Tout avait commencé avec une photo aperçue par hasard au détour d’un scroll sur les réseaux, alors que, confortablement installé dans son lit, il arpentait les terres vastes et fertiles de l’internet à la recherche de cette pousse si précieuse qu’est l’inspiration. Son souffle se coupe, son cœur s’arrête, le temps semblait avoir halté sa course l’espace d’un instant. Devant ses yeux pétillant d’émerveillement, s’étendait le paysage enchanteur et féérique d’un lac parsemé d’étoiles et de constellations, brillant d’un éclat semblable à la voie lactée. Ne suffisait-il pas de tendre la main pour y cueillir un astre ? C’était une galaxie minérale aux parures de diamants.

Il n’en fallut pas plus pour attiser l’étincelle dans le cœur d’Eon qui s’embrasa aussitôt, dévoré par le feu divin de la création. Ne distinguant plus le jour de la nuit, il cousit, moula et assembla tenue et accessoires dans une ardeur voisine de la démence, avant de se préparer pour cette longue expédition qui devait l’amener à frôler les cieux.

Porté par une fougue passionnée, il prit son petit sac de voyage et entama son long périple vers le Sud d’Althea. Nombreux furent les obstacles qui se dressèrent sur son chemin, de l’administration polarienne à la méfiance caerienne, sans oublier la météo capricieuse. Il parvint toutefois, détermination au cœur et carte en main, devant la bouche béante des souterrains. Le vent soufflait dans sa cape aux couleurs du ciel étoilé, dévoilant son chemisier d’un blanc immaculé aux motifs damassés et orné d’épaulettes d’or. Derrière lui, s’envolaient frénétiquement des lanières de popeline d’un bleu marin dont les extrémités arboraient cristaux lumineux et glands soyeux. Bien que son short court couleur de la nuit lui évitait de succomber à la chaleur des terres du Sud, il se doutait que ce choix était peu judicieux pour affronter la fraîcheur des cavités. Mais peu lui importait car comment aurait-il pu exposer ses jarretières de cuir serties de joyaux factices sans exposer ses cuisses ? « Le style avant tout » était son moto suprême et ce n’était pas quelques souffles glacés venus des profondeurs qui allaient refroidir l’ardeur du jeune Célestien. Appréhension et excitation valsaient frénétiquement dans son esprit, alors qu’il pénétra dans les tréfonds d’Althea…


Combien de temps cela faisait-il depuis qu’il s’était engouffré dans ces galeries sinueuses ? Une heure ? Deux peut-être… A moins que ce ne soit trois, quatre ou cinq. Il ne savait pas, il ne savait plus, et son holokit relégué à l’état de brique noire inerte ne pouvait lui prêter main forte. Il avait beau désespérément appuyer frénétiquement sur le bouton marche,  l’appareil restait insensible à toute tentative de réanimation. Ô qu’il s’en voulait d’avoir omis de le charger au maximum avant son départ des mers du Sud… Comment avait-il pu faire une erreur aussi sotte ? Qui donc partait en exploration en terres inconnues sans prendre cette précaution fondamentale ? Ahah, qu’il était bête… La lueur fébrile de la lampe à cristal qu’il tenait à la main se reflétait sur les parois rocheuses du dédale infernal, éclairant ses pas que l’assurance avait depuis longtemps quittés. Hmmm… N’était-il pas déjà passé par là quelques temps plus tôt ? Il était pourtant sûr d’avoir continué à marcher tout droit… Ou peut-être avait-il tourné une fois ou deux ? Mais si tel était le cas, il avait dû se tromper de tournant car aucun lac n’était en vue, seules la roche brune et la solitude lui faisaient face.

Il jeta à nouveau un coup d’œil à la carte, espérant y entrevoir une petite lueur d’espoir, y trouver la clef de ces méandres abyssaux. Néanmoins, il devait bien se rendre à l’évidence : ne sachant où il se situait, ces allées étroites soigneusement dessinées sur le papier n’avait à vrai dire pas la moindre utilité. Un compas sans aiguille, une boussole sans inscription. Il soupira et poursuivit sa route, égaré dans ce labyrinthe loin de toute lumière, loin de toute vie.

