Comme s'il n'avait pas eu besoin d'hésiter trop longtemps, le jeune serveur s'installa à la place de ton invité. A bien y regarder, tu pouvais prétendre toi aussi. Il ferait l'affaire, pour un simple réceptacle de conversations. Car oui Isadora, tu te fichais bien des hommes que tu invitais. S'ils s'imaginaient des choses, ils découvraient rapidement avec horreur qu'ils n'étaient que des pions utilisés pour passer le temps, sans jamais avoir l'honneur de t'arracher des souffles effrénés, seulement des soupires ennuyés.
Peut-être était-ce une des raison de pourquoi ils ne prenaient plus la peine de se déplacer.

Le théâtre, allons bon. Toi qui n'aimais pas les gens qui faisaient semblant, tu avais toujours eu beaucoup de mal avec cet art abstrait. Il n'y avait rien de faux, dans la guerre. Elle mettait en lumière les plus viles intentions, ou à contrario les plus pures convictions.

— « Vous pratiquez souvent ? »

Un sourire perfide et tu portes à nouveau le verre de vin à tes lèvres. Il avait comparé l'interprétation au maniement de l'épée. Vu que c'était ta spécialité, tu ne pus t'empêcher d'ajouter dans la confidence :

— « C'est une lourde épée, quand même. »

Mais il revient rapidement à la charge. Pour un serveur, tu le trouves un peu trop moqueur, impertinent. Tu fronces les sourcils face au changement de masque, qui achève de te mettre définitivement mal à l'aise. Sans répondre, tu fais claquer ta langue sur ton palais.
Il y avait dans cette façon de parler quelque chose de trop évident, et tu regrettes amèrement d'avoir échangé des rires avec le serpent.

Il confirme tes doutes supposés à la minute ou il se laisse glisser sur le sol. Tu l'observes sans rien dire, le dominant du regard, cherchant ses yeux coupables derrière son masque. Le voir ramper te procurait à la fois dégout et exaltation, il était vraiment partout. Pire qu'un virus, il était l'épidémie qui vous rongerait jusqu'à l'os, toi et ton royaume.

— « Toi... »

Alors qu'il vient caresser la peau dénudée de tes jambes croisées, tu frisonnes mais le laisse faire, te penchant en avant pour venir ôter son masque et toiser son beau visage d'une colère sourde et froide.
D'une voix lente et doucereuse, tu murmures alors que le chanteau d'opéra reprend sa respiration.

— « Mephisto.. Je vais finir par croire que tu nourris une obsession à mon égard. »

Tu te saisis de son visage, appuyant de tes deux doigts sur ses pommettes.

— « Tu es pire que la peste. » Inspire. Expire. « Tout ce que je sais, c'est que ce soir tu as voulu être le joueur, et c'est toi qui va te retrouver pion. Tu n'es pas mon invité ce soir, Mephisto. »

Parfois, quand tu contemplais ton éclat dans le fond de ses yeux, il ne reflétait que la lassitude morne qui t'habitait. Tu l'admirais, tu enviais cupidement sa folie, et la liberté qu'il pouvait s'octroyer même à Caer. Tu te surprenais parfois à désirer plus que cette vie d'asservie. Mais si tu te laissais guider par tes émotions autant que tes ambitions, tu ne vaudrais plus grand chose n'est-ce pas ? L'on est fort que par les sacrifices et la restriction. Il est plus dur de vivre dans la sagesse que dans l'opulence.

Mephisto mourrait sûrement un jour, brûlé par ce soleil qu'il tentait chaque jour d'atteindre.
Et malgré toute l'affection particulière que tu lui portais, tu ne pouvais t'empêcher de croire qu'il l'aurait mérité.

— « Et est-ce que tu disparais aussi facilement que tu apparais ? Si c'est le cas, j'aimerai tester cette alternative. »

Ses lèvres qui effleurent toujours ta peau te font chavirer. Tu fermes les yeux et inspires pour profiter de cette sensation, avant de décroiser les jambes, le forçant à reculer au passage. Aucun homme n'oserait jamais prendre une initiative aussi concupiscente à ton égard, de peur de perdre un membre ou deux. Mais tu savais que Mephisto avait un chemin de pensée différent des autres. Il pouvait bien mourir, il trouverait un moyen de revenir te hanter pour l'éternité.

Jusqu'à ce que tu aies rempli ta part du contrat.
Tu fais la moue à cette pensée et l'observes du coin de l'oeil mauvais, le visage accoudé sur son siège.
Sa tête frappant la moquette de la loge, tu fronces les sourcils devant le non-sens de ses actions, mais attentive à ses revendications.

