Contrairement à ce qu'on pourrait attendre de la personnification humaine d'un bon gros toutou, Nezumi n'aime pas les parcs d'attraction. Trop de gens, trop de bruits, trop de stimulis. À ses yeux, Wonderland n'est qu'un bordel permanent plein d'enfants qui braillent et d'odeurs de gras et de sucre le tout saupoudré d'une musique neuneu repassée en boucle par les hauts-parleurs. En fait, cette atmosphère de bonheur artificiel lui donne presque la nausée parce que c'est trop pour lui. Parce que lui ce bonheur, lui n'y a pas le droit. Lui est là en qualité d'éboueur puisque sa société de traitement des déchets l'envoie parfois s'occuper de nettoyer quelques sites ici et là et parmi eux, le fameux Wonderland. Vider les poubelles du parc ce n'est vraiment pas ce qu'il préfère, mais au moins, cette fois on ne pourra pas lui reprocher d'avoir abimé le camion puisque c'est seulement avec une grande benne roulante, des sacs et un balai qu'il fait le tour des sentiers.

▬ Humpf, les gens pourraient ramasser quand même. Râle-t-il en se penchant pour attraper un énième cadavre de barbe à papa balancé dans un buisson. Wonderland ou Polaris, les passants n'ont que peu d'égards pour les petites gens comme lui qui chaque jour se cassent le dos pour nettoyer derrière eux. Rares sont ceux qui s'attardent sur plus petits que soit.

Et pourtant ces personnes-là existent bien.

Une voix fluette le fait sursauter. En baissant la tête, l'ex-yakuza tombe sur la trogne d'une jeune adolescente. Ou d'un adolescent. Il ne sait pas avec ses tout ces longs cheveux. Mais il s'en fiche, son attention a déjà dérivé de son visage à la chose échouée sur ses genoux. Alors le regard auparavant morne de Nezumi s'illumine soudainement.

▬ Oh le pauvre ! S'exclame-t-il alors en s'agenouillant devant le môme et son oisillon sans oser le toucher avec ses gros gants réservés au ramassage des ordures. Ah oui de l'eau ! Y'a une fontaine juste là, attends !

Sans aucune gêne, il plonge dans sa poubelle et en extrait une bouteille de soda presque vide qu'il s'empresse d'aller vider dans la fontaine, puis de la rincer vite fait avant de la remplir et de revenir en courant presque, tout excité. Ainsi il jappe en remplissant le bouchon qu'il tend au piaf et à son sauveteur improvisé :

▬ Tiens petiot ! Il faut r'prendre des forces pour pouvoir voler !

Trop désireux de vouloir lui aussi aider cet oiseau, Nezumi oublie de garder un oeil sur sa benne pourtant très convoitée. Dans son dos, depuis un fourré, bondit un duo d'oppossums qui veut profiter de cette distraction en or pour enfin s'emparer de ce trésor de beignets et de barquettes de frites à moitié dévorés quitte à semer le chaos sur leur passage...

Mais Nezumi a beau brailler, l'oisillon est déjà parti trop haut pour entendre ses encouragements. C'est que c'est fragile ces créatures, surtout à cet âge-là. Quand il voit que l'animal ne bouge pas, pas même quand on met le bouchon d'eau sous son bec, pas même un frisson quand on lui effleure l'aile, encore mois une respiration dans sa si petite poitrine plumée, alors l'éboueur comprend. C'est fini.
Et Nezumi a beau avoir trente ans passés, ça le touche comme s'il en avait huit. Le silence tombe, enfin presque. Dans leur dos, les opossums font la fête parce que le gardien est occupé et que du coup c'est buffet à volonté dans la poubelle. On arrache le sac et on se bagarre pour un morceau de donut ou un reste d'hamburger. Le japonais ne les voit même pas, il frotte ses yeux dans ses manches parce que lui, ça le fait chialer les oisillons morts. Il y peut rien, il est comme ça. Tout sensible sous ses airs de gros dur.

▬ O-oui, j'ai une pelle snif. Et j'sais où on peut lui trouver un joli coin. Répond-il en reniflant bruyamment avant de se tourner vers son caddie attaqué.

Là il se passe quelque chose de très bizarre. Cristal ou miracle, on ne sait pas, mais si en le voyant revenir la plupart des opossums prennent la fuite, il y en a un qui reste figé et regarde avec ses yeux noirs ce grand balourd qui s'avance en agitant des bras pour le chasser. Peut-être que la bestiole sent sa peine, sent que jamais Nezumi ne lui fera de mal mais elle vient à sa rencontre.