Tout à coup, un murmure résonna, se répercutant sur les murs caverneux. Un frisson parcourut son corps tout entier. Pourrait-il s’agir des cris des âmes tourmentées ayant péri ici-bas ? Les images atroces de la chute et des corps inertes s’amoncelant dans les entrailles de la Terre telles de vulgaires pièces de viande l’assaillirent aussitôt. Il tenta vainement de fermer les yeux, mais les sensations ne se firent que plus intenses. Il semblait pouvoir encore sentir la puanteur des cadavres qui pourrissaient à ses côtés, entendre leurs gémissements de souffrance et leurs hurlements de désespoir… Ses yeux se perlèrent de larmes tandis qu’il secoua sa tête dans l’espoir de se réveiller de ce cauchemar. Il se sentait de plus en plus oppressé, écrasé par une force invisible, en lui la tempête se levait, l’orage grondait au loin. Quelques minutes plus tard, il éclata. Rattrapé par les griffes acérées de la panique qui lui lacéraient les boyaux, Eon se mit à courir. Il court, il fuit, sans but, sans même regarder où ses courtes enjambées le mènent. Il veut juste échapper à ce passé qu’il essaie d’oublier… Il trébuche, une fois, deux fois, se heurte à gauche, à droite, mais la folie est un puissant anesthésiant et la douleur ne l’atteint pas.

Poc, son pied se prit une nouvelle fois dans l’une des nombreuses aspérités du sol. Ce fut le caillou de trop. Eon plongea la tête la première, tentant tant bien que mal de se rattraper. Ses tentatives se soldèrent par un douloureux échec et il atterrit durement sur le tapis glacé des souterrains, allongé de tout son long. La douleur explosa dans tout son corps. Il tenta de se redresser mais ses membres refusaient de lui répondre. Après un temps qui lui parut infini, il parvint enfin à se mettre à genoux. Il avait mal, tellement mal ! La souffrance l’assaillait de toutes parts. Du sang souillait de carmin ses genoux ivoirins, des taches sombres se dessinaient peu à peu sur ses coudes et ses épaules, et ses mains semblaient le brûler à vif. Les larmes coulaient à flot sur ses joues mais il s’efforça de ne pas les essuyer. Son maquillage avait beau être waterproof, il ne résisterait pas aux attaques de ses doigts, et il se refusait à balayer du revers de la main toutes ces minutes passées à peindre les cristaux sur ses joues, et les étoiles au coin de ses yeux.

Perdu dans ce labyrinthe de souffrance et de désespoir, le Célestien aux cheveux pastels ne remarqua pas que l’écho de ses plaintes avaient alerté une âme errant dans les profondeurs d’Althea. Il n’entendit pas plus les pas se rapprochant de son corps frêle, dont les soubresauts agitaient les rideaux de pierres cascadant de sa fine couronne d’or.

« jɔːlˈraɪt meɪt ? »

Eon sursauta, et releva brusquement la tête. Une voix humaine ! Serait-ce un ange venu le secourir, lui qui s’était follement aventuré en Enfer ? La surprise se lisait dans son regard humide alors qu’il fixait hébété l’inconnu qui le surplombait de toute sa grandeur. Analyse en cours… Hmm, non, non, après réflexion, ce n’était clairement pas un habitant des cieux, bien qu’il fût drapé dans l’aura du sauveur, ce halo propre aux personnes qui savent tomber au bon moment. Au vu de ses habits, il s’agissait sans doute d’un Oublié qui, il espérait, était habitué à parcourir ces effroyables galeries. Une lueur d’espoir s’alluma dans les yeux du jeune garçon et il agrippa brusquement le pan de la veste de son (futur) héros.

« お… お願いします ! お願いします助けてください ! 僕は迷子になった ! 出口がどこにあるか全然わかりません ! ここは超怖いです !  » (O… onegaishimasu! Onegaishimasu tasuketekudasai! Boku wa maigo ni natta! Deguchi ga doko ni aru ka zenzen wakarimasen! Koko wa chō kowaidesu!)

