Il est midi et il fait nuit.

Le jour est noir et le ciel a avalé cru toute source de lumière naturelle, refusant de laisser pénétrer ne serait-ce qu’un rayon de soleil, une éclaircie timide. Le regard porté vers ce ciel qui tient en otage jalousement et secrètement le soleil, mille questions traversent l’esprit de Rachel. Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle survécu ? Pourquoi pas les autres ? Quel est le rôle qu’elle doit remplir désormais ?

Rachel est perpétuellement en quête de réponses. Elle a besoin de toucher du doigt le sens de sa vie, de la vie en général. De la présence des hommes sur terre jusqu’à chaque étoile qui scintille et chaque fleur qui survit dans la neige, elle a besoin de savoir, de comprendre. Pourquoi ? Quel est le rôle de chaque être vivant dans cette chaîne de la vie ?

Elle a toujours grandi comme ça, Rachel. Ses parents, tous les deux journalistes, avaient toujours tenu à son épanouissement personnel. Depuis son plus jeune âge, elle a été libre, libre de tout. Les courses dans les champs jusqu’à s’épuiser, les rires aux éclats qui volent jusqu’aux nuages, les jeux dans les flaques d’eau jusqu’à être couverte de boue. Rachel a toujours été libre et a grandi avec le sourire dans les paysages pittoresques de la Suisse, questionnant ses parents sur les mille et une choses qui composaient son quotidien. Elle était un petit rayon de soleil, et elle a toujours été cette petite profondément gentille et attentionnée, envers chaque détail insignifiant et chaque existence questionnable. Là où ses camarades s’amusaient à écraser les fourmis (comme tous les enfants de son âge qui aiment jouer avec leur environnement), Rachel avait une compréhension du monde déjà plus avancée que les autres. Elle était dotée d’une compassion sans fin.

Et c’est cette compassion qui manqua de tuer à plusieurs reprises.

Comme une ombre qui la guette à chacun de ses pas et faits, Rachel n’a pas connu que des jours faciles, au contraire. Parfois, elle pense avoir été maudite, elle pense payer le prix d’erreurs d’une autre vie. Elle se demande si elle est née plus douce et plus affectueuse, tant elle aurait été cruelle dans une vie antérieure. Car elle n’explique pas autrement tous les malheurs qui se sont abattus dans son quotidien. Et elle tait ces événements qui ont marqué sa vie, qu’elle a verrouillé dans son coeur, qu’elle n’a jamais daigné partager avec personne.

Il y a d’abord eu le décès de sa petite soeur de deux ans sa cadette, alors qu’elle n’avait que onze ans. Atteinte d’un cancer du foie, sa soeur est partie moins d’un an après le diagnostic de la maladie. Pourtant, son traitement avait semblé être positif à un moment, mais la rechute eut raison de son petit corps frêle.

Aucun mot ne pourrait décrire toutes les émotions qu’a alors traversé Rachel lors de cette période difficile. Aucun mot ne pourrait décrire toute la peine, mais aussi toute l’incompréhension qui l’avait envahie, et c’est sans doute à cette période qu’elle commença à se poser toutes ces questions qui ne l’ont plus jamais quittée ensuite. Pourquoi ? Pourquoi n’avait-elle pas survécu ? Pourquoi sa soeur et pas les autres ? Qu’avait-elle fait de mal ? Pourquoi savait-on construire des bombes capables d’ôter la vie en une seconde, alors qu’on était incapables de sauver une seule vie ? Pourquoi ? Et toutes ces questions étaient sans doute la raison pour laquelle elle était devenue plus mature alors qu’elle n’était pas même pas encore adolescente, mais également plus distante envers la vie, envers elle-même. Rachel et son trop plein de compassion et d’empathie se laissait ronger à petit feu, et plusieurs fois, elle avait songé à se laisser s’éteindre. Coupable d’être en vie, là où sa soeur ne l’était plus. Mais elle s’est accrochée à cette vie, qu’elle aimait tant au fond, malgré toute l’horreur qu’elle pouvait voir et vivre. Elle croyait en la bonté des gens, en une force invisible plus forte, une raison en chacune des existences. En sa raison d’être.

