Tout en passant à travers les rangs de gentlemen et miladies, Lucrèce marchait d’un pas assuré. Ses longs cheveux roses dégringolaient sur sa robe argenté tandis que son étole de la même couleur lui tombait quasiment des bras. De ses hauts talons, elle se faisait place dans ce bar bondé. Ou étaient-ce les autres qui lui faisaient place, intimidés par cette bourgeoise aux grand airs ? Sous ce côté désinvolte qu’elle laissait paraître, tous ces regards tournés vers elle ne pouvait que l’émerveiller. L’enchanter. Encore une fois, notre diva n’avait pas résisté et s’était mise à briller.

Et pourtant, ce soir, son but était d’être discrète. Un rendez-vous professionnel de la plus grande importance l’attendait dans ces lieux. Un rendez-vous qui pourrait renverser le cours de sa carrière et l’accélérer de façon considérable. Car voyez-vous, être un joyau de la nuit ne lui suffisait pas. Elle devait aussi mener à bien sa petite affaire d’architecte pour se faire connaître. Alors, elle avait contacté Esmée - une informatrice aux nombreuses relations lui avait-on assuré. Si elles s’étaient déjà rencontrées, Lucrèce voulait maintenant mettre des mots précis sur ce qu’elle attendait du partenariat créé.

Leur rendez-vous devait s’effectuer au « Namastée ». Un bar qui lui avait été conseillé la nuit d’avant. Quand Lucrèce avait appris le concept elle avait ab-so-lu-ment voulu y aller.  Les cocktails n’y étaient pas que de simples cocktails dans ce lieu enchanté, mais du papier à déguster. Il se transformait ensuite en un savoureux mélange paradisiaque. Une extase pour le palais. Une expérience de plus pour la liste de Lucrèce. Elle n’avait pas pu résister à cet appel.

L’italienne se dirigea à l’arrière du bar. L’une des tables lui avait été réservée ; elle était prête à payer cher sa tranquillité. Tout en s’installant dans le cocon fait de branches et de coussins blancs, elle commanda la spécialité de la maison ; ces petits papiers sulfureux de toutes les couleurs. Son invitée allait avoir soif en arrivant, n’est-ce pas ? Ce n’est pas comme si elle lui laissait le choix dans tous les cas. Impitoyable Lucrèce sur son piédestal.  

[Hrp: petit précision, le papier se transforme en cocktail une fois posé sur la langue. Un papier = une gorgée.]

La voilà qui arrive, cette informatrice tant attendue. Parfaitement à l’heure convenue. Lucrèce lui sourit, de son cocon bien confortable. Elle a les bras étendues sur les cousins qui l’entourent, les jambes croisées et le menton droit. Elle attend qu’Esmée prenne place. Lui montre encore une fois quelle personne elle est : une que l’on n’oublie pas.

« Sweetie, quel est l’intérêt d’aller dans un bar si je ne fais pas une entrée remarquée ? »

Elle en jouait. Lucrèce savait qu’Esmée préférait rester dans l’ombre. Elle le savait mais s’en fichait. Serait-elle vraiment Lucrèce si elle n’attirait pas les regards ?

Le serveur arriva avec un plateau d’argent. Il déposa sur leur table une rangée de papiers. Des petits blocs rectangulaires pas plus gros qu’un ongle. Ils étaient accompagnés de planches de tapas ; des bruschettas principalement. Lucrèce jeta un coup d’œil aux mets. Depuis son retour à la civilisation moderne, elle appréciait chaque instant culinaire.

« Je te conseil de tester les verts, ce sont les meilleurs mojitos de la ville, apparemment. »

Et tout en prononçant ce conseil, elle en prit l'un des papiers qui finit sur sa langue. Au contact, le rectangle se transforma en liquide. Oui, les mojitos étaient plutôt bons. Mais rien à voir avec ceux de Caer.

