— hear the winter bird sing

Crac. Les flocons s'éclatent sous les grosses semelles de Thècle qui marche d'un pas décidé sur le chemin qui mène à la grande place, la bandoulière de Toto le fusil en main, la capuche sur la tête. Après deux longues journées entières au poste, elle est bien contente de pouvoir enfin rentrer au village là où sa chambre à l'auberge l'attend, là où elle pourra enlever ses chaussures devant la cheminée et siroter son verre whisky en écoutant du Abba à la radio. Mais voilà, à peine Thècle a-t-elle fait deux mètres dans cette ruelle qu'on vient l'interpeller. C'est à propos d'une « jeune orpheline qui fait de siennes », il parait. Pourquoi les orphelins sont-ils toujours jeunes ici ? La douanière roule des yeux, enfin de l'oeil. Ce ne sont pas ses affaires : elle est ranger, pas nounou. Et elle n'a qu'une envie, se faufiler sous un plaid en allumant un bon cigare. Mais on insiste, on lui demande de l'aide et Thècle est vieille et elle est fatiguée. Trop pour refuser. Elle sait bien que dans une si petite communauté, les malheurs des autres c'est un boomerang : on peut le jeter au loin, il finit toujours pas nous revenir dessus. C'est dommage que ce soit sur elle que ça tombe. Mais c'est ça d'être celle qui porte le fusil. Même au repos, on ne passe jamais vraiment l'arme à gauche pas vrai ?

Elle n'a pas besoin de chercher bien longtemps pour tomber sur la source de tout un tas d'ennuis. La fillette est là, à demi-fringuée dans la neige, à balbutier un charabia qu'elle ne comprend pas et à faire semblant de tirer sur les gens. Elle devrait trouver ça triste ou même affligeant, mais à vrai dire, Thècle trouve ça très marrant. Quand bien même les gestes sont tremblants, erratiques, ils sont précis. Cette fille elle sait tenir une arme. C'est pas banal ça. Thècle en a vu tellement de la misère dans le monde, qu'elle ne s'émeut plus de grand chose. À peine de petites choses comme sa chanson préférée, les quelques photos de sa famille qui n'ont pas brûlé, l'odeur de l'eau de cologne de son père, La Couleur Pourpre avec Whoopi. Tant de petites choses... Cette gamine est peut-être à peine haute comme trois pommes mais dans elle n'a rien de petit dans sa façon de tituber et de gronder contre les magasins et les passants. C'est une grande chose avec un grand problème visiblement.

▬ OY ! Qu'elle l'interpelle en enlevant le foulard qui lui recouvre le bas du visage pour se protéger du froid.

Elle s'avance. Prudemment. Comme elle le ferait avec un animal. S'il vous plait, faites qu'elle ne s'enfuit pas cette hermine sauvage. Thècle a mal aux pieds, elle n'a guère la foi de lui courir après. Et malgré les mètres qui les séparent, Thècle peut sentir les vapeurs d'alcool qui enveloppent l'adolescente. C'est bien. Au moins elle ne doit pas sentir le froid.

▬ Petite, quel démon est-ce que tu tentes de noyer ? Ajoute-t-elle, riant presque devant le minois dont les joues et le nez sont devenus roses sous la trace du gel. Elle a du rouge sous les pupilles. Thècle y reconnait la carcasse d'un long sanglot. Ah misère. Personne ne t'a appris que les chagrins savent nager ?

— hear the winter bird sing

Bien sûr, bien sûr. Bien sûr qu'elle ne comprend pas. Ne cherche même pas à comprendre. Et Thècle non plus. Les paroles de la jeunette ne font pas sens. Mais les larmes sur ses joues si. Elles coulent et se figent sous l'effet du froid, restent plantées sur cette peau blanche comme la trace de coups de canif sur le derme.

▬ Oh poupette... Et elle s'apprête à en dire plus parce que paf, elle est touchée malgré elle par ce chagrin mais l'orpheline s'échoue par terre.

Thècle sait ce que c'est d'avoir perdu un papa. Enfin sûrement pas comme ça mais le deuil elle le porte toujours sur elle, comme un voile invisible sur sa tête recouverte de cheveux désormais gris. Et s'il se fait de plus en plus fin avec les années, parfois elle peut encore en sentir le poids, l'odeur et tout ce vide étrangement lourd qui va avec. Ses épaules et son dos en ont des courbatures à force.
Alors Thècle s'accroupit. Elle fait glisser la lanière de Toto le fusil et retire sa doudoune. Elle ne devrait pas. Mais l'alcool va baisser la température de son corps. La fille ferait un joli bonhomme de neige avec tout ses cheveux et sa petite gueule, un bonhomme grotesque et un peu triste, seule au milieu des pavés. Mais on lui a demandé de s'en occuper. Ça ne fait pas bien pour quelqu'un de sa profession de tourner les talons sans au moins essayer. Elle se doute qu'on ne l'a pas recrutée pour son unique bel oeil.
C'est presque instantanément que le froid vient s'infiltrer sous ses vêtements, dans sa peau, jusque dans ses os presque. Thècle sent la neige tomber sur le pull qu'elle porte en dessous du manteau qu'elle pose sur les épaules de l'adolescente avant d'en fouiller une poche pour en ressortir un paquet de clopes et un briquet. Plantant Toto le fusil dans la neige à leurs côtés, elle allume une cigarette et tend la boite à la môme. Elle frissonne légèrement mais reste droite, à la hauteur de son interlocutrice. D'habitude elle ne fume que les cigares. Mais d'habitude, elle ne s'arrête pas au premier chat égaré sur le trottoir :

▬ Comment s'appelle ton papa ?

