[TW : mention de (tentative de) pornographie juvénile]

Tourne, tourne petit, garçon. La pointe de ses pieds enchanteresse, la cheville à peine dévoilée par la silhouette des bas collants sa peau. La dentelle s'efface sous le jupon, petit poupin enchanteur, et les volants s'étalent sous les yeux ébahis. Il se penche puis se redresse, sous les encouragements du géniteur observateur, sous les yeux avertis du professionnel. On l'observe du coin de l’œil, on murmure entre les lèvres. Mais que fait ce petit garçon, habillé comme une demoiselle? Les cheveux longs, retombant dans le bas de son dos, la robe pâle, plus que sa peau, et les yeux pleins de rêves charmeurs. Il a quelque chose que les petites filles n'ont pas, Acace, il a ce côté enjôleur si jeune, pourtant. On ne le reconnaît pas, de quand il est à la maison, petit enfant boudeur, réclamant du chocolat. Il aime être beau, il aime ses petits chaussons rouges et ses barrettes fraise. Il est l'oeuvre de son père, sa mère l'oubliant au profit de sa petite sœur, chétif petit monstre aux yeux dépareillés. Et pourquoi l'aime-t-on elle, et pas lui?

Savant fou aux milles idées, le père est fébrile face au si beau visage de son fils, face à ses capacités incroyables. Cosmos est un Dieu, de beauté, de talent. Ne serait-ce pas Apollon, là, dans ses traits? Il a le charme de cet être sacré, il a l'art dans la peau, sur la peau. Et l'enfant se laisse poser face aux projecteurs, entre deux fleurs, le menton relevé. Il aime bien les séances photo, il prend les poses qu'on lui dicte. Il est docile, le petit, il sait qu'il n'a d'attention que lorsqu'il se contient, lorsqu'il ne se plaint pas. Parce que papa n'aime pas quand il grogne, quand il cherche la bagarre. Il veut d'Acace la perfection, et l'être parfait ne saurait gémir sans interruption, la faim tordant ses entrailles. Non, l'ange adorable aux yeux si doux se contente d'apprivoiser l'objectif, se contente de porter les jolis costumes qu'on lui donne, tantôt homme, tantôt femme. L'art plaît, les fans sont nombreux. On réclame une photo de Cosmos en ballerines, une photo de Cosmos dans les champs de tournesol. Car Cosmos n'est pas Acace, Cosmos est le nom de la douce fleur aux rayons orangés. Acace est l'arbre aux ramures gémissant au gré du vent. Et quand Cosmos accompagne son père dans les salons, dans les expositions des quartiers, où peu de visiteurs se rendent vraiment, on le réclame. La célébrité n'est pas si immense. Juste de quoi contenter un père malchanceux en travail, de quoi ramener quelques sous en plus à la maison. Mais maman s'en fiche. Maman n'a d'yeux que pour Hortense et ses yeux d'émeraudes grisâtres.

Papa veut essayer de nouveaux costumes, quand Acace a huit ans. Il le veut encore plus beau, encore plus pliant, lorsqu'il vient le chercher après son cours de danse du soir. Et Acace est content, il va pouvoir redevenir princesse, sorcier ou vampire. Il se fait milles-et-uns scénarios dans sa petite tête fertile, sautille jusqu'à arriver à la maison, dans le grand bureau au fond blanc. Il enlève ses chaussures, lève la tête pour montrer qu'il a été bien sage. Mais papa lui dit qu'ils ne feront pas de photos ici aujourd'hui. Qu'ils devaient se déplacer pour une commande. Et l'excitation reprend de plus belle, petit oiseau se battant vigoureusement dans sa poitrine. Mais les désillusions sont plus rapides que la descente en enfer. Ailes brûlées, fleurs fanées, Comos, tout apprêté, se tient dans les bras d'un autre. Un adulte qui l'adule, qui le serre contre son cœur comme un bien plus que précieux. Et Cosmos ne se plaint pas. Il a un peu froid, dans sa robe d'été, les cheveux relevés en un chignon un peu défait. Il est vêtu de milles parures qui le rendent si beau. Et ses yeux ne quittent la caméra que lorsqu'on lui demande de faire plus, d'approcher encore. Acace ne veut pas. Acace refuse. Il n'a pas envie de prendre ces photos là. Tout petit garçon qu'il est, il saute des genoux prédateurs, s'enfuit du jardin en pleurant pendant que son père le supplie, encore, de ne pas faire de caprice, de rester bien sage. Et ses petits pieds nus s'enfoncent dans les graviers des rues perdues, ses genoux s'écorchent quand les pas des adultes se rapprochent. Il est rentré tout penaud, ce jour-là. Papa ne voulait plus lui parler.

