Le chemin du retour est flou. Il ne s’en souvient pas vraiment - les rues de Requiem, la clef qui tourne dans la porte, une ligne droite vers le canapé. Il s’y assoit.
S’empare d’un coussin, il absorbe son hurlement jusqu’à ce qu’il y perde son souffle, l’étouffe le suffoque, puis l’accueille alors que son corps s’effondre, immobile. La nuit est tombée depuis bien longtemps. Les lumières sont douces, elles ne seront plus jamais pareilles.
Il ne bouge pas. Évanoui-endormi, l’échappée belle, jusqu’au lendemain.

Ensuite,
Ses yeux s’ouvrent d’un seul coup.
Il y a : une cheminée, des livres, des plantes dans leur terreau, une table, un vase, une tasse abandonnée.
Pas de bruit. Il a mal partout. Il est chez lui. Chez lui ?
Coup de feu, explosion, du rouge partout, Narcisse. Ambre.

Il s’est endormi là tout habillé. Quelle heure est-il ? Il n’a même pas pris le temps de se doucher. Il y a du sang séché partout sur son visage, dans ses cheveux, sur ses vêtements - sur ses mains. Entre chaque pli chaque jointure, il s’est frayé un chemin sous sa peau, a remonté ses bras en sens inverse.
Sa tête bouillonne, elle va peut-être exploser, tout tourne. Il n’arrive pas à penser.
Alors, il appelle Mars.
Il y a sa voix de l’autre côté de l’holokit, il y a le pendentif au creux de sa paume (il tire, tire, le fait tourner, tire encore, la petite chaîne tire sur sa nuque), quelques mots s’échangent - c’est bref, « viens, s’il te plaît, » une réponse positive, un soupir tremblant et il est de nouveau seul.
Quelques heures.
Quelques heures à attendre.
Rien que quelques heures.

Ses jambes sont lourdes quand il se lève, il se sent étranger à son corps, à la pièce, il respire mais c’est étrange. C’est un peu comme avant. Là haut.
Il y a trop de pensées qui affluent, un flot soudain qui éclabousse les murs, gorge grande ouverte d’où sourd le rouge, source pulsante pour quelques secondes avant que tout ne s’éteigne.
Il n’a pas le droit d’être là. La douche ne le soulage pas. Il y reste trop longtemps.
Les vêtements s’échouent dans le sol de sa chambre, ils sont tâchés de carmin sec depuis bien longtemps. Il y a une nouvelle marque sous son œil, quelques autres sur ses bras, mais ce n’est rien que du verre. Ce n’était pas une balle.

Quand il s’allonge, le lit est doux. Confortable. Il est bien ici, au sein de la Vallée des Constellations, contrée de la paix et du progrès. « Le double des clefs est sous le paillasson. » (Message rapide). C’est un traître dans les deux cas.
Lorsque la porte d’entrée s’ouvre plus loin dans la maison, il n’est pas sûr lui même de dormir ou pas.

La précipitation, les adieux presque lancés comme de l'eau sur le feu. Il y a la promesse qu'il ne reviendra pas au royaume de Caer Hrid, et qui est-il pour contredire ces paroles? Il n'est qu'un Oublié. Celui dont le seul habitat devrait être le Désert. Et il aurait dû refuser cette mission. Pourquoi s'être proposé, déjà? Pour le gain? Il n'était plus sûr, s'était dit que c'était une bonne idée, mais voilà qu'on le tient responsable des affaires du Royaume au point où l'on souhaiterait probablement l'avoir enfermé dans les cachots de la ville. Mais il est trop tard, il a rejoint le sable, a avancé, exténué. Mais Orion l'avait appelé, le soleil levant, et qui aurait pu refuser, en entendant cette voix brisée? La fatigue oubliée, il avait évidemment accepté de le rejoindre aussi vite que possible, avait bien dû abandonner l'idée de retrouver sa tente, et s'est immédiatement dirigé vers les terres enneigées pour traverser sans empiéter le territoire des landes verdies. Et puis, après la traversée interminable, le voilà qui rejoignait Orion.