« Bien. Je voulais parler avec toi de notre accord. Comme expliqué, j’aurai besoin de connaître certaines personnes. Des politiciens, des hommes ou femmes d’affaires. Des gens qui auraient besoin d’une architecte pour leurs projets. Pour les appels d’offres du gouvernements. »

Elle laissa à Esmée le temps de digérer. Voilà sa demande. Connaître du monde. Connaître les prochains appels d’offre. Elle voulait devenir l’architecte star d’Althea et ferrait tout pour y arriver. Si la pratique n'était pas illégale, était-t-elle pour autant légale?

« Pour chaque nouveau projet me revenant, je t’offrirais 5 % de ma commission. En plus de t’introduire à mes modeste connaissances de Caer évidement. »

La négociation était lancée.

Sur la multitude de papiers, l’informatrice choisie le rouge. Intéressant. Elle n’avait même pas laisser un regard aux verts que Lucrèce lui avait conseillé. Ce n’est pas pour décourager l’italienne. Elle-même en prit plusieurs d’affiliés. Une gorgée c’était bon mais bien trop peu suffisant.

Huit pourcents alors ? Trois de plus que ce que Lucrèce lui avait proposé. Mais les gros contrats étaient si rares, et elle était si nouvelle dans ce monde. Il existait bien une dizaine de cabinets d’architecte plus imposants que le sien, possédant une base de clients fiables, des connaissances dans le milieu politique ou des affaires. Elle n’était qu’un grain de sable dans tous ces rouages. Un grain de sable qui certes apportait des idées novatrices et de l’art à outrance, mais qui n’avait tout simplement pas les bons contacts.

Lucrèce rapatria sa main sur son menton, à la manière du penseur d’Auguste Rodin. En plus élégante. Huit pourcents pour une vie de confort, qu’est-ce que c’était après tout ?

« Soit. Je te donnerai 8% de chaque nouvelle commande obtenue, si le contact vient de toi évidemment. »

Et, tout en prononçant cette phrase elle se leva. Contournant la table, elle vint s’asseoir dessus, du côté d’Esmée. Lucrèce lui faisait face à présent. Dangereusement proche. L’une des ses mains vint remettre cette mèche de cheveux blancs derrière l’oreille d’Esmée, qui s’était échappée de la coiffure de l’informatrice. Son geste se voulait doux. Maternel presque. Beaucoup trop envahissante.

« Je ne peux te promettre d’avoir un tel scoop à ma disposition, je travaille seule. En revanche sweetie, je peux te permettre d’accéder aux meilleures fêtes de Caer. »

Ces fêtes exclusives, où seul le gratin de Caer se réunissait. Ces moments éphémères où les langues se déliaient, où les secrets se dévoilaient. Des évènements intimes, réunissant les forts et les puissants. Si Lucrèce n’en faisait pas encore totalement partie, trop nouvelle diront certains, son entrée remarquée dans le monde de la nuit lui permettait déjà d’accéder à quelques sphères. Un joli minois et de belles manières pouvaient vous ouvrir beaucoup de portes.

« J’aimerai que tu me fasses tes rapports par Holokit. Si je trouve une offre ou une personne assez intéressante, alors je me déplacerai. »

Le temps de trajet pour se rendre à Requiem était affreusement long. Ne parlons même pas de se rendre à Céléstia. Lucrèce ne pouvait pas se permettre de passer autant de temps là-dedans, rien que pour son teint.

En attendant la réponse d’Esmée, elle croqua dans une des bruschettas à pleine dent. La nourriture italienne lui avait beaucoup trop manqué ces cinq dernières années.

La douce Esmée recula à la caresse de Lucrèce. Quelle dommage, elle avait de si beaux cheveux. Les long doigts de Lucrèce aurait aimé y jouer un peu plus longtemps. Avec déception elle se recula un peu.

« Je peux certes t’inviter à toutes mes soirées, mais je doute que tu ne prennes la peine de venir à chacune d’elle sweetie. »

Oui des soirée il y en avait. Il y en avait quasiment tous les jours de la semaine. Il y en avait tellement que Lucrèce se transformait parfois en papillon de nuit pendant des jours avant de revoir la lumière du soleil. Ces moments d’égarements lui sied si bien. La diva des excès. Qui cachait sa souffrance dans la drogue et les fêtes.

