir expliquer à son fils pourquoi il se serait mis à chasser un gars à coups de pelle dans son jardin. C'est donc à contre-coeur qu'il lui tend une main et l'aide à se relever.

▬ Tu es trop jeune pour avoir des problèmes de dos. Je serais toi je consulterai. Si possible loin d'ici. Toujours la pelle dans la main, il toise le gaillard et puis insiste : Tu ne m'as toujours pas dit pour quelle raison tu viens ramper dans mes plates-bandes après deux long mois de silence.

Les chats ont au moins le mérite de prendre la poudre d'escampette quand ils voient le sombre Rory et ses airs peu avenants.

Un grondement rauque s'élève de sa gorge : Leonas est plus lourd que dans ses souvenirs. Ou alors il en fait vraiment des tonnes. Rory regretterait presque son geste : il aurait peut-être du le laisser par terre. Ici ou dans le sable à crever la bouche ouverte avec sa Andy. Ça aurait été si romantique...

▬ Si tu le dis. Plus qu'un chat errant, son comparse ressemble plutôt à un chien galeux. Il n'a pas bonne mine. Il sent la mort. Se pourrait-il que... ? Je suis surpris en effet que tu aies décidé de revenir chez les pirates. Car c'est pour ça qu'il est là non ? Il aurait juré qu'après l'attaque du convoi, on aurait plus jamais entendu parler de l'estonien. Qu'il se serait terré dans un coin loin des affaires de Valentine et des magouilles du Maître pour se faire oublier. Pour un lâche comme lui, ça aurait été pourtant la chose la plus intelligente à faire.

Mais à sa plus grande stupéfaction, le brun se désappe comme s'il était chez lui et se jette dans sa piscine. L'eau change de couleur. Merveilleux.

▬ Oui il y a aussi un jacuzzi à l'intérieur... Rétorque-t-il en s'accroupissant sur le bord pour être à la hauteur du gaillard. Tournant la tête, Rory interpelle Adam : Fils, pourquoi tu n'irais pas chercher du savon et des serviettes pour notre invité ? Le garçon file sans demander son reste et à peine son ombre a-t-elle disparu du salon que le sourire de son père prend une toute autre teinte. Le genre qui n'annonce rien de bon.

C'est d'un geste vif, sans prévenir que Rory appuie sur le crâne de Leonas et fait disparaitre sa tête sous l'eau. Mais pas bien longtemps. Il compte trois secondes et le remonte par le col sans cesser de sourire :

▬ Oups quel maladroit. Sa main glisse doucement sur son front sur lequel il appuie deux doigts. C'est chaud, malgré l'humidité ça pulse sous ses digitales. Tu es bouillant mon camarade. On dirait que tu as de la fièvre. Et puis il se penche pour susurrer doucement : Tu ne serais pas malade n'est-ce pas ?

Rory n'a pas survécu 5 ans sur Terre en faisant la charité. Et certainement pas en laissant entrer le loup dans la bergerie. Le boutiquier sait reconnaitre les brebis galeuses.

Leonas n'a pas beaucoup de qualités mais s'il y en a bien une que Rory peut lui reconnaitre c'est qu'il ne cessera jamais de le surprendre. Le norvégien s'attendait à un mensonge, quelque chose de coloré et d'édulcoré pour mieux taire la vérité, ces choses que Leonas sait bien réciter en bon charlatan qu'il est. Mais que nenni, son collègue lui avoue tout. Il doit vraiment être malade alors le bougre.

▬ C'est ça de ne pas consulter à temps. Ironise-t-il en s'asseyant sur le rebord. Il a l'air presque embêté. Pas que devoir se débarrasser de Leonas l'incommode mais un peu tout de même : il avait prévu de faire autre chose de sa soirée. Et puis il y a les Pirates bien évidemment, il y a leur Capitaine bien sûr. Carmen est au courant ? Parce qu'il ne comprend pas bien pourquoi c'est à lui qu'incombe la tâche de gérer ce problème et pas à elle. Ils sont amis pourtant ? Il n'y a rien pour toi ici. En effet, l'eau de la piscine est froide, la brise salée qui embrasse la villa mord la peau et le regard de Rory est une surface plate, tranquille, sur laquelle ne brille aucune lueur de compassion.