Un flocon tombe sur son cache-oeil. Ses doigts le retire mais il fond déjà et forme une grosse goutte à l'endroit qui devrait être sa paupières inférieure.
Elle se demande depuis combien d'années est-ce qu'elle ne pleure plus.

— hear the winter bird sing

La clope de la douanière reste suspendue au bout de ses lèvres, pendue comme tout un tas d'interrogations qui se figent dans le froid. Inviter une enfant à fumer, ça ne pose aucun problème à Thècle. C'est très bas sur sa liste de petits forfaits. C'est à se demander si elle se rend bien compte de ce qu'elle fait. C'est que de là d'où elle vient, on fume à 12 ans, on boit à 13 et l'on meurt à 15. La mort ça rend adulte. Bien plus que l'odeur acre des cigarettes.
Elle tire une première latte, penche tout de même la tête sur le côté pour que la fumée ne vienne pas s'échouer sur cette mignonne tête. Comme si le gris allait se dissoudre sur le blanc.

▬ Ludde... Qu'elle répète. C'est le chasseur , non ? Enfin elle croit. Le nom lui est familier.

Et ses doutes sont confirmés. Des cheveux noirs, les mains rugueuses, un bon coeur, un coeur de géant. On pourrait croire qu'elle parle de Muriel. Ah Muriel. Muriel est à l'orphelinat. Il saura quoi faire. C'est un boulot pour un gars comme lui. De cueillir les chats sauvages entre les flocons.
Mais... Il est parti, parti, parti. Et Thècle n'a pas besoin de demander où ni depuis combien de temps. La voix de la chouineuse la trahit. Toutes deux savent bien que ce n'est pas dans la forêt que Ludde s'en est allé mais dans cet endroit dont on ne revient pas. Dont on ne revient jamais. Et Thècle lui a déjà dit à cette fille : elle peut se noyer dans ses larmes et dans son alcool, la peine du départ, cette longue et vide absence, sait très bien flotter, fait même des bulles à la surface des coeurs qu'elle fait couler.

▬ Poupette, si j'avais le pouvoir de ramener ceux qui sont partis, j'aurais pas besoin de ça. Elle pointe Toto et extirpe une seconde bouffée de fumée. On ne ment pas aux adultes. Enfin pas sur ces choses-là.

Laissant son paquet à la gamine, la ranger se redresse. Elle vient se saisir de son fusil, le secoue un peu pour enlever la neige qui s'agrippe à la crosse et le repasse sur ses épaules. Quelques pas hésitants autour de la môme et puis elle s'impatiente : elle s'est déjà débarrassée de la tristesse de cette enfant, l'a balayée d'un revers de la main comme ces flocons sur le manche de Toto.

▬ Allez viens. Viens avant que ce soit moi qui attrape la mort aussi.

Parce que le vent de Celestia est froid sur son visage fatigué. Parce que le sang qui coule dans ses veines n'a plus rien du soleil du Rwanda et que cela fait bien longtemps que ses larmes à elle n'ont plus coulé. Elle en garde tout de même les traces sur les rides, ses pattes d'oie au creux de son unique oeil aux reflets dorés.

— hear the winter bird sing

Elle ne vient pas : elle s'échoue. Se fracasse dans les bras de Thècle comme une bourrasque, une avalanche de flocons qui s'éclate contre un rocher. La douanière ne bronche pas. Elle reste droite, comme les montagnes de son petit pays natal. Il en faut bien, des montagnes à qui se raccrocher, à gravir puis à dévaler. Pourtant la clope lui échappe des doigts sous le coup de la surprise.
L'oeil unique de Thècle se ferme. À nouveau, quelque chose s'éteint en même temps que le mégot dans la neige. Craque. Loin sous la peau, la chair, les os. Le coeur se fendille encore. Ce vieux coeur froid et usé et aiguisé, ce coeur qui ne bat plus qu'à moitié depuis des dizaines d'années.  

▬ Mais enfin qu'est-ce que tu chantes mon canari... ? Qu'elle souffle, faiblement. À peine un courant d'air qui se perd dans cette grande tempête d'alcool et de tristesse entre deux volutes de fumée.