« Mais soit, quand je considérerai la fête d’un niveau d’intérêt assez important pour ton business, je te contacterai ».

Donc ces fameuses fêtes exclusives auxquelles elle participait de temps à autre devrait bientôt être partagées par Esmée. Si elle avait le courage de venir jusqu’à Caer pour une fête, le chemin était si long entre la vallée et la capitale flamboyante.

Lucrèce vola le papier des mains d’Esmée et le plia dans sa propre bouche. Provocatrice jusqu’au bout. Inarrêtable et impitoyable diva. Elle s’en amusait, de voler la gorgée de papier d’Esmée. Ô oui qu’est-ce qu’elle s’amusait de voir la mine déconfite de ses interlocuteurs. Elle n’attendait que ça, de voir la réaction des gens.

« Pourquoi ne pas aller le voir directement s’il est à Requiem ? J’ai horreur de passer par un hologramme quand je peux me déplacer moi-même. » Elle avait accentuer sur le mot « horreur », telle une dramaturge récitant un texte. « Et puis tu seras sûre d’avoir ta part si tu es là. »

Et, dans un sourire narquois, elle prit une autre bruschetta à la main. Elle se leva dans un bond élégant pour aller payer. Elle regardait maintenant Esmée, laissée derrière. Avait-elle seulement le choix ?

Aucune réaction. Rien. Esmée ne réagit tout simplement pas à ce vol fugace. Quelle déception. Lucrèce aurait adoré voir ce visage de glace se briser. Ceux qui arrivaient à se retenir devant toutes ses provocations étaient si rares. Et lui enlevaient tout amusement. Cette situation lui arracherait presque un soupire de déception.

Les lumas déposés sur le comptoir, l’italienne attendait qu’Esmée vienne à sa rencontre. Elle semblait occuper avec son holokit. Sûrement ce client dont elle lui avait parlé. Lasse d’attendre, Lucrèce conversa joyeusement avec le serveur. Assise sur sa chaise haute, les jambes croisées, elle donnait l’allure d’une femme attendant son rendez-vous galant.

L’informatrice vint enfin à sa rencontre.

« Prête ? Ô Darling, c’est à lui de se préparer à me recevoir ».

Elle en rigolait presque, cette diva. Lucrèce adorait rencontrer de nouvelles personnes. C’était d’autant plus de gens devant lesquels briller.

Lucrèce empoigna le bras d’Esmée, la traînant à l’extérieur, dans les rues illuminée de Requiem. Elle ne semblait même pas remarquer le modeste billet qu’Esmée venait de poser sur le comptoir. Ne semblait pas non plus relever que ce contact physique était sûrement de trop pour l’autre femme. Elle qui adorait se saisir des bras des autres.

Ce petit café, elle ne savait pas où il était, mais, il lui tardait de s’y retrouver. Se laissant guidée par Esmée, bien vite elles y arrivèrent. Quel endroit sobre cela était. Aucune décoration à l’extérieur, et pas plus à l’intérieur. Lucrèce détonnait dans sa robe argentée. Elle ne semblait même pas s’en soucier. Bien plus que pétillante, elle étincelait dans cet endroit modeste.

Sans se soucier de sa guide, elle entra dans le petit café. A l’entrée, elle prit la pose. Une main sur la hanche, l’autre en l’air, comme si elle allait poser une question. Alors que tout ce qu’elle attendait, c’est ce que fameux James vienne à sa rencontre.

« Où est donc cet amoureux de la l’art ? »

Par ce que oui. Pour Lucrèce, quelqu’un qui faisait appelle à ses services, attendait forcément un bâtiment à la beauté aveuglante, qui dépasserait les siècles par son sa grâce rayonnante. Un bâtiment d’artiste pour une âme d’artiste.