Un flot de paroles ininterrompu se déversait de la bouche d’Eon, alors qu’il secouait frénétiquement ses mains, accroché au tissu comme à une ligne de survie. Son visage s’était mué en un amas de fluides divers où fleuves de larmes et rivières de morves s’entrelaçaient tristement. Emporté par une valse d’émotions, il ne remarqua pas le petit souci qui semblait pourtant se dessiner limpidement sur la scène.

"nɒt tuː biː ruːd, bʌt aɪ səˈpəʊz juː eɪnt fəˈmɪliə wɪð ˈɪŋglɪʃ ?”

Alors que le niveau de panique qui submergeait son esprit redescendait peu à peu après avoir dégobillé son flot de paroles, Eon sentit une vague d’un tout autre genre déferler et teindre ses joues d’écarlate : la honte venait narquoisement frapper à la porte. Il lui semblait bien avoir lu quelques rumeurs sur cette ennuyeuse spécificité des souterrains alors qu’il arpentait les forums d’aventuriers en herbe. Ô comme il se sentait bête, comme il regrettait être passé outre ce qu’il pensait n’être qu’un minuscule et insignifiant détail, après tout qui allait-il rencontrer au fin fond des abysses ? Ahah, cette négligence revenait désormais lui mordre le derrière, plantant profondément ses crocs dans son aine et distillant son venin de cynisme au plus profond de son être.

Il secoua la tête. Il n’avait pas le temps de s’abandonner à la honte, et, bien que l’envie de se recroqueviller et de se cacher sous sa cape, à défaut d’avoir une couverture à portée de main, le brûlait, il n’avait d’autre choix que de se ressaisir. Il valait mieux ne pas risquer de frustrer la seule personne qui pourrait le tirer de cette épineuse situation. Et puis, ça ne devait pas être si compliqué à comprendre, c’était de l’anglais après tout... non ? En tout cas ça y ressemblait fortement, et c’était toujours bien mieux que nombre d’autres langues plus obscures encore comme le finnois ou le thaïlandais qui lui auraient assuré naufrage et noyade dans une mer de désolation. Non, pour le coup, il avait encore l’espoir de remonter la rivière de ses souvenirs, et d’y retrouver les quelques gouttes qui demeuraient encore de ses cours d’anglais. Certes, l’entreprise s’annonçait laborieuse, et il ne savait que trop bien la vigueur mentale qu’il devrait dépenser à ramer pour revenir plus de sept en ans en arrière, mais même si le pataugeage semblait inéluctable, ça ne devait pas non plus être impossible, non ?

Le Polarien prit une inspiration et se concentra. Il était presque sûr que le premier mot était la négation “not”, tandis que le deuxième devait être “to be”, le verbe être. Eheh, ce n’était pas si compliqué finalement, il allait réussir ! Il suffisait de procéder méthodiquement et de décortiquer la phrase mot par mot, le sens coulerait alors de lui-même. Allez, au troisième à présent ! ルード... ルード... Eh ? ルード ? Rūdo ? Hmmm... Peut-être était-ce lude ? Ou bien wude ? Lood ? Wood ? Non, non, non, aucun de ces mots ne sonnait familier. Rien ne lui venait, sa tête n’était plus qu’un grand vide, un désert stérile où résonnait lointainement le croassement sémantique, telle une malédiction surplombant ces terres désolées. C’était le blanc d'une feuille d’examen qu'il ne savait remplir, le tic-tac régulier de la pendule lui rappelant cruellement que le temps filait sans l’attendre. Des gouttes d’une sueur glacée perlèrent son front, ses yeux dépourvus de toute expression fixaient le néant.