▬ Ouste, ouste toi. Regarde tout l'merdier qu'vous avez foutu. Raille l'ex-yakuza en commençant à ramasser quelques détritus éparpillés par les fuyards. Mais le mammifère ne se dégonfle pas, il se faufile sous ses pattes et jette le bout de churros qu'il a dans la gueule sur ses chaussures. C'est pour moi ? Pas de réponse, l'opossum se frotte contre sa jambe. Bin euh c'est gentil. Il s'apprête à se tourner vers l'adolescent pour hausser les épaules quand une douleur vive lui arrache un cri. AÏE ! HÉ OH ! On mord pas !

Le filou poilu s'interrompt alors et se met à danser entre ses pieds. Nezumi ne peut que soupirer et l'ignorer pour attraper une pelle accrochée à son chariot et de faire signe au garçon de le suivre. Poussant son convoi ordurier tristement et comiquement suivi de l'opossum pas farouche et du jeune visiteur, il ouvre la marche funéraire jusqu'à un grand cerisier en fleurs aux branches ornées de rubans blancs.

▬ C'est bien là, non ?

Mais il n'attend pas de réponse et enjambe la pancarte « Interdiction de marcher sur la pelouse » pour donner un premier coup de pelle pas loin du tronc, aussitôt rejoint par l'opossum qui l'a définitivement adopté. Il ne s'étonne même plus maintenant, il a l'habitude.
Puis le beau gazon ou les enterrements, y'a des priorités. De toutes façons il est pas assez payé pour s'en soucier. Et si on lui demande, il dira juste qu'il sait pas lire et puis voilà.

Pour oublier sa peine, c'est avec beaucoup (trop) de zèle que Nezumi creuse, détruisant quelque peu le gazon alentour. S'il creuse fort et très loin, très loin dans la terre, il y aura peut-être assez de place pour enterrer son gros chagrin parce qu'un gars grand comme lui, ça ne pleure pas, c'est ce qu'on lui a toujours dit. Toutefois, il a beau saccager la pelouse, ça ne change rien et c'est l'opossum qui trébuche dans le trou qu'il vient de créer qui lui rappelle que ça ne sert pas à grand chose d'en faire des tonnes : cette tombe est suffisamment large maintenant.
Alors, après avoir ramassé l'animal par la peau du cou, l'éboueur se recule et plante sa pelle dans l'herbe, regardant l'adolescent déposer le petit corps et joindre les mains. Il prie ? Un peu perturbé, il décide de l'imiter, deux paumes collées l'une à l'autre devant ses paupières closes. Quel Dieu prier pour les oiseaux ? Et que lui demander ? Un paradis plein de graines et de branches en fleurs ? Ça doit être bien. Ça doit être bien le paradis des oiseaux.

▬ Amen. A-t-il répété avant de se saisir à nouveau de la pelle pour recouvrir l'oisillon.

Quand il a fini, il décide de ramasser quelques fleurs de cerisier tombées au sol et d'en garnir la motte de terre. Histoire ce soit un peu plus beau.

▬ Les opossums, les rats, les ratons, les belettes, les écureuils. Tous les p'tits mammifères me kiffent. Qu'il répond en formant un coeur de pétales avant de tapoter la tête de l'opossum toujours à ses côtés. C'est mon cristal. J'crois qu'ils m'prennent pour un des leurs. Sont cons les animaux, j'ressemble pas à un des leurs. Puis il lève la tête et regarde un instant les rubans accrochés à l'arbre. Sa voix rauque réplique abruptement : Hum j'sais pas trop. J'suis qu'agent d'entretien. Qui parfois saccage plus qu'il n'entretient mais c'est du détail ça. Toutefois ses neurones s'activent, il émet une hypothèse : Vu les couleurs j'crois que c'est pour représenter la paix entre les 4 pays ? Il y a du bleu roi, du bleu ciel, du vert pomme et du violet. Z'ont oublié la Baie.

Et parce que mine de rien tout ça c'est de l'effort, Nezumi finit par se laisser tomber le cul par terre, s'assoit en face du cerisier et de la sépulture improvisée.

▬ Ils te disent quoi les oiseaux ? S'interroge-t-il. Tu as d'la chance. Moi les bestioles elles m'parlent pas vraiment. Elles lui collent juste aux baskets. L'opposum est retourné fouiller dans la poubelle mais il le laisse faire. Et c'est quoi ton nom d'ailleurs ? Curieux comme un rongeur.