Un pas sous la couverture de la nuit, un deuxième, plus téméraire. S’engouffre le bruit du soir et les rires de la capitale. À la suite des pavés sales et des courants d’air froids parcourant les ruelles sombres, se dresse Caer Callabus. Ville forgée par le pouvoir, pour s’accaparer le pouvoir. Altagracia déteste cette ville : trop riche, trop violente. Trop grande, on n’en verrait jamais le bout. Une débauche qui lui rappelle Cuba et tous ses complots, l’humain et toutes ses failles. Cuba qu’elle hait tant, ne lui manque que pour lui rappeler ne plus y avoir sa place. Alors elle ferme les yeux et n’y pense plus, prête à oublier les rues bondées de La Havane pour toujours. Mais demain, elle sait qu’elle replongera. Requiem, c’était bien plus tranquille. Bien plus illuminé malgré la nuit éternelle. Sage ville où fouiner partout ne semblait pas poser problème. Mais observer le soleil ne l’intéresse pas, ni même la lune. Altagracia se fiche des astres pour préférer les pensées humaines, les secrets que nul autre ne découvriraient à par elle-même. Et pour ça, il faut fouiller. Toujours plus loin, jusqu’aux entrailles d’Althea et la mémoire des hommes. Jusqu’aux souvenirs cachés et mystères bien gardés.

Cette nuit n’y fait pas exception. Parée de noir des pieds à la tête, elle a même pensé aux ongles. Une tenue pour enquêter, une tenue pour les ennuis. Quel espère trouver et attiser, allumette de malheur faisant tout exploser.
Elle est sûre d’elle, spécialiste de l’info se sachant arrivée au bout du tunnel. Au bout de sa mission. Et du joli paiement qu’on avait pu lui promettre. Elle avait d’abord rechigné. Pas de membres retrouvés éparpillés dans une ruelle ? Pas de cadavre flottant au bord du fleuve ? L’intérêt avait mis du temps à trouver son chemin, serpentant jusqu’à offrir une graine d’envie à la détective. Une enfant disparue, quel ennui. Une enfant disparue aux abords du royaume d’Alexander, c’était déjà mieux. Ainsi peu de chance de retrouver son corps égaré dans Perdition et de marcher dessus par mégarde - les gosses finissaient tous par s’y perdre au moins une fois dans leur vie et y pourrissaient très rapidement. Mais une trace qui la menait jusqu’aux recoins les plus glauques de la capitale de Caer Hrid ? Elle signait mille fois. Oui oui oui. Quitte à y séquestrer un enfant elle-même, ce genre d’aventure ne se refus ait pas – en règle général, ça pleure trop pour qu’elle apprécie les gosses plus que nécessaire. C’est à dire moins qu’un scarabée à la laideur moyenne.

Altagracia n’avait besoin de personne, ou presque. Récolter discrètement les renseignements utiles à sa mission avait été un jeu d’enfant. Suivre à la trace le parcours, le labyrinthe de mystère entourant cette disparition l’amusait plus qu’une partie de cluedo. Passion dévorante pour son travail, pour les secrets à venir et ses capacités à les découvrir. Elle n’en doutait pas.
Un club. Alcool, drogue, activités illicites cachées sous la couverture d’un simple bar très privé. Très très privé. Ses nombreuses pistes la menaient là, et elle n’était pas capable d’y rentrer. Avait pourtant déjà essayé deux jours plus tôt, avant de se faire méchamment recaler par les videurs. Les insulter dans leur propre tête n’avait probablement pas amélioré la chose. Et Altagracia ne savait définitivement pas se battre. Rouler, crier, sauter, agiter un poing à la limite. Mais pour la bagarre, on repassera.
La jeune femme avait bien pensé passer par les égouts, les grilles d’aération. Tout était bloqué – et horriblement dégoûtant, elle avait encore de la boue séchée dans les cheveux. Avait même pensé faire exploser le tout avant de se rappeler les termes exacts du contrat : la gamine, ça serait cool de la ramener vivante. De toute façon, elle n’avait pas l’argent pour tout le matériel.

