Les choses changent sans jamais vraiment changer. C’est ce que tu te dis alors que t’as entendu la voix robotisée, celle vous annonçant qu’il y avait un problème sur la ligne de métro, que ce dernier allait être en retard. Tu soupirs, pas connue pour ta patience, manquant presque de pester de vive voix. Pas tant parce que t’allais être en retard, t’étais pas vraiment pressée en fait. Non, le problème vient des gens. Trop de gens autour de toi, ceux qui s’amassent, ceux qui arrivent toujours un peu plus nombreux, qui entrent dans ta bulle, ne font pas attention, te bousculent. Lentement mais sûrement (trop rapidement en réalité), ils viennent user tes nerfs, te forçant à froncer peu à peu des sourcils, un rictus mauvais, nerveux, se dessinant sur tes lèvres. T’es sur le point d’exploser, d’envoyer ton poing au visage du prochain qui passe un peu trop près de toi. C’est ce qui finit par arriver, une silhouette qui passe, toi tu craques, tu tends le bras, la main, attrape un col et te retourne, fais volte-face, ta crinière de cheveux dansant derrière ta tête.

Il faut croire que ça aussi, ça ne changeait pas vraiment. Ta main sur le col d’une chemise, tu ramènes l’inconnu devant toi, le regard perçant, flamboyant d’une colère difficilement contenue. Tu réalises aussi rapidement que c’est pas vraiment un inconnu, celui qui est passé sûrement sans te voir, celui qui a eu le malheur d'effleurer ta peau alors que t’étais déjà à vif. Bien sûr, il fallait que ce soit lui. Ce pauvre que t’avais sûrement traumatisé la dernière fois où vos routes s’étaient croisées. Et autant dire que, cette fois-ci, tu faisais pas vraiment meilleure impression, pas alors que ton sourire est mauvais et que ton regard se fait aussi agressif.

- C’était sûr en fait, fallait que ce soit toi.

Et de toute évidence, tu sembles pas très enthousiaste à sa présence, au fait que ce soit lui. C’est pas contre lui, pour le coup, c’est même plus contre toi. Parce que t’es pas qu’une boule de nerf agressive à la patience plus que limitée. Tu l’es, oui, mais t’es pas que ça. Il a juste cette fâcheuse manie d’être au mauvais endroit au mauvais moment, dans ces moments où t’as déjà la mèche courte et où la moindre contrariété vient presque te faire exploser. Ironique sachant que tu t’étais spécialisée en explosif en tout genre à la surface, notamment envoyée sur des travaux de déminage.

- T’as pas autre chose à faire en fait que venir m’emmerder ?

Bon, ça, c’est pas très juste, presque craché à son visage alors que tu l’as toujours pas relâché. Il avait sûrement pas voulu se trouver dans ton bureau et renverser du café sur tes documents. Tout comme il avait sûrement pas prévu te croiser en décidant de venir prendre le métro. C’est pas de sa faute, tu t’en doutes bien, mais est-ce que tu t’y attardes ? Non, pas vraiment. T’es mécontente, impatiente, les nerfs usés et c’est malheureux pour Pavel mais c’est sur lui que tu risques de les passer. Sans doute qu’il avait vu sa journée bien différente, lorsqu’il s’était levé ce matin, mais toi, tu t’étais levé du mauvais pied et, dommage pour lui, son chemin venait de croiser le tiens.

Il faut vraiment que tu apprennes à te détendre, Lexie. Autrement, t’allais finir par faire un burn out, ou alors t’énerver contre la mauvaise personne. Pour le coup, cette fois-ci, ça va encore. Ou, enfin, non, pas spécialement, tu devrais pas agresser comme ça sans raison un pauvre innocent te bousculant par accident, mais, en l’état, c’est qu’un fonctionnaire parmi tant d’autres, pas un de tes supérieurs. Tu te dis donc que c’est pas trop grave. Peut-être pourrait-il mettre ta position au centre de recherche polarien en péril, mais à voir son visage se décomposer et la panique dont il fait preuve, il semble pas vraiment être tenté de s’opposer à toi. C’est bien. Ou pas. Parce que bon, à l’entendre, tu réalises que tu l’as peut-être plus marqué que tu l’aurais cru et que si ce n’est pas problématique pour ton emploi, ta conscience, elle, a un peu plus de mal à l’accepter. Toi, t’y as pas trop repensé, à la dernière fois où ta route a croisé la sienne, considérant ça comme de l’histoire ancienne. De toute évidence lui ne t’a pas oublié.

