Jiminy claqua la porte  du Cristarosse, trop pressée d'en sortir. La magie avait beau faire partie de sa  vie de manière constante, elle ne se faisait toujours pas à cet engin chaotique aux allures de carrosses. Préférait de loin les bonnes vieilles voitures de l'ancien monde, bruyante et enivrante. Pourtant, ce n'était certainement pas la première fois que la jeune femme effectuait le voyage. Surement pas la dernière. Les affaires reprenaient, loin de la  légalité et de sa précieuse vie à Caer Hrid. Loin des cimetières et de la terre fraiche que constituaient sa vie. Aujourd'hui, Jiminy ne parlera pas aux morts  ; dissimulera ses passions dans une tout autre activité. Sous la nuit éternelle et la magie des Astres. Au fond d'une arrière-boutique, éclairée par les envies de créer. De façonner. Simplement pour s'occuper ; exister.

Ses pas la mènent vers un monde connu. Boutique dont elle connaît  les moindre détails pour l'avoir exploré tant de fois.  Maître des lieux gardant probablement l'entrée avec la passion qui le caractérise.
La brune frissonne, lève les yeux sur un ciel étoilé. Perturbant. Le soir n'est même pas encore  tombé, ne terminera sa chute que dans quelques heures. La Vallée des constellations n'était décidement pas  faite pour elle.
Poussant la  porte de la petite boutique d'apothicaire, la jeune femme fouilla la pièce du regard. Personne. Comptoir  vide, rayon vide. Elle haussa alors la voix.

« Narcisse ! »  et grogna pour elle-même. « Si tu m'as fait venir pour rien, je démissionne. »
Pas question de  perdre  encore des heures de sa vie à traverser les pays.
Encore moins en Circarosse. Jiminy déteste le Circarosse.

Patience quant à l’arrivée imminente de son ami. Sait pertinemment qu’il ne lui fera pas faux bon. Que la légalité se brouillera pour quelques heures parmi les ténèbres de leurs idéaux. Dans une danse macabre dont personne ne connaît la fin, immergés dans une activité où s’entremêlent les vices et les passions. Jiminy sait parfaitement qu’elle ne devrait pas être là. Faire demi-tour et retourner à ses sombres caveaux. Pour ne pas plonger dans un trou de plus ; béant pour avaler ses angoisses. Mais la jeune femme ne fait jamais demi-tour. Déjà, Narcisse surgit de l’arrière boutique. Figure androgyne qu’elle ne connaît que trop bien, homme gracieux aux sombres iris dévorants. Envoûtant.
Laconique. Elle ne s’en formalise pas, le connaît assez pour savoir. Comprendre sans avoir besoin de mot. Jiminy sait où aller ; quoi faire. Comment dompter les étoiles d’une contrée qui n’est pas la sienne. Déposant sa veste sur le porte-manteau de l’entrée, elle le suit. Jusqu’au fond de la boutique. Antre égarée, bout du monde à arpenter. Fière d’y avoir une place pour s’exercer. Créer et modeler. Sous le regard des plantes accumulées et les soupires des fleurs prêtent à s’envoler. Armée verte au fatal reflet ; quand on sait s’en servir. Dénigrée par certains, d’une incroyable utilité pour la thaïlandaise. Envie cette faculté de faire pousser, pétiller la flore et murmurer aux bourgeons. Elle-même ne sait s’en occuper malgré ses essais multiples. Peu habituée aux senteurs de vie, de végétaux si radieux.
Ne recueille plus que les morts.
Narcisse est cet instant de vie qui lui fait défaut malgré ses rares paroles. Cet éclat scintillant dont elle voudrait s’accaparer. Illuminer ses cimetières d’un semblant d’espoir. La mort aussi, aime à espérer.
Dans ce duo incohérent, Jiminy est sans conteste la note désaccordée. Entraînante jusqu’aux limites de ce qu’il faut. De ce qu’il ne faut pas. Consciente et soucieuse de ne pas attirer le jeune homme plus loin qu’il ne le faut. Ou s’en mordrait les doigts à jamais.
En réponse aux paroles de son ami, elle sort de sa sacoche un carnet et quelques fioles remplies de liquides transparents. Poison. Sa toxine, prélevée avec douceur des crochets mortels.
Un sourire presque carnassier sur le visage. Elle qui ne sourit jamais.

