Tôt ce matin, son oncle et sa tante prennent le petit déjeuner sur le palier. Bảo observe leur manège matinal avec de grands yeux attentifs. Son oncle fume la pipe entre deux bouchées de banh gio. Sur ses genoux, une revue française de jardinage jaunie et écornée, malgré l’absence de jardin. Dix années passées en France, il en a gardé quelques habitudes qui se mêlent à celles de Hanoi, ses tours en vélo, ses parties d’échecs sur le trottoir d’en face. L’après-midi, sa tante pratique l’aérobic et la broderie en compagnie d’autres habitantes du quartier. Avant, ils tenaient une échoppe, puis les enfants grandissent et veillent à la bourse.

Bảo observe, admire leur tranquillité privilégiée.

“Comment ça se passe au théâtre ?” demande sa tante à la suite de sa ronde auprès des voisins, leur conversation peu perturbée par les centaines de cyclomoteurs dévalant la rue.

“Très bien,” assure Bảo d’un sourire édenté. “J’aime beaucoup le Chèo. Et Madame Duong a dit que j’avais une jolie voix,” s’enorgueillit-il. Il ne parle pas de la compétitivité, des drames juvéniles.

Sa tante hoche la tête. “Tu peux aller loin. Mais seulement si tu continues à travailler dur.”

Elle tapote affectueusement son épaule. Son oncle acquiesce de concert, pipe serrée entre ses lèvres.


*


La scène, il la connaîtra. À seize ans, espérant émouvoir les juges lors de la première diffusion de Vietnam Idol, suivie d’un EP qui ne décollera pas. Les seconds rôles dans les séries B, les éparses représentations de théâtre Chèo, chères à son coeur d’enfant.

Ses compétences dans les arts dramatiques lui permettent de se façonner une image plus commerciale. Tous les sacrifices sont alors permis — les nuitées en boîte, les tentatives de drague auprès de VIP, les garde-robes peu confortables. À vingt-huit ans, il atteint finalement un niveau de célébrité adéquat, les contrats s’enchaînent.

Comme tout le monde, il tombe.


*


Bảo participe à la panique générale, réfugié derrière un rocher, terrorisé, pleurant des larmes froides. Les heures s’écoulent comme de la mélasse. Une silhouette vient s’asseoir à ses côtés et s’adresse à lui dans une langue inconnue, dont seules il devine les intentions.

Sa torpeur finit par le quitter tandis qu’ils cherchent le réconfort dans l’épaule de l’autre. Les joues humides qui se pincent en un sourire presque révérend, le premier d’une longue série : “Moi, c’est Bảo.”

Poussé par son nouvel ami, il aide à secourir les blessés, à enterrer les corps, à distraire les survivants avec les étranges lumières que ses mains font apparaître. Nuits passent, expéditions se suivent, faim s’installe, jusqu’à que cette trêve humaine ne cesse.

Han-Gyeol, dont il a désormais découvert le nom, est déterminé à suivre Tatsuya, l’un des candidats charismatiques qui leur content fleurette. La dévotion naissante de Bảo envers Han-Gyeol, les fleurs de l’amour dans sa poitrine, balayent tous ses doutes. Au Mont Célestia, il le suivra.

“Revenons un peu sur ton parcours, Bảo,” continue Sarah d’un air entendu. “Tu t’es d’abord fait remarquer pendant tes représentations de rue, les petits spectacles de lumières, à l’époque difficile de la construction de Polaris. On a commencé à te considérer comme un symbole d’espoir. J’étais dans la foule, une fois,” avoue-t-elle en gardant une certaine contenance. Bảo s’en attendrit. “Bon, plusieurs fois. Puis quand la télé est arrivée dans les foyers, on t’a vu absolument partout. Tu as même relancé la mode des coupes mulets. Jusqu’à ce que bien sûr, tu débutes Bảo de Nuit, qui t’a propulsé au rang des plus grands…”

“Tu me fais rougir,” taquine Bảo. “Merci beaucoup. Je suis extrêmement reconnaissant envers tout ce qui a pu m’arriver, tous ceux qui ont contribué à ma carrière. Bien sûr, mes fans.”

“Ce que les fans et moi-même aimeraient savoir… Pourquoi avoir déménagé à Australis ? Des projets excitants sur le feu ?” sonde-t-elle, revêtant à nouveau son rôle de rapace.

“Vous le saurez peut-être bientôt,” rit Bảo, sans lui laisser la moindre miette.

*

Évidemment, il déménage pour rester proche de Han-Gyeol. C’est dur de le faire passer pour une coïncidence — “Han, bien sûr qu’il faut que je déplace mon studio à Australis. Le Boulevard est l’endroit rêvé pour abriter la prochaine saison du show.” — mais il y est parvenu.

Il achète une immense mansion pour la grande famille qu’il espère élever avec lui, même s’il s’y sent bien seul pour l’heure. Avec un peu de chance, ce n’est qu’une question de temps avant que Han-Gyeol ne réalise leurs sentiments réciproques.