Il coupa net le cours de ses pensées. Pas grave pour ce mot, la suite ferait plus de sens, espérait-il. Oh oh, mais c’était là un projet bien ambitieux. Le temps, profitant de sa brève hésitation, s’était déjà enfui et de la phrase pourtant si limpide quelques instants auparavant, ne subsistaient que des lambeaux épars et méconnaissables, flottant mollement dans son fleuve mémoriel. Ahah, voilà donc ce qu’on appelait rétribution ! Ainsi se trouvait-il aujourd’hui puni pour n’avoir prêté attention aux maintes remontrances de ses professeurs qui, le regard empli de malice perverse, se délectant des supplices de leur proie, n'avaient de cesse de lui répéter qu’à défaut d'intelligence, il fallait au moins savoir se montrer astucieux. Comment avait-il pu oublier l'un des saints évangiles de sa scolarité qui avaient creusé dans sa chair des stigmates encore saignantes ? Il fallait croire qu’il n’était après tout qu’un incapable crétin, tout juste bon à se servir de ses mains, dont la tête résolument vide n’avait pour toute utilité que de faire joli. Alors qu’il sombrait peu à peu dans les marécages de la réminiscence, entraîné par les doigts crochus et glacés du passé, la voix rayonnante retentit une nouvelle fois.

Hallelujah ! De petits chérubins potelés sonnaient les trompettes célestes, tandis qu'au loin résonnait la douce mélodie du carillon divin. Une langue familière venait d’effleurer ses oreilles, une langue chaleureuse qui lui était si chère, une langue dont chacun des mots transportait une saveur nostalgique, une effluve de son pays, un souvenir de son enfance. C’était une agréable brise printanière qui balayait d'un souffle le blizzard glacial de l’hiver, chassant les démons et fantômes, amenant dans son sillage mille et une floraisons. Une fois encore, c’était son sauveur qui venait le repêcher du fin fond des abysses, épousseter ses habits et lui faire voir la lumière au bout du souterrain. Peut-être était-il bien un ange, après tout, ne disait-on pas que l’habit ne faisait pas le moine et que les apparences pouvaient être trompeuses ? Comment aurait-il pu sinon s’exprimer en un japonais presque parfait ? Quoi qu’il en soit, son bienfaiteur flamboyait de l’aura du messie, et la graine de reconnaissance dans le cœur d’Eon, arrosée de bienveillance et baignée de rayons, germait de minute en minute. Aussi, devait-il lui-même faire des efforts pour le remercier, impossible de se complaire dans son inutilité. Après une intense réflexion, il rouvrit la bouche.

“ミー...アイ...ソーリー...イングリッシュノウェルカントーク”
(Mī... Ai... Sōrī... Ingurisshu no u~eru kan tōku)

Soudain, le vent se lève, le tonnerre gronde. Bam ! Bam ! Bam ! Des bruits sourds résonnent au loin, à peine étouffés par le manteau de terre. Des poings frappent, cognent, battent le bois pourri et humide ! Loin, très loin d’Althéa, quelque part à la surface de la Terre, son grand père américain se retourne dans sa tombe. Ses doigts, dont la chair molle et décomposée laisse entrevoir ci et là la blancheur des os, tentent de défaire le corps de l’emprise de son linceul. Ses jambes, revenue à la vie, se fracassent violemment contre cette prison exiguë. Crac, le cercueil s’ouvre, il sort, libre enfin pour accomplir son devoir ! Le croassement des corbeaux l’acclame, de leur sombre voix, cette audience au plumage de nuit l’encourage ! Il traîne ses membres et s’en vient châtier ce petit-fils indigne pour l’affront fait à la langue de Shakespeare. Elle crie, elle hurle, elle agonise, souillée, torturée, dans sa bouche impie. Elle appelle le soldat défunt, l’implore de s’emparer de l’épée de la vengeance et de laver ce nom que sa descendance a frappé du sceau de déshonneur. Une voix sépulcrale gronda des tréfonds de son âme : « ô misérable mécréant, mon sang pourtant coule dans tes veines, chair de ma chair , comment oses-tu profaner ainsi la mémoire de tes aïeuls ? Que ce sang dont tu es indigne se tarisse et que ta chair noire de péché flétrisse ! ».

