Né pour reprendre la multinationale familiale, Rory grandit sans jamais manquer de rien d'un point de vue matériel. Destiné à assumer la direction d'un grand pactole de mines norvégiennes et même à l'étendre, on le façonne très tôt à tenir la couronne. Rory est sculpté, tailladé, modelé de part et d'autre pour ce rôle de PDG richissime et ambitieux, pour reprendre le flambeau des mains de son père le jour où il sera assez faible pour pouvoir lui arracher. Dès l'enfance, il répond à tous les critères qu'on lui impose : travailleur, malin, terriblement vorace, docile d'apparence et sournois derrière les sourires, il aurait sans doute fait un redoutable CEO et brillait déjà aux yeux des actionnaires dès sa prise de poste en tant que bras droit auprès de son pater. Les investisseurs avaient confiance en lui, Rory était un entrepreneur bien sous tous les angles, un petit prodige des grandes écoles plein de charisme et d'idées nouvelles. Et surtout qui n'hésitait pas à casser ses employés, à broyer la terre, empoisonner la glace, trafiquer à l'étranger. Le tout sous l'édulcorée couche de fausses promesses dans de belles campagnes de marketing.

Vraiment, dès ses 22 ans, Rory avait tout. La belle maison, le bon travail, la belle voiture et les deux gentils chiens. Tout sauf une femme rien qu'à lui. Dernier héritage de cette lignée si strictement contrôlée, ses parents lui offrent sa dulcinée sur un plateau d'argent : Raphaëlle, petite chérie de dix-huit ans, fille de bonne famille, fille bien sous toutes les apparences. Elle fera bien l'affaire après tout et l'amour, ah l'amour c'est comme les investissements : ça se construit, ça s'entretient, ça germe avec le temps. Raphaëlle donc. Au moins elle est belle, elle ira bien dans le salon, dans la salle à manger, dans la cuisine, là entre les étagères avec la porcelaine fragile et la collection de verres en cristal.

Rory n'est pas dupe. Il sait que sa femme ne l'aime pas. Et lui non plus. Du moins au début. Mais il n'y songe pas trop. La passion, ça lui file sous le nez, ça le dégoûte comme un crash boursier. Ça monte et ça descend la passion, il ne comprend pas, il n'en veut pas. L'inconstance lui fait peur, le répugne. Et ça saigne comme un pieu dans le coeur quand un matin il la regarde, là, sur les draps en soie, dans son chemisier en satin, ses bijoux d'or ou d'argent et il se dit que c'est un bien joli patrimoine que voilà, un patrimoine qui va trop bien avec le mobilier, un patrimoine dont il ne saurait plus se passer. Ça le tue à petit feu d'abord, puis il fait ce qu'il a toujours fait : il piétine la flamme, remodèle cette affection en chiffres et en lettres, en possession. Il cligne des yeux, songe que c'est la plus jolie des poupées sur ses étagères, le plus précieux des diamants de son coffre-fort. Voilà Raphaëlle est redevenue sa femme, une ligne de plus dans sa longue liste de biens immobiliers même si c'est la première ligne, même si c'est celle écrite en gras et surlignée au marqueur sur la couverture du dossier.
Mais le corps de Raphaëlle est chaud, plus que le sien, et de leurs étreintes stériles émerge le premier petit homme : Adam leur enfant. Tout comme son épouse, Rory croit l'aimer sincèrement, comme le bon patron, l'exemplaire père de famille. Comme sa femme, il en prend soin. Prunelles de ses yeux. La famille ça coûte cher. Et contre toute attente, Raphaëlle s'éloigne un peu plus, s'enfonce plus loin dans les ténèbres de son coffre-fort jusqu'à devenir totalement inaccessible. Impénétrable. Soit. Rory ne s'en fait pas. Ce sont les hormones. Ça lui passera au fil des années. Et puis ce n'est pas comme si elle avait un meilleur endroit où s'échapper. Rory est un mari consciencieux, il subsiste à tous ses besoins, ne lève jamais la main, lui répond poliment. Les poupées c'est fragile. Et la porcelaine brisée est coupante.

