Serais-tu un enfant, Moebius ? Car de tes mains tu sembles lui tirer dessus. Et il vrai, tu lui arraches un petit rire, chasseur chassé s’est laissé avoir. Lui aussi pourrait te tirer dessus, s’il le voulait, s’il le cherchait ; ou peut-être l’a-t-il déjà fait, car ton coeur est tout emballé, n’est-ce pas, joli oublié ? A t’agiter, oui, dans tous les sens, sous ses yeux qui te suivent amusés. Il t’observe retirer ta capuche, puis ton masque que tu laisses pendre sous ton menton. Voici donc le dormeur du val ; le chasseur de rêves. Il sourit, il est vrai que tu es bel homme, Moebius. Même les cicatrices qui parcourent ton visage ne lui sont pas effrayantes. Ludde n’est pas peureux, Ludde ne s’attarde pas sur ces détails. Et peut-être un jour, apprendra-t-il à les aimer du bout de ses doigts, du bout de ses lèvres, comme tu l’espèrerais. Qui sait, peut-être que son coeur sera à prendre, peut-être réussiras-tu à le prendre, de ta joie éternelle, qui ne cesse de se répandre dans ces monts enneigés.

Ludde est secret, Ludde ne veut pas trop se montrer, regarde comme son coeur se cache. Regarde comme ses regards peuvent être fuyants, car il n’aimerait pas qu’on puisse tout voir en lui. Il n’a pas toujours été aussi peu expressif, car avant on voyait tout sur son visage -peut-être aujourd’hui encore ?
Et tu agis comme un super-héros devant lui, à t’agiter ainsi, avec ton masque, à secouer ta cape dans tous les sens, comme le ferait un enfant avec son costume. Tes lèvres sont bavardes, et la conversation lui paraît simple, car tu es doux, devant lui, car il est doux devant toi. Et si tu craques déjà pour son visage fatigué, ses gestes posés, lui n’y pense pas. N’y pense plus, sans doute. L’amour est quelque chose qu’il connaît et qui l’effraie, tu sais.

Ludde attrape ton masque de ses deux mains et le regarde sans trop comprendre. Comment un masque pourrait-il lui aller au teint ? Il ne voit même pas, tu sais, que tu le charmes, que tu le flattes, que de tes mots, tu tentes de prendre son coeur solitaire. Et tu sais, son coeur est libre. Son coeur est libre depuis longtemps maintenant, seulement soumis parfois à la tristesse de son esprit, soumis aux souvenirs. Et cela, personne ne pourra le guérir, pas même toi, pas même Mariette. Les souvenirs sont douloureux, sont nostalgiques, le prennent aux tripes et ne le laisseront pas partir.

D’un geste rapide, il enfile le masque et le met sur son visage. Il sourit, mais sans doute ne le vois-tu pas, caché.

— ce n’est pas très agréable à porter. tu le mets tous les jours ? est-ce que tu t’en sors, dans le désert ?

Peut-être se sent-il un peu coupable, de vivre comme il faut dans son village, dans sa maison, tandis que toi, que tous les Oubliés, vivez dans la misère. As-tu souffert, Moebius ? Souffres-tu de la chaleur du désert, de la froideur des nuits ? T’y plais-tu ? Il se le demande, car il n’y a pas que toi, il le sait bien ; il y a tellement de gens là-bas, abandonnés par les pays.
Et regarde comme tu le rends curieux ; quelques questions, ses yeux qui t’interrogent.

Le désert et toi, une histoire d’amour.
Est-ce donc ce que tu espères de lui, Moebius ? Est-ce donc son amour que tu espères attraper, son coeur que tu espères tenir entre tes mains. Ou bien veux-tu simplement tenir son visage entre tes mains ? Lui ne voit pas tout cela ; lui ne voit pas l’étendue de ce qu’il se passe sous ses yeux, de tes regards qui ne se lassent pas de l’observer, de tes joues qui rougissent encore et encore, sans jamais s’arrêter. Et il y songe, peut-être, à un jour venir s’aventurer dans les dunes ; il y songe, mais ne peut s’empêcher de se rappeler qu’il déteste le sable, qu’il déteste avoir trop chaud. Réchaufferas-tu son coeur ; son corps, Moebius ? Jusque dans les nuits noires du désert ? Sauras-tu réchauffer le silence qu’il ne peut supporter ?