Les photos ne lui donnaient plus aucun plaisir. Cosmos se pliait aux demandes, quand il était seul, quand on ne lui en demandait pas trop. Papa lui reprochait de ne plus avoir ce regard qui attirait tant la clientèle, mais peut-être qu'Acace ne voulait simplement plus attirer qui que ce soit. Il n'aimait plus ses chaussons rouges. Il n'aimait plus ses barrettes fraise. Acace voulait retrouver le dehors, les enfants dans la rue. Il voulait jouer au football avec ses amis. Mais Papa ne voulait pas, Papa refusait que son petit ange ne sorte s'abîmer la peau, perdre l'opale de son grain. Et la tension était de plus en plus forte à la maison. Les regards d'Acace sur Hortense de plus en plus sombres, l'ailleurs de Maman de plus en plus lointain, l'avidité de Papa de plus en plus forte. Et ce jour-là, on ne parlait que de ça aux informations. Berlin n'était plus. La capitale avait sombré. La ville sciée par la guerre, par l'avidité humaine et leurs erreurs. L'urgence de la situation ne l'avait pas frappé, tout comme ses parents jugeaient qu'il valait mieux continuer à vivre normalement. Et les appareils photos défilaient toujours sous ses yeux, inlassablement. Jusqu'à ce jour.

Cosmos n'était plus, depuis ce jour-là. Mais n'était-il déjà plus depuis ses huit ans? Si, probablement. Mais tout se détériorait, là, dehors. Et ce jour là, il avait fui les monstres après avoir vu Hortense pleurer de ses lamentables yeux globuleux. Ceux qu'il avait en horreur, ceux qu'il avait toujours vu comme une ombre à sa personne. L'enfant pleurnichard avait trouvé refuge avec quelques survivants, dans un groupe d'une quinzaine de personnes. Et il n'était plus Cosmos. Il n'était plus vraiment Acace non plus. Il était cette multitudes de fleurs, de branches, de feuilles différentes. Acace pouvait être Violette, Violine, Narcisse, Jasmine, Rosier, Margueritte, Danaël. Il était un bouquet à lui seul, il se perdait parmi la race humaine. On le voyait, tout candide qu'il était, et on en voulait plus encore, de ce garçonnet guilleret. Les abeilles ne lâchaient plus la fleur, les yeux comme objectifs. Ces yeux qui étaient sa terreur, son orgueil. Et tout cet art, qu'on lui avait inculqué. Toutes ces émotions pour la beauté. Acace ne retrouvait rien de tout ça sur terre. La désolation, la haine, les pleurs. Il avait tout vu, là-haut. Jusqu'à revoir Berlin. Trou béant au nord de son Allemagne. Bouche grande ouverte, prête à le gober tout cru. Il avait couru, il avait pensé à toutes les aventures que l'on contait sur les landes de là-bas, il avait sauté, ses jambes suivant à peine le mouvement. Et il s'était dit, en fermant les yeux, les larmes coulant sur ses tempes à cause du vent, oui, mais aussi de la peur, de la terreur folle qui assassinait son cœur : à quelle fin ai-je droit?

Mais la fin n'était pas encore venue. Les jambes tremblantes, les yeux clos, encore, il s'était redressé, les mains blessées. Le sang sur ses doigts, la sensation de n'être qu'à moitié. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, et il était sortit de ces grottes pour se faire agresser par le soleil du désert. Il avait eu envie de pleurer, ses pas se perdant dans le sable, ses pensées traînant derrière lui comme des boulets. Où aller, maintenant? A qui parler, maintenant? La solitude était de retour, mais ici, personne ne connaissait la fleur. Et les paroles qu'on lui adressait ne semblaient être totalement ingérées, les questions qu'on lui posait non plus. Mais il comprenait. Il comprenait que, encore une fois, il n'était pas assez bien. Encore une fois, on le voulait non comme Acace, mais comme Cosmos. Comme cet être si pur, si tendre, si marionnette pliable, toute bonne à jeter. Et la rage bouillait en lui. La rage d'être rejeté, la rage de vouloir être aimé. Si eux ne voulaient pas de lui, si lui n'était pas assez bien à leurs yeux, il se montrerait plus fier. Il se montrerait plus digne. Il se relèverait à nouveau, parce que, lui aussi, a survécu. Lui aussi a vu les horreurs des Transcendés. Et si personne ne lui offrira asile aujourd'hui, il sera sa propre porte de sortie. Et qui êtes vous, pour décider de quelle fleur il sera?