« La même que d’habitude. Prêt à tester de nouveaux mélanges ? »

Elle le sait prêt. Comme à chacune de ses visites.
Alors elle prend place, ouvre son vieux carnet où se mêlent schéma indistinct et gribouillis fiévreux.  L’historique des mélanges passés.  
La jeune femme effleure d’une tendre caresse la plante à ses côtés. Comme pour pardonner son intrusion en ces lieux. Désolée d’apporter ses ténèbres sous leur toit.  

Narcisse, aux dédales insoupçonnés de silence et de non-dits. Que l’on n’oserait approcher sous le ciel étoilé. Mais Jiminy les connaît, ses bavardages sans parole et soupires de bienvenue. S’entoure de splendeur végétale pour y puiser ses passions, là où la fossoyeuse sali ses mains d’une terre morte, à jamais recouverte du sang des morts. S’émerveille donc de pouvoir approcher ce monde de fleurs encore une fois. Ne serait-ce que pour un court instant. L’instant toxique et destructeur, ne sait où leur mèneront leurs envies créatrices en cette nuit éternelle.

Dans le silence habituel de son ami, un acquiescement qu’elle ne connaît que trop bien, se félicite de comprendre sans demander. Sait pertinemment le jeune homme pressé de commencer. Toujours prêt, la question s’étant posée naturellement sans attendre de réponse.
Déjà, le pouvoir entre en action. Dans une danse de murmure et de soupire, sous la poussée d’une tige et le renflement d’une feuille. S’élève une senteur de vie, de chaos à perpétrer. A jamais recommencer. Déjà, la verdure s’épanouit sous la douceur d’un don si bien exploité. Narcisse est fait pour épanouir un monde étranger, s’approprier la grâce des tulipes et l’amour d’une rose. L’éphémère coquelicot, dans ses mains une arabesque de certitude.
La fossoyeuse s’émerveille. Encore et pour le restant d’une vie. Comme pour chacun de ses passages ici, et pour tout ceux à venir. Arrière-boutique ayant le don d’une vie, l’odeur animée de la flore en harmonie. Resplendissant sous les soins apportés par l’ancien danseur ; sait que trop bien aiguiser ses silences et murmurer aux plantes. Déesse aux traits masculins, faite pour rêver et faire rêver.
Une unique germe à découvrir, à chérir. Frêle et pâle comme la mort, ce pourquoi elle est destinée. Elle sourit à la perfection nouvellement née, à cette plante ruisselante de senteur. Si Narcisse lui a donner la vie, Jiminy elle, la lui reprendra.

« Parfait. Toujours aussi parfait. »

Se penchant sur la source de sa venue, un scalpel en main, une délicate feuille fut recueillie. Belle et simple, comme son comparse. Attrapant un bol qui traînait sur la table, elle l’y écrasa entre ses doigts plus pâles qu’un cadavre. Poudre verte bien vite accompagnée de son poison. De son être. Quelques gouttes pour s’amuser. Quelques unes de plus pour tuer. Plante toxique mêlée à son venin fumant.
D’une cuillère en bois, la jeune femme mélange la boisson des enfers. Laissant son acolyte se remettre de ses émotions, de son don aux délicieuses facettes.
Relevant soudain la tête au bruit d’une clochette. La porte d’entrée de la boutique. Mais personne ne doit savoir. Personne de doit s’aventurer où les jeunes se sont risqués. Ne pas en franchir la frontière. Un regard à Narcisse, les clients sont rois. Jiminy, seulement courtisane du spectre de la nuit sans fin.