Tu commences donc par le relâcher, c’est déjà une bonne chose de faite. Il peut pas trop s’éloigner, la masse de personnes vous entourant se faisant plus dense plus les minutes passaient, comme quoi mieux valait que le métro arrive bientôt, autrement, il y aurait beaucoup trop de personnes sur ce quai. Tu l’observes, roulant des yeux et levant une main pour te pincer l’arête du nez, signe évident chez toi que t’es agacée. Mais, cette fois-ci, heureusement pour lui, c’est pas à son égard mais bel et bien vis-à-vis de toi-même. T’as peut-être (tu dis bien peut-être) exagéré. T’es juste à cran, surtout ces derniers jours. Depuis que t’as revu Ridley. Ton coeur se serre et tu penses pas avoir déjà eu aussi mal. Parce que t’as l’impression que t’as tout gâché. T’as l’impression que si les choses continuent comme ça, tu vas la perdre. Définitivement.

- J’suis désolée.

Viens-tu vraiment de t’excuser ? Oui. T’as juste l’esprit ailleurs, occupé, les nerfs à vif et des nuits peu réparatrices. Elle a jamais quitté tes pensées, ces cinq dernières années, mais en ce moment, ça t’étouffe, te fait du mal, parce que tu l’aimes et que tu ne peux pas vraiment faire quoi que ce soit à ce niveau. Tu l’aimes et tout ce que tu peux faire, pour vous protéger toutes les deux, c’est la repousser.

- Il y a juste beaucoup de gens.

Comme si ça excusait ta réaction. Peut-être pas mais c’est pas comme si tu t’en souciais vraiment. Tu t’étais excusée c’est le principal, non ?

- J’sais bien que t’as autre chose à faire.

Ou, tout du moins, tu l’espères pour lui. C’est ta façon à toi de lui faire comprendre que t’as pas vraiment réfléchis à ce que tu lui as dit, que t’étais juste à bout de nerf et que tu t’es montrée injuste envers lui. Est-ce que ça peut effacer dans ces esprits ces deux fois où tu as attrapé le col de sa chemise ? T’en sais rien. Tu fais juste preuve de bonne volonté, pour une fois. Peut-être aussi parce que tu réalises que t’as changé, au fil des dernières années et c’est peut-être pas pour le mieux. T’as toujours été quelqu’un d’intense, quelqu’un qui vit à fond les choses. Dommage que ça ne soit pas que des émotions positives depuis que t’es ici. Oh, t’aimes vivre à Polaris, t’aimes ce que tu fais, ceux que t’as rencontré, ton quotidien bercé par la technologie. T’aimes juste un peu moins en être prisonnière. Être sans ta fiancée, surtout.

- Je pense pas vraiment que tu peux t’effacer. Puis tu peux me tutoyer.

T’as dit ça en désignant la foule qui vous entoure. Se frayer un chemin ne semblait pas être la chose la plus facile à faire. Quant à la suite, il peut bien te tutoyer. Un lien a bien dû se créer entre vous alors que tu te tenais si près de lui, accrochée à sa chemise, non ?

C’est pas que c’est pas ton genre de t’excuser. T’es une adulte et tu sais reconnaître tes torts. T’es juste quelqu’un de fière et si tu sais reconnaître tes torts, les admettre de vive voix c’est une autre histoire. Surtout que, pour le coup, tu t’es pas remise en question pour l’épisode de la tasse à café, considérant ta réaction comme légitime. Qu’elle le soit ou pas n’avait pas de réel importance, t’as repoussé loin dans ton esprit, dans ces situations qui n’ont plus d’importance, celles auxquelles tu n’accordes plus aucune attention. La seule raison pour laquelle tu y repenses maintenant, c’est parce que tu vois bien que lui ne l’as pas oublié, comme en témoigne son expression paniquée et cette tentative de sa part de se défiler. Peut-être que, cette fois-ci, t’as un peu abusé. Peut-être. Parce que c’est pas de sa faute si le métro est en retard. C’est pas de sa faute non plus si une foule s’amasse autour de vous. T’avais juste les nerfs à vif. Ce que t’essaies de lui dire, vite fait, comme si ça pouvait pardonner ton comportement.