Sans attendre la conclusion des pérégrinations mentales de son interlocuteur, le mystérieux inconnu s’était mis à gesticuler des mains, mimant sans doute le sens de ses paroles. Il avait en effet enchaîné en anglais, au grand dam du jeune Célestien, mais sans grande surprise puisqu’il avait lui-même souligné qu’il ne parlait pas japonais. Bien que ses efforts étaient perceptibles, son débit bien plus lent et ses mots hachés, la phrase restait toutefois une énigme insoluble pour le pauvre ignare qui lui faisait face et le fixait, les yeux écarquillés, l’intelligence d’un poisson rouge égaré après avoir tourné trois fois dans son petit bocal de quatre litres. Hmmmmm... La main dans sa face pouvait dire “stop”... ou bien “je vais t’en mettre une”, mais au vu de la cordialité dont l’Oublié avait preuve jusqu’ici, la première option semblait plus probable. Le doigt qui tapotait le poignet signifiait peut-être le temps, ou qu’il allait être puni ? Oh, ou peut-être n’indiquait-il pas son poignet mais les bandages qui le recouvraient, mais dans quel but ?

Quoi qu’il en soit, le voilà qui partait déjà, lui lançant une dernière charade linguistique en tournant les talons. Une révélation frappa alors le jeune homme à la chevelure pastelle et lui glaça le sang. C’était clair à présent, il avait voulu dire “arrête, tu gènes mon business, j’ai pas le temps pour toi” ! Il l’abandonnait, seul, sans rien, sans même lui indiquer la sortie, passant son chemin sans le moindre regard en arrière, sans le moindre remord... Ahah, que le destin se montrait cruel, non content de le laisser mourir, oublié de tous, il fallait en plus lui faire miroiter un vain espoir... Un feu glacial consuma son être, attisé par la peur et la panique de crever ici. Non, non, non, il ne pouvait pas finir ainsi !

“ウェーイト ! プリーズ ! お願いします ! 行かないで ! 僕を置いていかないで !
(U~ēito ! Purīzu ! Onegaishimasu ! Ikanaide ! Boku o oite ikanaide !), s’exclama-t-il, bondissant sur ses pieds, se précipitant en avant, les bras tendus, prêts à rattraper celui qui était son dernier espoir, la dernière lueur dans l’obscurité minérale qui l’entourait.

Malheureusement, à peine eut-il fait un pas que la foudre vindicative s’abat sur sa cheville. La décharge déchirante remonte son mollet, broie son genou, envahit sa cuisse et grignote ses fesses jusqu’au bas de son dos.

“Ngh !”, c'était un cri muet, étranglé dans sa gorge, noyé dans sa salive.

Sa jambe, terrassée, n’est plus que coton et ploie sous le poids de ses autres membres. Dans les yeux grand ouverts du malheureux, se lisent souffrance, surprise et effroi, alors qu’il voit le sol se rapprocher inéluctablement. Avec fracas, ses lèvres baisèrent une deuxième fois la roche froide des galeries sinueuses. La douleur l’engloutit tout entier. Il avait mal, mal, si mal ! Il ne reconnaissait même plus les membres qui le faisaient souffrir, il ne savait plus, il n’était plus capable de penser et gisait, étendu, des spasmes secouant son corps malingre. Les larmes se déversaient de ses yeux, un flux poisseux de mascara et d’eyeliner ininterrompu qui s’écrasait silencieusement, souillant la pierre.

Après un moment, il concentra ses dernières forces et étendit son bras vers la silhouette qui s’éloignait. “行かないで... 行かないで... 行かないで...” (Ikanaide... Ikanaide... Ikanaide...), répétait-il dans un murmure inaudible, avant que la toux ne l’interrompe, fracassant un peu plus ses côtes sur le parterre glacé. Il tenta de ramper, en vain, ses jambes refusaient de lui obéir et sa cheville lui rappela cruellement qu’il valait mieux éviter de se démener. Mais il ne voulait pas être abandonné, il ne voulait pas que son seul espoir ne s’envole dans les ténèbres de la caverne... Il releva difficilement la tête, espérant apercevoir l’ombre humaine rebrousser chemin. Il l’implorait intérieurement de ne pas le laisser seul, de le sortir de là. Sur son visage, deux rivières écarlates s’étaient mises à couler de ses narines, recouvrant ses lèvres pour les colorer d’un rouge profond.