Si cela avait été Carmen, aurait-il accouru ainsi, même dans l'état de leur ancienne relation? Non, probablement pas. C'était Orion. Et ça changeait tout. Force était de constater qu'il avait senti son cœur se serrer en entendant sa petite voix dans son holokit. Faible, esseulée. Et il avait déjà envie de le serrer entre ses bras pour le rassurer, qu'importe les raisons, déposer quelques baisers pour le laisser se lover contre son corps, si tel était son désir. Il le laisserait faire. Et Requiem lui ouvre ses portes, et il s'avance dans les allées comme il les connaît de plus en plus, il se retrouve devant la maison recherchée, vole la clef sous le paillasson -il faudra qu'il change de cachette- et se glisse dans la maison, refermant la porte silencieusement derrière lui. Orion ne vient pas le saluer, même quand il lance un appel, à l'entrée. Il laisse ses chaussures (un peu sales) traîner, le cherche, le trouve étalé sur son lit, et prend un instant pour observer la figure étalée, l'auréole de cheveux blonds. Il y a des vêtements au sang séché, ça créer un nœud dans sa gorge, ça serre son cœur. Il a peur de ce qu'il a pu lui arriver, au petit ange de la Vallée. Il s'approche, voit l'espace laissé aux côtés de ce corps fatigué, et s'y installe. Le matelas s'affaisse quand il s'assoit, reste immobile un instant. Il tend le bras, glisse ses doigts contre la tempe d'Orion, lui replace quelques mèches, caresse un instant sa joue.

« Orion? »

Il ne sait s'il a fière allure. Il a probablement les cernes de sa nuit passée à traverser les pays, sa journée, aussi. La fin d'après-midi pointe son nez, il ne le sait que grâce à l'horloge dans le fond de la pièce. Et il se rapproche un peu, se met en tailleur, laisse ses doigts jouer avec les mèches de cheveux sous sa main. Il ne sait ce qui ne va pas, ne devine pas les maux qui l'envenime.

« Je suis là. »

C'est évident, il l'a déjà laissé savoir quand il s'est assit à ses côtés mais. Il ressent comme le besoin de le dire de vive voix. Il ne le laisserait plus tomber.

Peut-être s’est-il endormi. Encore. Depuis combien de temps a-t-il les yeux ainsi clos ? Toute la nuit précédente, une bonne partie de la mâtinée, quelques minutes d’éveil avant que la fatigue, l’épuisement (un poids d’enclume sur ses épaules), il n’a même pas pensé à manger. Pourtant, flammes il y a eu - des murs entiers, contre des poignets encore plus déloyaux que les sien aussi, mais qui est-il pour juger ? Il ne sait plus ce qu’il a le droit d’estimer ou non ces choses là, c’est un doute qui tournoie au sein de tous les autres. Aux orages de ses songes il n’a répondu que par la fuite, fermer les yeux face à l’éveil - mais jamais à ses actes, c’est impossible pour lui. Elle le leur avait dit, Annabella. (Quant au résultat ?)
La colère a disparue depuis longtemps, remplacée par un tourbillon de tourment, de ceux-là qui déboussolent et en font oublier les directions, le temps. Avec le recul, l’on mettra tout ceci sur le coup du choc. Que cela ira mieux, après. Que la tempête passera. A-t-on droit à ce répit lorsque l’on a tué quelqu’un ? Le poids de Mars sur le matelas ne le sort pas de sa torpeur ; c’est sa voix.

L’appel d’un prénom - le sien, celui qu’on utilise ici-bas, c’est que pendant un instant il n’est pas sûr de ne pas être de retour là-haut, il n’est plus sûr d’être chez lui, d’appartenir à ces lieux - un toucher frais contre sa peau, léger comme une plume, plein de douceur, de tendresse.
Il fait noir dans la chambre, les volets sont fermés, les rideaux sont tirés, mais la lueur de entrebâillement de la porte, celle qui s’infiltre sous les battants de la fenêtre suffit. Il ouvre lourdement les yeux et il y a cette silhouette qu’il connaît, reconnaît, qui lui dit « je suis là. » C’est à cet instant précis qu’Orion se rend compte que c’est fini. C’est terminé, ils sont passés d’un jour à l’autre et il ne s’en est même pas rendu compte.