La détective n’était pas sage dans ses décisions. Jamais. Préfère se parer d’extravagance, de choix impossibles et de raisonnements douteux. Elle-même étrangement peu recommandable si l’on en croit les dires. Source fiable en matière d’information, tellement moins en ce qui concerne sa moralité. Elle ne sait pas ce que lui réserve ce club, se demande secrètement ce que des enfants enlevés pouvaient bien y faire. Presque trop morbide pour elle, ces pensées restèrent enfouies dans un coin de sa tête.
Alors pour rentrer sans explosion, elle avait fait appel à Mephisto. Avait râlé et fait les yeux doux toute une journée (d’où son retard sur son planning de détective) pour s’être enfin vu accorder de l’aide. C’était ça ou attendre encore quelques jours que la jeune femme trouve un autre moyen. Et du temps, elle n’en avait pas. Les enfants étaient encore plus fragiles qu’une tasse de porcelaine. Pas très résistant et aucune notion de survis – voilà pourquoi elle préférait de loin les animaux.

Il est là, plus en avance qu’elle apparemment tandis que l’entrée du club, ressemblant bien plus à une cave qu’à un classique bar se trouve à quelques pas. Faiblement illuminé par le seul éclairage du coin de la rue, le quartier semble silencieux. Et pourtant si animé. Des éclats de rire traversent la pénombre. Au loin une énième fête bat son plein, se prépare à ne jamais s’arrêter. Altagracia est excitée, pressée de commencer. D’en finir. De ne jamais s’arrêter, à l’égale des fêtes sans fin et des verres jamais vides.

« Mephisto ! » Un pas léger et là voilà à ses côtés, un petit sourire aux lèvres. « Je t’ai manqué ? Il fait beaucoup trop chaud pour une nuit d’hiver. J’ai apporté des gâteaux si tu veux. Tu as carte blanche pour me faire rentrer là-dedans, essaye de ne tuer personne. Il ne faut pas que les murs s’écroulent… »

Sans même reprendre son souffle. Un talent auquel nul autre ne pourrait prétendre. Altagracia n’attend pas de réponse, jamais. Aime s’écouter parler sans prétendre intéresser les autres, ses grands yeux bleus pétillants de vie. Bavarde au rythme frénétique, ne sait plus quand s’arrêter, placer ses points ou ses virgules.

« Je suis sûre que tu te sentirais très à ta place là dedans, tu n’as qu’à manipuler un peu le monde comme tu sais si bien le faire. »

Une pointe d’envie dans ses paroles, la détective est incapable de tromper qui que se soit : son visage est un livre ouvert, ses intentions trop directs et sa moue trop agaçante pour prétendre un jour   manipuler quiconque correctement. Elle se contente de bavarder, d’écouter et de récolter les secrets qui la font chavirer. Mais ce soir, elle va devoir les laisser de côtés, ces mystères à percer. La brune se questionne, que pourrait entendre une gamine de 10 ans après des semaines passées enfermée ici ? Probablement de croustillantes informations laissées traîner là, à l’écoute d’une oreille naïve et indiscrète. Finalement, elle compte apprendre bien plus qu’elle ne le présageait.

Rentrer dans la tête des gens pour y déposer ses mots n’impliquait pas forcément de savoir manipuler l’esprit. Douce résonance de pensées encore inaccessible. Tourbillonnant sans qu’elle puisse les attraper, tel un ouragan fièrement manœuvrer. Talent pour comprendre, analyser la moindre des situations et briser les secrets les plus enfouis. Manipuler quiconque ne semblait pas dans ses cordes, avait déjà trop à comprendre. Le seul mensonge qu’elle pouvait s’attribuer était son propre prénom. Mais dans un monde où les noms règnent si peu et où les actions prônent, le sien n’avait finalement que peu de valeur. Et c’était très bien comme ça. Passer pour une jeune femme inconnue lui allait bien. Pouvoir ainsi fouiner dans les vies avant même que l’on ne remarque sa minuscule présence. Trop petite et insignifiante pour qu’on la remarque. N’avait pourtant qu’à ouvrir la bouche pour se faire détester.

Pour la manipulation, elle avait Mephisto.
Pour la réputation, elle avait Mephisto.
Emprunter ses talents et ses services pour une nuit lui avait semblé être la meilleure option. Quitte à se retrouver aux côtés du monstre, du diable et des enfers en même temps. La brune ne s’était pourtant jamais sentie aussi en sécurité. Mouton appréciant étrangement bien plus la compagnie d’un loup que celle de ses propres congénères. Attirée par les abysses de son âme, ses manigances et les secrets qu’il gardait. Certaine de ne pas les avoir encore tous révélés, il lui faudrait fouiller. Quitte à se faire taper sur les doigts. Ou à ce qu’il lui en manque quelques-uns.