— je ne suis pas sûr d’aimer le désert. je n’ai jamais connu autre chose que la neige.

Car Ludde vient des monts, il vient du froid, n’a connu que la Suède, la Russie et le Mont Celestia. Il n’a jamais vraiment voyagé, tu sais ; n’a jamais parcouru le monde à la recherche d’un autre univers. Son monde est froid, son monde est d’une froideur qu’il trouve réconfortante, alors que tu te tiens là, tel un rayon de soleil venant faire fondre la neige de son coeur ; de son âme. Ludde n’en a pas besoin, car tout ça lui fait peur. Il a tout ce qu’il lui faut ; il a déjà tout. Presque.

— tant mieux, si tu t’y plais, si tu y trouves ton compte.

Et il ne pense pas immédiatement à retirer le masque. Car il t’écoute parler, raconter ce que tu as à raconter ; il t’écoute annoncer ta vie qui se faufile dans les dunes ; ta vie que tu sembles vouloir partager. Il ne s’en doute pas, Ludde, qu’il n’y a cependant pas qu’elle que tu souhaites partager, mais bien d’autres choses. Et finalement, il retire le masque et te le tend pour que tu le récupères. Tu le fais sourire, Moebius, avec tes mots qui semblent s’envoler de tes lèvres, sans même que tu y fasses attention.

— je m’y plais au village, oui. il hésite. j’y ai ma fille, les gens y sont agréables. j’ai un métier, certes peu plaisant, mais j’en vis. c’est tout ce qui compte.

Il n’a pas grand chose à dire, le Chasseur. Sa vie est triste, le vois-tu Moebius ? Sa vie est celle d’une âme brisée, d’un morceau abandonné dans un cercueil qui ne sera jamais fermé. Il refait sa vie, mais n’arrive pas à fermer le livre de son histoire pour en commencer un nouveau. Ludde rajoute des pages, encore et encore, jusqu’à ce que le livre ne puisse un jour plus fermer, et qu’il explose.
Il explosera ; de colère ; de rage ; de larmes ; de peine. Peut-être explosera-t-il dans tes bras, si tu arrives à capturer la grâce de ces yeux du néant ?
Peut-être.
Alors continue de le charmer, car il n’est pas homme facile, Ludde.
Continue de le charmer, car il ne croit pas qu’on puisse s’accrocher à son coeur.

Moebius ; danseuse étoile ; danseuse dans la neige.
Il te sourit alors que tu reprends le masque. Il te trouve amusant, il te trouve doux. Peut-être as-tu réussi à attiser sa curiosité ; tu ne le lâcheras pas, n’est-ce pas, Moebius ?
Ton coeur est solidement accroché, alors tu ne voudras pas laisser passer cette rencontre hasardeuse dans le froid de l’hiver. Il te suit, et il a bien compris aux directions que tu prends, oui, que tu connais très bien le chemin. Il n’est pas dupe, mais hausse les épaules. Il apprécie ta compagnie, alors n’y voit aucun soucis à ce que tu lui aies servi un ou deux mensonges. Et il est d’avis que tu connais d’ailleurs bien mieux les lieux que n’importe quel oublié. Après tout, tu es marchand de rêves, et les affaires doivent bien tourner aux monts Celestia, alors ton chemin, tu le connais.

Adorable, il rit. Adorable il ne sait pas. Sauvageonne, téméraire, qui se faufile partout, n’en fait qu’à sa tête. Mariette est un électron libre que même lui n’arrive pas toujours à canaliser. Il ne sait pas si ce mot est le bon, à vrai dire. Mais il l’aime ainsi.
Ludde a bien compris, que tu n’attends que ça, des informations sur lui, quelques confessions, quelques rêveries à te donner ; de quoi nourrir ton imagination de dormeur. Alors il te les offre, persuadé qu’il ne reverra de toi que des souvenirs ; peut-être oubliera-t-il ton visage, Moebius.