Il semble pas t’en tenir rigueur. Ou alors peut-être que si mais qu’il te craint trop pour l’afficher. Dans tous les cas, c’est plus ton problème. T’as fait preuve de bonne foi, tu pouvais difficilement faire plus. C’est peut-être dérangeant cette façon que t’as de voir les choses, de pas te soucier de comment les autres peuvent percevoir tes actions, mais bon, c’est pas comme si tu le faisais exprès. T’es juste naturellement détachée de l’opinion des autres. La seule opinion qui t’importe vraiment, c’est celle de Ridley, mais ça… Vaut mieux pas que tu t’y attardes plus longtemps. Elle te manque, tout le monde l’a compris. Mais c’est pas que ça. Tu t’en veux et cette culpabilité étouffante n’est pas un sentiment avec lequel tu as l’habitude de vivre.

- Ça va, il y a pas eu de problèmes.

Parce que t’as pas eu de retard. T’es restée tard, très tard, trop tard aussi sûrement, les jours suivants pour récupérer le tout, alors, rien à signaler. Tu te tiens bien de lui dire, parce que ça demanderait sûrement d’expliquer pourquoi est-ce que tu te tuais autant à la tâche, pourquoi est-ce que tu passais autant de temps au boulot. Et honnêtement ? C’est pas un sujet que tu te sens d’aborder. Trop sensible. Délicat. Douloureux.

- J’imagine que tu veux aller au centre de la ville ?

Tu brises le silence qui s’était installé. Pourquoi ? Tu sais pas. Peut-être parce que t’as besoin de parler, de tout, de rien, de pas être seule avec tes pensées. Parce que les choses allaient un peu moins bien, de ton côté, depuis que tu t’étais retrouvée avec la femme de ta vie devant toi et pourtant si loin de toi.

- Je me demande si, à ce rythme-là, ce serait pas plus rapide de marcher.

Tu laisses même entendre un faible rire. Ça se voit, que t’es pas patiente. T’aimes pas l’inactivité, te tenir immobile sans possibilité de faire plus. T’es comme ça. Puis vous aviez aucune idée de quand la ligne serait rétablie. Alors oui, vous étiez loin du coeur de la ville, loin du centre de recherche, et pourtant, t’envisageais sérieusement cette option. Marcher t’avait toujours fait du bien, te permettait de t’aérer l’esprit. L’entraînement en règle générale avait cet effet sur toi et Dieu seul savait à quel point t’en avais cruellement besoin, ces derniers temps, d’une distraction. N’importe quoi pour tenir Ridley éloignée de ton esprit. Pour pas juste pleurer cette douleur qui te serrait le coeur et que tu parvenais pas à faire taire.

T’hoches la tête. Oui, le centre de recherche polarien. C’est là que tu travailles. Que tu passes le plus clair de ton temps aussi. Pourquoi ? Pour étouffer ton mal-être évident, celui qui baigne ton quotidien depuis que t’as été séparée de celle que t’aimes, depuis que t’as compris que la voir ne serait pas facile, que la seule solution qui te restait était de retourner à la surface. Tu laisses entendre, dans un soupir assez las accompagné d’un rire faible, un brin agacé, que ça irait sûrement plus vite en marchant. Au moins, tu ne serais pas enfermée, entourée de trop de gens pour ta patience déjà bien usée. Tu pensais toutefois pas qu’il te prendrait aux mots, qu’il en viendrait à agripper ton poignet pour t’entraîner à sa suite.

Surprise, tu cherches même pas à te défaire de la prise. Pourtant, tu le pourrais, avec une certaine aisance qui plus est. Tu le suis, les sourcils légèrement froncés sans pour autant te montrer hostile. Parce que t’es rapidement un peu plus loin de la foule, parce que respirer un peu d’air frais te fait du bien. Tu lui adresses un vague geste de la main, une fois libérée, comme pour lui signifier que c’était pas bien grave, qu’il avait pas à s’excuser. T’étais juste un peu surprise mais, au final, l’initiative n’avait rien de désagréable. Quitte à être en retard, pourquoi pas, après tout, traverser la ville à pied pour en arriver à son coeur ?

- T’en fais pas avec ça.

Pour la première fois, t’étires même un sourire presque sincère.

- Une soldate ne laisse jamais personne derrière.

Pas tout à fait vrai, bien souvent, la survie de l’unité prisait. Mais t’aimais bien croire, te rassurer en te disant que tu avais toujours tout fait pour que vous rentriez tous. T’aurais pas aimé être celle abandonnée. Celle qui ne pourrait pas rentrer chez elle. T’aurais pas aimé ne pas revenir auprès de Ridley, de lui imposer ton absence. Ironique considérant que c’est ce que tu fais à l’heure actuelle, tu la forces à vivre sans toi. Mais ça, t’y penses pas trop. T’as pas envie d’y penser. Ça fait trop mal et tu sais pas si tu serais en état de tenir, si vraiment tu sombrais de nouveau dans ces pensées désagréables.