La détective avait bien évidemment l’habitude des filatures et enquêtes à risque et savait mieux que quiconque s’adapter aux situations. Redoutant pourtant ce qu’elle pourrait trouver à l’intérieur. Le sang et les boyaux avait beau ne pas la gêner, au contraire, certaines décadences de l’humanité la perturbaient encore au plus haut point.

« Parfait ! » d’une mine qu’elle espérait sérieuse, elle enchaîne. « Sage comme une image, promis. »

Altagracia n’était jamais sage.
Le ton malicieux de son acolyte eut pourtant raison de son faux sérieux. Elle n’y résisterait jamais.
Et voila. Cinq secondes pour rentrer, la jeune femme n’aurait jamais fait mieux toute seule et se félicita de ce choix d’action. L’endroit semblait simple, bien agencé. Elle aurait pu se perdre dans la voix idyllique de la chanteuse. Rester là à en oublier sa mission. Les serveurs détaillèrent les deux nouveaux arrivants du coin de l’œil. Suspicieux, elle ne pouvait leur en vouloir. L’humanité en général semblait avoir développé un penchant méfiant pour le maître de verre. Finalement, personne ne l’appréciait à par elle-même. Ce qui lui allait finalement très bien. Démon ou Saint, Altagracia aime à s’accaparer les choses. Quitte à le regretter plus tard.

Un simple hochement de tête et un petit sourire en coin en guise de remerciement pour l’informateur – la politesse n’était de toute façon pas son fort – et la voila partie pour de nouveaux mystères.
S’il y avait quelque chose à explorer, ce n’était certainement pas cette pièce. Trop banale. Trop propre. Les secrets n’étaient pas fait pour rester en surface, mais bien gardés au fond d’une cave. Un petit tour discret de la salle pour lui confirmer ses pensées : personne n’utilisait l’escalier du fond descendant on ne sait où. Pour on ne sait quoi. Mais les employés y jetaient fréquemment un petit regard protecteur.
Projetant sa voix dans la tête de son partenaire du soir pour un peu plus de discrétion – et parce qu’elle adorait le petit sursaut du commun des mortels peu envieux d’avoir quelqu’un dans sa tête – la détective lui fit part de ses pensées. Qu’elle aurait pu certes garder pour elle. Mais ne pas parler était au dessus de ses forces. Inimaginable.

« Je suis sûre qu’ils séquestrent des centaines d’enfants en bas. Et congèlent des bébés morts. Ça a l’air passionnant ! Peut-être même qu’ils font des sacrifices ; le satanismes, c’est à la mode. »

Tout ça avait l’air tellement fabuleux qu’elle en bouillonnait d’impatience. Espérait simplement que la petite Jenny à retrouver n’avait pas fini les entrailles à l’air. Le reste, ce n’était pas son problème.
Accoudée au bar, elle attendit. Pas trop longtemps. Une éternité. Un serveur qui s’éclipse, un deuxième occupé on ne sait où. N’en restait plus qu’un. Alors elle s’avance jusqu’à l’escalier en parti dissimulé, esquivant les quelques personnes déjà trop saoul pour compter leurs propres doigts.
Évidemment, le serveur, homme de main, videur ou quoi qu’il puisse être s’interposa juste avant la première marche. Rien n’était jamais aussi facile.

« Vous ne pouvez-pas descen- » Trop vite coupé par la jeune femme.
« Bien sûr qu’on peut, tout le monde peut. Il suffit de le faire et c’est bon. C’est même assez rapide, je vous apprendrai. Vous êtes marié ? Non bien sûr que non. Vous savez comment je le sais ? Parce que vous n’avez pas de bague haha. Je vous verrez plus avec un chien ou-

-un écureuil » Elle était passé en un instant dans sa tête. Paroles sans queue ni tête enchaînées beaucoup trop rapidement pour le simple esprit humain.. « mais je vous préviens les écureuils sont violents une fois dépassé minuit et- »  elle repassa en langage audible pour tous. Puis de nouveau dans sa tête. Probablement une histoire de cafards et de culture africaine, a déjà oublié pour enchaîner.
Au bout de cinq minutes, le pauvre homme ne savait plus où donner de la tête – et pour cause, il ne comprenait même plus la sienne. L’air hagard, il s’élança chercher son supérieur, laissant le champ libre pour quelques instants. Haussant les épaules et souriant à Mephisto d’un air tout à fait innocent, elle descendit les escaliers.
Bavarder plus vite que l’esprit humain ne lui avait jamais paru aussi pratique. Encore mieux qu’un cristal.