— mariette. elle est très vivante disons. adorable je ne sais pas si c’est le mot cela dit.

Et il sourit en pensent à elle, repensant à leur première rencontre.
Peut-être est-elle adorable finalement.
Et elle ne tient pas de lui ; lui est beaucoup trop calme, beaucoup trop doux. Ils sont assez opposés, finalement ; elle sourit, s’agite, va dans tous les sens, alors que lui se pose, reste calme.

— dis moi, pourquoi me dire que tu ne sais pas où est le village congelé, alors que ce n’est même pas moi qui donne le chemin ?

Pourquoi mens-tu, joli soleil à l’aurore du printemps ? Pourquoi cacher une telle chose ? Ludde ne comprend pas ; il ne sait pas, ne se doute pas. Ne comprend pas pourquoi tes joues sont rougies, si ce n’est par le froid, si ce n’est par ta joie, qui t’emplit et te laisse pantelant. Alors avoue lui, Moebius, ce que tu as sur le coeur, car jamais Ludde ne le verra. Il n’est pas très doué, n’est pas très attentif sur ce genre de détails ; pas pour lui-même.
Il est un peu perdu, Ludde, un peu perdu dans ces bois de givres, face à tant de joie, et tu lui fais penser à lui-même, quelques années auparavant, lorsque tout allait bien. Mais ce Ludde là est parti, ne reviendra plus ; ici ne reste plus que le Chasseur. Regarde ses yeux noirs qui se perdent dans l’immensité de la neige.
Et peut-être que si tu lui donnes la réponse à sa question, il t’invitera pour une tasse de thé.  

Un rire, c’est bien ce que tu as gagné, à te frapper le front ainsi, à agir comme un enfant, un adolescent. Les retours d’enfance sont pourtant bien présents, venant te prendre et t’enserrer, toi, Moebius, tandis que de ses regards apaisés, il observe tes prunelles bleus s’affoler. Tu es amusant, oui, il en est sûr maintenant. Alors il ne t’en veut pas, il ne t’en veut pas de ton mensonge bien mal dissimulé, car il le comprend.
Lui non plus, ne veut pas être seul ; il l’a été bien trop longtemps, et ne supporte plus la solitude ; préfère les cris de joie, les voix qui s’élèvent et s’envolent dans des mélodies douces et agréables à ses oreilles. Un peu comme toi, Moebius.
Ton sourire est un hymne de joie, et tes joues rouges le feront sans doute pétiller de nombreuses fois. Vois comme il te regarde, sans aucun doute attendri, comme on regarde quelqu’un que l’on apprécie énormément. Pourtant il ne te connaît pas, mais tout chez toi semble fait pour avoir été là depuis plus longtemps que la neige.

Et il te plaît bien, n’est-ce pas, Moebius ?
Ludde te plaît.
De ses yeux loups ; de sa crinière, couronne des enfers.
Il t’a charmé, perdu dans la neige, allongé dans ses souffrances ; car son corps continue de le faire souffrir encore, que la fatigue ne cesse de l’accabler. Il aimerait rentrer au plus vite. Peut-être que si tu te montrais plus insistant encore, il t’offrirait le thé, dans son univers ravagé par les colères des yeux bleus d’une belle-soeur qu’il ne veut plus voir. Peut-être t’inviterait-il, pour partager un peu plus qu’un simple voyage, qu’un simple chemin jusqu’au village congelé.
Peut-être pourrais-tu t’infiltrer, creuser les sentiers vers son coeur, pour le caresser du bout des doigts, et le chérir comme jamais personne ne le chérira.
Peut-être ;
essaie.

— ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave. tu es de bonne compagnie.