- Bon, aller, suis-moi. Et si t’as besoin que je ralentisse le pas, tu me dis.

Ferais-tu preuve de bonté à son égard ? Presque. Tu te dis surtout que c’est mieux qu’il soit là. Que t’ais quelqu’un à qui parler. Tes pensées ne sont pas un endroit agréable dans lequel t’aimes passer du temps, dernièrement. Pas depuis que t’as revu Ridley. Celle qui revient inlassablement dans ton esprit.

- Tu faisais quoi, avant ?

Un moyen comme une autre de faire la discussion. Veux-tu vraiment en savoir plus sur ce Pavel ? Pourquoi pas, après tout, qu’as-tu à y perdre ? T’as surtout besoin d’une distraction et si l’air frais suffit à calmer ton côté plus impétueux, cette agressivité dont tu as fait preuve, c’est pas suffisant pour faire ralentir ton esprit qui tourne à tout allure. Ta journée vient à peine de commencer que t’as déjà envie de rentrer.

C’est pas tant de l’intérêt à son égard mais bien plus une façon comme une autre de briser le silence qui s’était installé, de porter ton attention sur autre chose que ce qui te tourmente depuis quelques jours. C’est pas contre lui (quoique si, un peu, il reste le fonctionnaire empoté qui a ruiné de tes documents) t’es juste généralement pas très intéressée par les autres. Un cercle social assez fermé, tu te montres distante, la plupart du temps. C’était pas le cas, avant, c’est juste qu’ici, tu te sens pas de vraiment te lier avec les autres. Parce qu’ils ne sont que de passage, temporaires dans ta vie, qu’ils n’auraient plus leur importance une fois de retour à la surface. C’est peut-être triste comme façon de voir les choses mais tu peux pas vraiment faire différemment. Surtout que t’as jamais aimé mentir, pas à ceux qui font partis de ta vie, ceux que tu considères comme étant des amis. Ça t’amène à mettre plus de distance entre les autres et toi-même, parce qu’il y a des choses concernant ta réalité que tu peux pas expliquer et il te serait difficile d’en venir avec pirouette quelconque pour faire avaler un mensonge peu crédible.

Représentant des ventes. T’es surprise, ça se voit à la mine qui se dessine sur ton visage, à tes sourcils légèrement froncés. T’as toujours vu les représentants de ventes comme des gens charismatiques, des personnes sûres d’elles-mêmes. C’est pas vraiment ce que te renvoie Pavel, celui qui bégayait devant toi en peinant à te regarder dans les yeux. T’hausses toutefois les épaules sans partager tes pensées. Déjà pour pas le vexer puis aussi parce qu’il t’a dit qu’il était représentant des ventes, pas qu’il était bon dans ce qu’il faisait. Sûrement que la réorientation lui a été bénéfique, à lui qui est désormais fonctionnaire.

- Touché.

Pas très difficile à deviner avec ce que tu venais de dire.

- J’étais dans les forces armées britanniques. Mais sinon, pour moi aussi, c’est pas bien différent de ce que je fais maintenant, j’étais ingénieure militaire.

T’as juste orientée tes recherches ailleurs, tout simplement. T’as passé de longues années dans l’infanterie, commençant tout au bas de l’échelle, tout en terminant tes études à côté pour pouvoir faire autre chose. C’est là-bas que t’as rencontré Ridley, celle qui a fait chavirer ton coeur d’un seul sourire. Elle a été la plus belle chose qui te soit arrivée. Elle l’est encore. Ça te manque de pouvoir la serrer dans tes bras, d’enfouir ton visage dans ses cheveux. De simplement lui dire que tu l’aimes.

- Ça te manque ?

Sûrement, s’il est aussi. Sauf peut-être s’il ne partage pas les ambitions du dirigeant de Celestia ? C’est ce que tu cherches à savoir. Pour toi, la réponse est évidente. Ça te manque. Pas spécialement la surface, surtout ta vie avec la femme que t’aime. Elle est si loin maintenant que ça en est difficile à vivre. Puis c’est aussi pour elle que tu veux ça, que tu veux retourner à votre vie d’avant, celle que vous aviez été forcées à laisser derrière vous suite à la chute. Retrouver votre chemin et retourner à votre vie d’avant. C’était ce qu’avait suggéré Ridley, ce que tu cherchais à faire une réalité.