Il y a ensuite eu Gaétan. A ses 18 ans, Rachel commença des études en parfumerie à Grasse, loin de ses parents. Ce fut un tournant dans sa vie, là où elle rencontra son premier amour. Et elle fut rapidement consumée par la flamme de la passion. A cette époque, elle était encore si naïve. Et lorsque, après deux ans de relation, il lui proposa de tout quitter pour partir à Paris, cela ne lui semblait pas déraisonnable. Mais à partir du moment où les deux emménagèrent ensemble, la relation dégringola. C’était comme s’ils ne se connaissaient plus.
L’un comme l’autre s’attachaient à un amour qui n’était plus, à une illusion qui les tenait l’un près de l’autre, à un idéal qui n’était plus possible. Il n’y avait pas de raison particulière. Il ne l’avait pas trompée, il ne l’avait pas maltraitée, il ne l’avait pas traitée avec irrespect. Les choses avaient juste changé. Et Rachel refusait de le reconnaître. Et l’un comme l’autre n’étaient pas capable de voir la réalité en face.

Et il y a enfin eu le drame de trop. Rachel tomba enceinte. Elle y vit une lueur d’espoir qui venait éclairer les décisions qu’elle ne voulait pas prendre. Elle y vit un signe, une possibilité de construire une famille aux côtés de Gaetan. Mais vint la fatalité qui avait toujours frappé la jeune Suisse. Une fausse couche. Le sort s’acharnait contre elle. Plus dévastée que jamais, ce fut définitivement la fin du couple - dans le désespoir le plus total, elle prit la décision qu’elle regretta le plus dans sa vie : quitter son amour.

La même nuit, alors qu’elle errait dans les rues de la capitale de la lumière, noyée dans les larmes, Paris sombra.

Rachel ne se remit jamais d’avoir quitté Gaetan sur ces mots, sur cette note. Elle a en réalité encore tant de choses à lui dire, tant de choses à lui partager.
Elle ne retrouva jamais Gaetan dans les décombres.

Elle continua d’avancer, seule.
Sa petite soeur n’était plus là. Ses parents n’étaient plus là. Gaétan n’était plus là.

Et pourtant, malgré le fait d’avoir été malmenée au plus haut point, Rachel se releva.
Comme le roseau qui se plie mais qui jamais ne se rompt.

•••

Il est midi et il fait nuit.

Comme tous les jours, Rachel se dirige vers le Palais des Découvertes. Elle y a ouvert une échoppe du nom de “Souvenir”. Elle était tombée de la Vallée des Constellations, et sa curiosité restait toujours aussi débordante, concernant ce monde, concernant le rôle qu’elle avait à remplir. Et le rôle qu’elle avait à remplir, c’était sans doute d’apporter du réconfort à ceux en quête de douceur. Elle savait que Cassandra ne l’avait pas acceptée pour son optimisme, mais pour son altruisme et l’aide qu’elle pouvait apporter à ses citoyens.

Sa réponse fut donc d’ouvrir sa propre boutique : “Souvenir”. Un havre de paix et d’amour, une ode à la sérénité. Une boutique où le thème de la nostalgie règne en maître : antiquités, objets de l’ancien monde, mais aussi parfums d’ambiance de votre enfance… C’est désormais là le métier de Rachel : la jeune femme ne crée pas des fragrances de luxe, mais au contraire, elle re-créera sur commande les odeurs familières de vos souvenirs. Le pop-corn beurré du cinéma de votre quartier que vous avez partagé avec votre femme, les meubles boisés de votre grand-mère à qui vous aimeriez pouvoir parler, l’humidité de votre parking qui vous accueillait le soir en rentrant du travail - toutes ces odeurs qui vous rappellent vos souvenirs, vos bouts de vie, vos histoires, et qui vous font dessiner un sourire sur votre visage. C’est ça désormais, le quotidien de Rachel.

Vivre de regrets, hantée par les souvenirs du passé, et fleurir le monde en attendant de pouvoir mieux le comprendre, et mieux comprendre où se trouve sa place.