Devoir "supporter" ses paroles. Peut-être un mot trop faible. Subir était sans doute plus approprié. Subir jusqu'à n'avoir envie de rien si ce n'est fuir. Loin. Paradoxalement, la jeune femme n'avait jamais été aussi muette qu'avec sa propre famille. Comme une tombe. Et pour cause : elle aurait bien creusé la leur. Et rempli le cercueil de vers de terre.
Mais heureusement pour elle, ce problème là semblait avoir été réglé. Le monde pouvait à nouveau l'écouter parler. Aussi elle haussa les épaules face aux paroles de Mephisto. Parler dans la tête des gens lui semblait naturel. Comme une seconde peau. Bien que fatiguant, envoyer ses mots et pensées silencieuses aux autres avait le mérite d'être amusant et fortement utile. Un amusement que l'homme à ces côtes ne semblait pas partager. La touche de menace dans sa voix ne pouvait être ignoré. Altagracia se fichait bien des menaces. La merveilleuse grimace que le monde affichait en subissant ses pensées ne pouvait certainement pas être échangé. Précieux trésors de terreur, s'infiltrer là où sa place n'était pas requise. Invitée surprise dans des pensées lui appartenant si peu.
Elle savait ne pas pouvoir lui faire de promesse. Néanmoins, elle tenait à vivre encore un peu plus longtemps, aussi le rassura-t-elle.

« Si tu y tiens tant que ça... je ferai un effort pour ta tranquillité d'esprit ! »

La détective lui tapota doucement le bras, secouant la tête. L'air d'accepter le caprice d'un enfant. Si ça lui faisait plaisir... elle s'assurerait juste de ne plus être à sa porte une fois l'envie de récidiver.
Altagracia ne put retenir un léger frisson en voyant son compagnon s'immiscer dans les ombres. Elle ne connaissait pas son don en détail mais trainer parmi les toiles d'araignées ne l'avait jamais attirée. Si Mephisto si sentait à l'aise... qui était-elle pour juger. La cubaine préférait de loin briller sous la lumière. Elle ne pouvait néanmoins nier l'utilité de ce pouvoir. Et déjà, il revenait. Encore un frisson pour la jeune femme. Non décidément, elle n'appréciait vraiment pas les ombres.

Elle fit la moue. Évidemment qu'ils ne s'étaient pas perdus. Ils se trouvaient au bon endroit, elle le sentait. Ne pouvait s'être trompée après des jours et des jours pour en arriver jusque là.

« Ne dit pas n'importe quoi, je ne me trompe jamais. La meilleure détective, n'oublie pas ! On cherche une gamine disparue. Et d'après ce que j'ai entendu dans le coin, ce n'est pas la seule. »

Impossible qu'ils soient seuls dans ces souterrains. Alors elle continue d'avancer. Sous un faible éclairage et un silence de plomb. Rêve de raconter une blague, malgré la situation dangereuse. Se retient de justesse, sait avoir probablement déjà balancé tout son répertoire de blagues foireuses au maître de verre depuis le temps. Plus assez d'originalité.
Une nouvelle pièce vide la tire de ses folles pensées. Au loin, des bribes de paroles inaudibles semblent lui parvenir. Quelques secondes lui suffisent à faire le tour de la pièce, enjambant les débris au sol et les papiers la jonchant dans un formidable désordre. Chaotique pièce sans aucun signe de vie. Si ce n'est les bruits de discussion en fond. Semblant plus audible au fond de la pièce. La détective se tourne vers le blond, sourire aux lèvres.

« Et bien tu vois tout cela n'a pas l'air si vide que ça. Il doit y avoir une porte cachée quelque part où je ne sais quoi. » Son regard se porte sur les murs sales. Elle fait la moue . « Peut-être que si on crit assez fort ils viendront nous ouvrir ? »

C'était bien beau de rêver. Elle se mit donc à fouiller. Fouiner comme elle savait si bien le faire.