Pourtant il tend une main au trafiquant : l'invite à se hisser hors de l'eau. Rory est vraiment un hôte en or oui : il peut donner comme il peut reprendre.

▬ Si tu viens chercher la fin je peux te la donner mais je préférerai avoir la certitude que tu as bien fait tout tes adieux. Je ne tiens pas à récupérer tes casseroles.

Les histoires de funérailles c'est mauvais pour les affaires. Rory ne veut pas se mettre Carmen à dos pour une histoire de chat errant.
Et puis il aime sa pelouse, l'idée de devoir y creuser une tombe lui déplait fortement.

C'est avec la même pitié teintée de dégoût que celle qu'on accorde aux animaux à demi-écrasés sur le rebord de la route que Rory dévisage son camarade. Il écoute sans rien dire pour le moment, pèse méticuleusement le pour et le contre. Plus que sa loyauté (toute relative) à Carmen et la déplaisante perspective de devoir déraciner en pleine nuit ses hortensias pour cacher un cadavre dans ses parterres, il y a le carnet d'adresses. C'est vrai que Leonas a un très bon réseau qui s'étend de Celestia jusqu'à Caer en passant par la Vallée. Rory doit admettre que ses relations à lui se limitent souvent au Désert et avec les événements récents, il doit faire attention à ne pas se montrer sur le territoire de Valentine.

▬ Non tu ressembles plus à un chat pestiféré surpris par l'orage. Admet volontiers le norvégien avant d'être lui-même surpris par le déluge.

Aidant Leonas à sortir de l'eau, il se dirige à grandes foulées vers le salon où l'attend Adam qui les observe depuis un moment, les bras chargés de serviettes sans avoir osé les interrompre. Le trafiquant prend un linge propre et s'essuie le visage tandis que l'enfant s'avance timide vers Leonas avec un sourire. Rory ignore pourquoi est-ce que Adam est toujours tout sourire, même avec les inconnus mais il pense aux paroles de son comparse : Vivre en paix... Ce serait bien pour Adam quand même. Un monde où il n'aurait pas à se battre pour sa vie. Merci. Il a passé une main sur l'épaule de son gamin tant pour le tenir à distance de Leonas que pour le présenter. Voici Leonas, un collègue. Leonas je te présente Adam mon fils. Il a 9 ans. Et pour ce qui est du sujet plus qu'épineux de sa mère, Rory préfère rester muet. De toutes façons, Adam est assez grand pour parler de lui-même.
▬ Enchanté Monsieur ! Et j'ai 9 ans et UN MOIS. Répond immédiatement l'enfant.
▬ Oui, oui 9 ans et un mois. Adam, Leonas va vivre avec nous pour le moment. Explique alors calmement Rory qui a pris sa décision. Nous devons discuter de choses d'adultes, je te laisse finir tes devoirs dans ta chambre et je viendrais te dire bonne nuit d'accord ?

Le môme, qui sait qu'il n'a pas intérêt à contredire son géniteur, hoche docilement la tête et file avec ses crayons et ses cahiers. À nouveau, à peine a-t-il disparu que le ton de Rory se fait immédiatement plus menaçant :

▬ Ne te fais pas d'idées, je ne te garde pas pour tes belles paroles d'utopiste ou par bonté d'âme mais uniquement parce que tu peux encore être utile comme tu le dis. Peut-être que Leonas a de la chance, malgré la maladie. Ou peut-être qu'il a réellement touché le coeur froid de Rory. Qui sait ? Je pense tout de même que tu devrais le dire à Carmen.

Parce que justement, pour la connaitre cette petite, il sait qu'elle saura d'autant plus dévastée d'apprendre qu'on ait pu lui cacher la vérité.
M'enfin après tout, ça ne le regarde pas.