Joie et félicité bercèrent le cœur meurtri d’Eon quand il sentit le contact réconfortant sur son dos. Ce qui n’était certainement qu’un geste anodin pour l’Oublié revêtait un tout autre costume aux yeux du Polarien. C’était comme l’un de ces pulls trop grands pour soi, incroyablement chauds et douillets, qui nous avalent dans une étreinte protectrice, un vêtement qui panse les blessures de l’âme et apaise les engelures de l’esprit.

Une larme de gratitude roula le long de sa joue, glissant silencieusement sur la peau salie pour se mêler au triste carnage bariolé qu’était désormais son visage. Un sourire étira ses lèvres, dévoilant des dents d’une blancheur contrastant profondément avec ses divers fluides nasaux. Le mystérieux brun avait fait demi-tour ! Sans doute, n’était-il pas assez cruel pour abandonner à son sort ce petit être blessé... Ou peut-être craignait-il tout simplement d’être hanté par les images sinistres du cadavre pourrissant dans les entrailles d’Althéa, l’âme qui l’habitait jadis, indigne de sépulture, errant tristement dans ce labyrinthe, oubliant jusqu’à son existence-même.

Quoi qu’il en fût, il était là, à son chevet, ou tout du moins ce qui pouvait s’en rapprocher dans ce dédale rocheux éloigné de toute civilisation et de la moindre aide médicale. Un air mêlant désabusement et agacement apparent gravé sur ses traits, il lui tendit un chiffon jauni, un peu crasseux dont les multiples taches étaient autant de marques d'une trépidante histoire, laissant à l’imagination le soin d’en conter les maintes péripéties. Combien de litres de sueur avait-il déjà essuyé, dans ces contrées désertiques sur lesquelles régnait l’impitoyable astre lumineux ? Quelles blessures avait-il déjà étanchées, se souillant fatalement d’une teinte cramoisie ? C’était le miroir d’une vie rude, le reflet de cette existence écrasée par la chaleur, de cette peau rêche et de ces mains calleuses qui puisent chaque jour un peu plus dans cette volonté de survie qu’on ne pouvait qu’admirer.

Les yeux grand ouverts du Japonais se posaient tour à tour sur le visage de son sauveur et le tissu qu’il lui proposait, un va-et-vient marqué par l’incompréhension, grandement perceptible dans son air hébété. Eh ? Pourquoi lui offrait-il cette guenille ? Son esprit embué ne pouvait semble-t-il démêler cette situation et, instinctivement, ses doigts vinrent à la rencontre de son nez. A sa surprise, ce ne fut ni la douceur de sa peau ni la moiteur de son maquillage qui les accueillit mais un fluide poisseux, gluant, qui à peine effleurer s’accrochait malicieusement à ses phalanges. Comme brûlé par des flammes, Eon éloigna brusquement sa main. La révélation le frappa alors. Eurk, il était répugnant, recouvert de morve, de boue et de sang. Pas étonnant que le seul être humain présent ne pouvait supporter la vue du gobelin qu’il était devenu et lui tendait avec pitié un torchon qui, en comparaison, avait l’apparence d’un mouchoir immaculé. Une marée rosée déferla sur le visage du Japonais, à peine camouflée par les couches de fond de teint, bb cream et peintures faciales.

“サ…サンキュ…” (Sa... Sankyu), s’empressa-t-il d’ajouter avant de s’emparer hâtivement du morceau de tissus, craignant l’énervement de son bienfaiteur si ce dernier venait à développer une crampe au bras due à son hésitation.

Alors qu’il s’apprêtait à contenir les dégâts causés par la destruction de ses barrages nasaux, sa main marqua une légère hésitation à quelques centimètres de son nez. Des images de sa préparation se succédèrent dans son esprit tandis que ses yeux rougis picotaient de nouveau, sensation prophète d’un nouveau déluge. Le jeune homme réalisait alors que trop durement, il s’apprêtait à faire le deuil de son expédition, à effacer d’un geste tous ses projets Instagram qui l’avaient mené à s’engouffrer au centre de la Terre, à nettoyer d’un coup de chiffon les quelques espoirs qui survivaient encore dans son cœur. Il soupira, ferma les yeux et s’exécuta pour ne pas retarder davantage son compagnon dont l’impatience se faisait bouillonnante de minute en minute.