— « Ce que je désire ? » Là-haut, ça tique un peu plus. Tes yeux changent de lueur et tu te penches en avant. Dos plié et bras appuyants sur les froufrous de ta robe frivole pour mieux l'écouter. Les violons venaient de chanter leur solo.
A sa proposition toute somme extravagante, tu n'affichas d'abord aucune réaction, par protection (et par habitude). Tu n'y avais pas été insensible, mais il avait tapé dans des pensées si enfouies que tu ne pouvais pas t'empêcher d'être méfiante, et déstabilisée.

— « Ne sois pas idiot. Je ne pourrais jamais trahir Alexander. Me sommer d'aller contre mon frère, c'est d'une perfidie vile. »

Tu t'étais levée, incapable d'assumer une humiliation pareille. Pas une deuxième fois.
D'un geste précis, tu avais saisis le manche de ton épée et tu étais revenu vers lui. Tu l'avais retourné pour venir appuyer le manche sur son ventre, et couper sa respiration.

Tu t'étais accroupie à côté de lui sans lâcher ton arme, les doigts à même la lame. Pas une position vraiment confortable, surtout dans cette tenue.
On ne savait pas si l'expression de ton visage trahissait une curiosité déshinibée, ou si tu luttais pour ne pas l'assassiner sur un coup de tête. Mais tes traits s'étaient adoucies.

— « Qu'est-ce que tu t'es mis encore en tête, démon ? »

Il était pernicieux de voir comment parfois la noblesse pouvait se faire berner par la bassesse. La loyauté était fidèle, lumineuse, mais elle avait une faille que seul quelqu'un s'étant déjà fait trahir pouvait se rendre compte : la fatalité.
Dans chaque être humain se dressait des intérêts personnels et des réactions associées à celle-ci. Tu n'était pas compatissante Isadora, tu allais vers les autres uniquement quand tu en tirais profit, que ce soit pour bâtir un égo, ou te rassurer dans les intentions des autres envers toi.

Tu étais fidèle à ton frère non pas parce qu'il était ton frère mais parce qu'il t'avait sauvé toi. parce qu'il t'avait fait confiance toi. Comment tourner le dos à celui qui nous a fait devenir aussi forte ? Mais c'était là que le raisonnement devenait intéressant. S'il avait eu ce comportement à ton égard, c'est par stratégie. Vous n'aviez jamais été proche, il y trouvait un intérêt.

C'était épuisant au quotidien de trainer ces idées toxiques. L'amour n'avait pas sa place dans ton chemin de pensée. Il était idéaliste de croire que l'amour, la compassion et l'attachement pouvaient résoudre des guerres, ou conquérir des terres. Formatée pour la victoire et la prospérité, tu te rappelles ?

Tu hausses un sourcil lorsqu'il te rétorque que c'était toi qui l'avait prononcé la première. Tu en rougis de honte, déstabilisée. Tu savais qu'il jouait sur les mots dans le but de gagner du terrain, mais tu étais forcée de reconnaitre que tu avais fait des conclusions plus qu'hâtives.

— « Tu remportes peut-être cette légère victoire, mais ici c'est moi qui gagne la guerre. » Tu approches ton visage, d'un soupire sulfureux. « Même contre toi. Et franc jeu. »

Une petite tacle pour lui rappeler que ses triomphes étaient uniquement malhonnêtes, pistonnés par la triche.
Tu soulèves un peu le manche pour le laisser respirer et l'écoute, sans bouger. Tu avalais ses mots, bercée par un idéal qui te faisait saliver dans tes rêves plus que dans la réalité.

Conquérir.
Mais on ne le fait pas seul, Mephisto. Ni même à deux.

— « Mephisto, Mephisto, Mephisto... A quoi bon régner s'il on a pas de royaume ? Dois-je te rappeler les bases ? Bâtir un empire sur des cendres n'a jamais conquis un peuple." Mais... "Tatsuya est loin d'être bête, il rassemble autour d'un idéal, même vidé de sens, les humains en ont besoin pour vivre. Ils ont besoin d'un intérêt pour suivre. »

Tu laisses glisser l'épée sur le côté et te laisse tomber sur son torse, la tête et les cheveux éparpillés sur son buste.

— « Mephisto, quel intérêt est ce que tu vois en moi ? »

La réponse sera entendue, mais peut-être pas vraiment écoutée.