La ranger rouvre l'oeil, baisse la tête vers celle qui s'est agglutinée contre elle. En voilà des manières. Une louve donc. Une louve qui mange des papas. Même en Althea, ces choses là peuvent arriver donc. Elle soupire. Et elle, son propre papa, est-ce qu'elle l'aurait tué aussi ? C'est dur à dire. Elle préfère ne pas y penser. Son frère par contre. Oh, son frère elle y songe toujours. Seulement, Thècle n'est pas louve, elle est mamba. Sa morsure n'est pas fatale, elle est cruelle : elle ne rompt pas les cervicales, fait à peine couler le sang. C'est son poison qui tue. Qui tue à petit feu. Ce petit feu qui brille encore dans sa pupille ambrée. C'est compliqué. Tout était compliqué et confus à cette époque-là.

▬ Tu l'aimais tant ton papa hein... Elle passe une main hésitante sur la tête de la gamine. Son gant se referme sur une mèche blonde qui lui échappe alors que l'adolescente titube contre elle. Alors laisse la peine entrer. Et elle a l'impression que c'est déjà fait. La ranger ne cherche pas particulièrement à la rattraper. Et puis laisse-la partir.

C'est vraiment un conseil bateau. Mais c'est un peu tout ce qu'elle peut faire Thècle. Des mots banals pour une peine ordinaire, naturelle, compréhensible. Il n'y a pas vraiment de bandages pour ce genre de blessures de toutes façons.

Alors finalement la fille se détache. Et l'interroge. Et encore une fois, la question laisse Thècle dubitative. Elle qui a d'ordinaire tant de bêtises à dire.

▬ Je ne sais pas. Tout simplement. La vérité toute crue, toute médiocre qui tombe sans élégance sans même de raison particulière comme vient tomber la nuit ou la mort. Moi je ne fais que passer.

C'est peut-être ça le grand malheur qui les condamne toutes les deux. D'être deux flocons de passage qui glissent et volent, se percutent et s'agrippent parfois à d'autres poussières similaires avant qu'un vent contraire ne les sépare pour mieux les emmener là, au loin. Deux tâches blanches anonymes, invisibles au milieu de ce grand paysage encore plus blanc et lisse sur lequel on se retrouve tous à glisser, briller jusqu'à ce que soudainement plus rien quand vient la fin.  

▬ Je vais à l'auberge me décrasser. Tu devrais faire pareil, tu ressembles à un chiot mal léché.

Une louve sans sa meute, ce n'est qu'un chien abandonné.

— hear the winter bird sing

Reste. Thècle se stoppe. Elle passe une main autour des épaules de la fillette. Reste avec moi. Et lève l'oeil au ciel. Un ciel blanc et clair d'où tombe la neige et cela l'éblouit.
Mais que reste-t-il de Thècle ? Sous le fusil, le pull et le cache-oeil ? La carcasse, les muscles raides et fatigués, les cicatrices, la nervosité, cette envie, ce besoin de liberté. À peine quelques miettes de maternité qu'elle essaye de garder pour Espérance. Parce que Thècle a déjà une fille, une fille qu'elle a déjà laissé tomber. Alors elle regarde dubitative la chose qui chouine et tire sur la sangle de Toto comme un bébé qui vient réclamer le sein.

Elle hésite. Est-ce une nouvelle chance, un nouveau départ ? A-t-elle le droit seulement ? Et puis elle repense à toutes les fois où elle a vu les mêmes larmes brouiller yeux de ses enfants, à tout ce mal qu'elle leur a fait volontairement ou pas au fil des années. C'est un schéma qu'elle aimerait si possible ne pas répéter. Surtout avec ce petit bout de loup qui renifle contre elle. Et puis elle ne va pas s'encombrer d'une gamine ! Elle qui n'est jamais vraiment chez elle, toujours en poste ou en vadrouille. Non Thècle est loin d'être la figure maternelle rêvée : elle ne sait pas bien cuisiner, border ses petits au moment du coucher, chasser les démons dans les placards ou sous le lit, panser les bobos sur les genoux ou les coeurs. Son éducation était un drôle de mélange d'absence, de danses endiablées, de rires et surtout de larmes.
Oh mais si c'est pour éviter l'orphelinat... Mais il y a Muriel à l'orphelinat, ça ne peut pas être si mal que ça. Qu'elle essaye de se convaincre pour se redonner un semblant de bonne conscience sachant tout de même très bien que c'est le dernier endroit où un morveux voudrait finir. Elle aurait fugué à sa place.

▬ Oh crois-moi louloute, m'avoir comme tutrice c'est la dernière chose que tu veux... Réplique-t-elle avec un sourire gêné. Le sourire qu'on donne aux sans-abris dans la rue lorsque les regards se croisent. Un sourire plein de culpabilité.

Et pourtant, elle se plait à rêver d'escapades dans la neige, à deux, le fusil sur l'épaule, la perdrix ou le renard dans le viseur. Du bruit du canon qui tire, l'odeur de la poudre dans les narines, l'euphorie partagée de toucher en plein dans le coeur et des soirées près de la cheminée à chanter à tue-tête un single de Prince ou de Tina Turner.
Alors elle demande quand même :

▬ Où est ta maison ? Je te raccompagne.

Ce n'est certainement pas elle qui ira prévenir les autorités.