Une moiteur cramoisie imbiba aussitôt les fibres de coton tandis qu’Eon essuyait du mieux qu’il pouvait le mucus cascadant inlassablement de son nez. Non, à son grand malheur, les valves n’avaient pas l’air près de se remettre en place, et il se demandait s’il n’était pas trop impoli de kidnapper le chiffon pour une durée indéterminée, s'en servant comme barrage de fortune... Le cours de ses pensées fut néanmoins rompu par la posture accroupie qu’avait prise le brun, il fallait faire vite ou il risquait d’être réellement laissé là au bord du chemin. Ni d’une, ni de deux, il plia chercha un coin de tissu encore sain et sécha ses larmes, puis, priant intérieurement tous les dieux de ce monde que son acolyte ne lui en tiendrait pas rigueur, il enfonça avec précipitation, faisant fi de toute la classe et l’élégance qu’il dégageait habituellement, l’étoffe dans ses narines. Ahah, qu’il devait avoir l'air bête, heureusement que l’Oublié lui tournait déjà le dos et ne pouvait contempler sa face digne d’un idiot du village.

Il traîna ensuite son corps las et abîmé jusqu’à l'échine qui lui été présentée, disposant tant bien que mal ses membres épuisés au bon endroit, comme s’il assemblait une figurine. Un sourire s’installa sur ses lèvres lorsqu’il sentit la tiédeur de l’étreinte sur ses jambes nues, il discernait tous les muscles qui roulaient sous la peau de ces bras puissants. Une grimace de douleur vint toutefois s’y substituer quand le pauvre inconnu lui servant de monture se mit en branle. Il espérait au plus profond de son cœur que les os de sa cheville n’avaient pas cédé sous la violence de la chute et qu’il ne s’agissait que d’une foulure légère qui passerait grâce au remède ancestral du repos et du temps qui passe.

D’ailleurs les secondes s’écoulaient lentement, rythmées de temps à autre par le bruit des pas alourdis sur la pierre qui résonnaient dans la caverne. Le Polarien ne savait que faire, agrippé de toute la force dont ses biceps étaient capables tel un bébé paresseux à sa mère, il n’osait faire le moindre geste et risquer de se déstabiliser. Il refusait d’incommoder plus encore son ange gardien qui, sans rien lui demander, par une bienveillance si pure et si éclatante, lui avait tendu une main salvatrice. Une petite boule au pelage de deuil s’était déjà installée dans ses intestins, elle lui rongeait les boyaux, ses petits cris cruels de vérité résonnaient dans son esprit. “Vois à quel point tu es inutile ! Tu as même contraint un inconnu de te porter sur son dos ! Tu le ralentis et tu le sais, tu sais que tout est de ta faute, que tu aurais dû mieux te préparer, que tu n’aurais sans doute jamais dû t’égarer dans ce dédale sans un guide pour t’accompagner ! Que voulais-tu prouver ? Que tu en étais capable ? Ou plutôt que tu n’étais qu’un incapable à peine bon à parader ?”, ainsi lui murmurait ce monstre appelée culpabilité.