« Vas-y, il ne faudrait pas que l’on nous voit faire. »

Bien consciente des risques. Chien de garde, elle se relève également, pour foudroyer le nouveau venu de ses yeux cerbère. Pour engloutir les cieux et sourire de colère. Moins longtemps l’individu resterait, mieux leurs affaires se porteraient.

Gardienne de leur péchés, cerbère de leurs faits ; n’en ressentira jamais aucune culpabilité. A dissiper la mort et mordre les cous. Défis les regards, personne ne s’approchera. De l’antre, du l’enfer ou de l’arrière-boutique. Dévorera quiconque passera leurs portes ; le monde n’est pas fait pour savoir.
Sous son regard serpent, le client indésiré fait ses achats. Puis repart loin de leurs affaires ; c’est mieux comme ça. Accueille le regard de son complice en un léger sourire, s’en retourne à leur salle de malices et de plantes.

S’assoit pour continuer son mal. Tout sera bientôt terminé.
Mélange le tout de sa cuillère de bois, pour ensuite verser le mélange dans une fiole adaptée. Des fioles remplissant l’établis par dizaine ; il fallait bien de quoi travailler. Agite le récipient en un mouvement souple, avant de le porter à ses narines.
Inspire la mort, pour la tendre à son ami dans un sourire appréciateur.

« Encore mieux que la dernière fois. Je devrais noter tout ça. » S’empare de son carnet aux multiples essais, aux centaines de brouillons ravageur pour y retranscrire ses idées. Ses pensées. Décrit la précision de son geste et les détails changeant. Les quantités et l’aspect du poison. Fatal breuvage qu’elle n’oserait toucher.
Mais ce n’est que le début. Le début d’une longue série. Quand s’arrêteront-ils ?
Déjà, Jiminy rempli une deuxième fiole. Puis une troisième jusqu’à être à court de liquide.
Rejette la tête en arrière pour contempler le plafond. Les étoiles invisibles et cette nuit qui ne finie pas. Rigole un peu ; juste pour le son. Juste pour l’envie.

« Je revendrai tout ça dans le désert dans quelques jours. Tu veux venir ? »  

Il n’était pas dans l’habitude du jeune homme de la suivre jusque dans les contrés chaudes de sable et d’inconnu. La fossoyeuse s’occupe du commerce, sourire de ses crochets empoisonnés et échanger la monnaie.

Avait déjà si hâte de traverser le continent, s’échapper un instant vers les arides contrées ; pays des nomades et exilés. Jiminy aurait pu s’y faire, à une vie dans le désert. Arpenter les ruines d’un ancien monde et visiter les grottes enfouies sous des montagnes de sable. La chaleur étouffante d’un soleil contre la brûlure du froid une fois la nuit tombée. Elle savait que Narcisse n’avait jamais prit le temps d’explorer tout cela, ces lointains paysages de dunes et de tempête. Où se camoufle le monde des mercenaires et celui du marché noir.
La brune regrettait déjà sa proposition. Était-ce une bonne idée d’amener son ami aux portes des enfers ? Plus proche, toujours plus proche. Il lui semblait qu’un jour, ils ne pourraient faire demi-tour. Piégés dans leur chaos aujourd’hui maîtrisé ; mais demain ?

Et il accepte. De voir, de découvrir. Elle n’est plus sûre, hoche néanmoins sa tête de serpent en un signe d’acquiescement.

« Très bien. Je reviendrai te chercher dans ce cas. »

Hésite quelques secondes.

« Tu en es sûr ? Le monde du désert n’est en rien comparable à la vie de la Vallée. »

A commencer par le soleil qui semblait ne jamais vouloir s’éteindre, contrairement aux plaines noires de nuit de Requiem et ses alentours. Jiminy veut être certaine que son précieux ami sache dans quoi il s’embarque. Pas de regret. Et alors, elle le guidera entièrement.