Les années passent, Adam grandit, Raphaëlle aussi. Lui ne fait que vieillir. Ne sait que faire de cette mariée capricieuse qui refuse de s'occuper de sa propre chair. Rory est incommodé de devoir prendre des congés pour élever Adam mais il s'en accommode puisque c'est nécessaire. Il a toujours bien voulu faire. Il se demande ce que cet enfant va devenir, refuse de lui imposer les mêmes exigences que les siennes par manque d'intérêt pour sa progéniture ou pour se donner bonne conscience. Il aime cette image de papa soigneux plus que d'être papa en lui-même. Et il travaille tellement qu'il n'a guère le temps de se poser des questions, car le travail est une amante bien moins imprévisible. Il se console tout de même dans la froideur de son cocon familial qui lui parait chaleureux comparé à la rudesse frigide de ses actions, ses conférences, ses accords. Cercle infernal, serpent qui se mange la queue. Parfois, dans son bureau vide aux longues vitres en verre trempé, il se surprend à rêver au regard plein de vie d'Adam, au visage délicat de Raphaëlle et il se surprend à songer que tout cet argent qu'il amasse au détriment des autres c'est pour eux. Puis il se souvient que c'est sûrement eux qu'il fuit dans l'obscurité de son cabinet.

Bien sûr, le Kamikakushi fait tout s'effondrer. Raphaëlle tombe avec le reste de ses dividendes. Il est triste, du moins il croit. Mais il est résilient. Et il lui reste Adam. Et puis Rory est peut-être à moitié ruiné mais une moitié de fortune c'est suffisant pour figurer parmi l'élite des privilégiés. il est bien protégé, bien entouré. Du moins les premières années, le temps que la société et ses actions finissent de s'effondrer. Mais Rory est prévoyant et il a vu la vague venir : il a rejoint sa bande de survivants et organise en Norvège, son petit groupuscule de soldats. Meute organisée, pillards méticuleux. Ils n'ont aucun mal à dépouiller les autres et à se dévorer entre eux quand la Transcendance et le manque frappent. Il se plait dans cette nouvelle vie un peu moins réglée mais toujours plus impitoyable où les monstres comme lui sont devenus des majestés incontestées.
Pendant cinq années, Rory est le plus fort. Personne ne se doute du tyran de pragmatisme qui se cache derrière ce gentil papa. Ce papa qui n'hésite pas à renier, châtier et martyriser tout ceux qui sortent du lot et sous couvert de belles paroles, se débarrasse de toute forme de concurrence.  

Le numéro aurait pu durer un certain temps si Adam n'avait pas tant poussé, si Adam ne s'était pas un peu trop approché du précipice, ne s'y était pas un peu trop penché, n'avait pas ignoré le grondement d'un transcendé derrière lui.
Rory a tiré sans sommation. Il a couru comme un fou vers le vide, a tendu la main. Adam s'y est accroché mais ses pieds étaient déjà suspendus dans le néant. Et dans son élan, Rory aussi a perdu l'équilibre. Ils tombent tout les deux alors que Rory serre son fils contre lui. Son bien le plus précieux.

À son arrivée sur Althea, aucun pays ne veut de lui. Bien entendu, Rory est blessé et développe une rancune certaine à l'égard de ces contrées riches et lointaines qui lui ferment ses frontières et l'abandonnent lui et Adam dans l'aridité du désert.
Qu'à cela ne tienne, Rory est homme d'affaires et est homme du monde, tout particulièrement de ce monde sauvage où l'on bat crocs et griffes pour une poignée de pain depuis le Kamikakushi. S'il entretient une haine viscérale pour le sable et la chaleur, pensant souvent avec une nostalgie teintée d'amertume à ses belles régions natales et leurs manteaux de neige et de verdure, il se fond parfaitement dans la masse, d'abord en tant que passeur d'armes puis en tant que marchand. Quand le relais Victoire est fondé, il fait partie des premiers à sauter sur l'occasion et acquiert un petit local qu'il convertit en boutique de prêteur sur gages, offrant de l'argent à quiconque lui demande avec des taux d'intérêts cachés absolument vertigineux en échange de tout et n'importe quoi, y compris de ce que les gens ont de plus précieux : un bijou de famille, un chien, un talisman, une carabine, pourquoi pas un enfant... Qu'il est bon de vivre dans un pays où le marché est libre (enfin presque) !