Refoulant ces doutes obscurs au plus profond de son esprit, cadenassant la cage enfermant la bête par une promesse bien rapide de dédommager comme il le pourrait son vaillant héro, le garçon observa pour la première fois le décor vers lequel ses foulées effrénées, nourries par la panique l’avaient mené. Aussitôt, des feux d’artifice éclatèrent dans ses yeux écarquillés par la beauté du lieu. Un plafond étoilé les surplombait de toute sa prestance, étincelant avec une sage humilité sous la lumière ténue, tandis que les parois rayonnaient d’astres minéraux qui les accueillaient de leur timide teinte translucide. Qui, dans ce monde, pouvait être indifférent à se retrouver au cœur d’une galaxie souterraine ? Quel homme n’échapperait pas une larme face aux innombrables sourires bienveillants de cette galaxie éternelle ? Les gais murmures et rires discrets de cette nébuleuse suivaient chacun de leurs pas, égayant l’âme du Célestien aux cheveux pastels, berçant son esprit. Un rire léger s’envola de sa bouche, papillonnant autour d’eux, se posant ci et là sur les murs de la caverne avant de revenir puis s’éloigner dans un écho lointain. La beauté était l’étincelle qui avait ravivé sa joie et sa bonne humeur brûlait désormais d’une ardeur nouvelle, réchauffant son être à l’image d’un feu de cheminée crépitant d’une lueur chaleureuse.

Puis le silence reprit sa place. C’était l’un de ces silences cotonneux qui enlacent tendrement dans une embrassade d’une douceur réconfortante, tels les bras protecteurs d’une mère autour de son nourrisson. C’était aussi l’un de ces silences duveteux qui, au fil des minutes qui s’écoulent, resserrent son mol étau et étouffent dans leur sommeil ceux qui l’ont fait naître et trop longtemps nourri dans une inconscience naïve. Eon, soutenu par une curiosité alliée, se résolut à y mettre un terme.

“アイネーム慧苑，ユー?” (Ai nēmu Eon, yū?), commença-t-il, bien décidé à percer la bulle de mystère qui entourait cet être qui lui tenait compagnie.

Un frisson parcourut son échine à l’idée de tourmenter un peu plus l’esprit de son grand-père, qui avait sans doute déjà frappé son nom du sceau de la malédiction. Toutefois, il fallait outrepasser le courroux des trépassés pour ne serait-ce qu’approcher l’arbre de l’espoir et contempler de s’en délecter des fruits gorgés du nectar mielleux de la vie. Son désir ardent de communiquer consumait ses craintes chimériques de répercussions funèbres, ne laissant dans son sillage qu’un amas de cendres emportés par le vent. Il nourrissait toutefois quelques doutes, son interlocuteur comprendrait-il les bribes décousues et rapiécées quand bien même celles-ci émanaient de sa langue natale ? Il ne coûtait rien d’essayer et, bien loin de lui l’idée de se montrer impoli, mais il était persuadé que la forme qu’il avait choisie, à savoir évoquer sa situation avant de demander celle de l’autre, aiderait à la compréhension.

“ミーセレスチア，ユー?” (Mī seresuchia, yū ?), ajouta-t-il. Il était en effet curieux de savoir si sa supposition sur l’origine de son sauveur se révélait juste. Après tout, il s’agissait peut-être d’un habitant d’une des trois cités qui avaient, il fallait bien l’admettre, mieux préparer son expédition et revêtit les habits des dunes ensablées de l’erg incandescent. Mais peut-être était-il bien un Oublié... Un éclair le frappa soudain ! Et s’il s’agissait d’une question indiscrète ? Eon n’avait après tout que rarement eu l’occasion de côtoyer les résidents des plaines dorées, brûlées jour après jour par le soleil cruel. Avait-il commis l’irréparable ? Son unique compagnon allait-il décider de lui tourner le dos pour ce manque de tact ? Peut-être aurait-il mieux valu de se taire après tout... Une soif chatouillait néanmoins son gosier. La source de sa curiosité n’était pas encore asséchée et le jeune homme ne résistait pas à la tentation de plonger ses lèvres une fois de plus dans cette eau sucrée et d’en laper quelques gouttes.

“ワッツユービジネス?” (Wattsu yū bijinesu?), s’enquerra-t-il, avant de s’excuser plus bas. “ソーリー...ミーストップユー，ミーヴェーリーソーリー...” (Sōrī... Mī sutoppu yū, mī vu~ērī sōrī...). A l'insu de son sauveur qui ne pouvait lui faire face, la mine de l’égaré s’obscurcit aussitôt alors qu’il s’enfonçait dans un mutisme contrastant tristement avec sa gaité bavarde passée.