Lui, ne fait pas attention à tes sous-entendus. Il ne le sait pas, qu’il te plaît ; qu’il te plaît plus que comme un ami. Il ne sait plus ce que c’est, que de se faire charmer comme tu le fais. Il ne s’en rend pas compte, car ses yeux sont bien trop fermés. Sans doute devrais-tu tenter de lui ouvrir les yeux, de lui avouer les choses clairement ; car il ne les ouvrira pas seul.
Trop blessé ; trop atteint.
Vole lui son coeur ;
car il est libre.
un peu abîmé, un peu brisé ;
à réparer.

— toi aussi, tu me plais bien, tu es plein de vie.

Mais lui, ne se rend pas compte, de tout ce qu’il dit ; de tout ce que tu entendras. Car tu n’entendras évidemment que ce qui te plaît, n’est-ce pas, Moebius ?
Ludde est innocent, te voit comme un être, sans se soucier de l’attirance que tu lui inspires, sans se soucier de l’attirance que tu éprouves. Ludde est naïf.
Ferme les yeux.

Sans doute commence-t-il à comprendre. Ses joues sont rougies, d’amusement, de gêne sans doute. Le Chasseur n’a pas l’habitude de ces révérences, n’a pas l’habitude des tiennes. Les seules qui lui sont offertes, sont celles de la mort qui s’abat et le remercie de faire son travail. Les révérences ne sont pas jolies, ne sont jamais bien charmantes ; pourtant les tiennes pourraient le faire succomber à tes sourires, si tu t’efforçais de le faire encore quelques temps ;
encore quelque "souvent".
Et tes mots sont doux, rafraîchissants, synonymes d’un paradis perdu, de rêveries lointaines. Tes mots sont ceux des rires, des souvenirs, d’une adolescence passée. De tes yeux, il voit le passé joyeux, il voit le rire et la tendresse. De tes yeux, s’il faisait attention, il verrait un futur (in)certain, des bras dans lesquels se réconforter ; il verrait la richesse de ton coeur, cachée sous des montagnes de rêves.

Réchauffe lui le coeur, Moebius ; fais naître dans ce corps la flamme longtemps éteinte. Joli Chasseur n’a pas l’habitude d’avoir le coeur en flamme ; joli Chasseur n’a plus l’habitude de voir les mots l’atteindre et le faire rougir ;
(n’en a jamais eu l’habitude, car tout est allé si vite).
Réchauffe lui le coeur, et fais lui oublier les misères du monde, car il aimerait fermer les yeux, et s’abandonner à des rêves qu’il n’ose plus espérer. Il aimerait abandonner quelques instants tout ce qui l’entoure, et se perdre dans le néant, s’oublier pour se reposer. Offre lui le monde, offre lui tes mains et ton coeur, jusqu’à ce que le sien tombe et se brise entre tes doigts ;
(le faisant tien).
Fais lui oublier ce passé et cette vie, qu’il a abandonnés là-haut, dans un autre endroit, un lieu qu’il ne connaît plus, ne connaîtra plus. Joli Dormeur, fais le rêver comme jamais tu ne feras rêver personne, fais lui découvrir ce que tu as à offrir, ce qu’il a à découvrir ;
(ce que, lui aussi, t’offrira).

— j’habite dans la maison à l’orée des bois.

A la lisière des mondes ; c’est là qu’il saura se reconstruire, mené dans le plus beau de ses cauchemars, dans des endroits dont il ne se souvient que trop bien. Il t’invitera, maître des rêves, pour que dans tes bras, ses larmes fassent craquer ce visage d’indifférence ;
que les sourires s’effondrent, car synonymes d’une mémoire de malchance.

— passe si tu veux.

Ses lèvres sont dessinées dans un sourire certain. Il attendra ta venue, les yeux somnolents, près d’un feu dansant, oui ; acceptera tous tes désirs, pour que le sien se réalise, juste quelques instants, ou bien une heure, (ou bien) pour ton éternité. Il se laissera aller au lourd sommeil, près de la chaleur de la cheminée ;
(ou bien de ton coeur).