« Mars. » Il a du verre encore gorgé de sable dans la gorge.

Mais, Mars, devrait-il être là ?
Il l’a appelé, et il est venu Mars et son cœur infini qu'il lui présente, alors c’est ainsi que ça le prend, dès le réveil ; une vague de nausée, sursaut des entrailles qui le fait se redresser d’un seul coup. Mars ne devrait pas être là. Il a envie de se réfugier contre lui, que ses bras le serrent jusqu’à ce qu’il craque tout partout, jusqu’à ce que ça fasse mal, mais il ne devrait pas. Mais, Mars est là.
Ses mains, pourtant, le trouvent de leur propre accord. Du moins, l’une d’elles s’agrippe à son avant bras et le serre, et il ouvre la bouche pour parler, vomir tous les mots qui s’entrechoquent dans sa tête sans trouver de sens, vomir tout court, mais à la place il inspire et ça se bloque quelque part dans sa poitrine dans un hoquet pitoyable. Alors il plaque sa main contre ses lèvres alors que sa respiration fait de nouveau des siennes (il ne sait plus comment on fait), que ses yeux le piquent, que ses oreilles bourdonnent et que ses épaules tressautent sans, il tremble sans qu’il ne comprenne vraiment ce qu’il lui arrive. Il n’a pas pleuré depuis plus d’une décennie.
Pourtant elles sont là, il n’a même pas le temps de les retenir qu’elles coulent comme une cascade, les larmes. Sur ses joues, sur la main qui lui barre le visage et il ne peut que se plier en deux dans un piteux spectacle, étouffant à peine quelques plaintes avec ses doigts. Il essaye, s’essaye à un je suis désolé qui parvient à peine à la troisième syllabe étranglée, une demande de pardon envoyée un peu dans le vide, à tout le monde à la fois.
C’est lui qui l’a appelé, pourtant c’est lui qui le lâche et replie son bras contre son corps, un maigre abri, une petite fuite parce que pour mille raisons il n’aurait peut-être pas dû le toucher.

Orion a la voix lourde, a la voix rappée. Depuis combien de temps est-il étalé sur ce lit, sans bouger, sans boire, sans manger? Il le voit, Mars, qu'il est tant mal en point, qu'il n'est de cette humeur à se lever pour aller profiter de la vie comme il le fait d'habitude si bien. Il y a la pression contre sa peau. Ces doigts qui serrent si fort son bras, qu'il se demande s'il sent bien qu'il est là. Et sa main vient se poser contre celle-ci, essaye de le rassurer, de voir au travers de cet aspect crispé. Il y a les lèvres ouvertes, le hoquet (qui ressemble plus à un sanglot). Et il sent son cœur se serrer si fort, car Orion perd le contrôle, car il entend sa respiration erratique, car il voit les ravages dans sa posture. Et les larmes. Elles coulent par flot sur les joues opalines, il les devine plus qu'il ne les voit par le peu de lumière présente dans l'espace. Il s'avance, laisse ses propres paroles en suspend.

Et puis il y a les excuses étranglées, et Mars a la gorge qui se serre car Orion ressemble à un petit animal blessé, et il ne comprend pas bien de quoi il s'excuse, ne comprend pas bien quel est le but de ce repli. Oh, il voit le corps brisé, voit les sursauts de ces épaules là, et comprend qu'il cherche à s'éloigner. Mais s'il l'a appelé, c'est qu'il recherche ce confort, même inconsciemment. S'il l'a appelé, c'est qu'il ne peut le laisser tomber. Alors le corps suit le mouvement, comme des aimants qui ne se lâchent jamais, Mars glisse ses bras autour de sa figure, Mars s'accroche à lui, se colle à lui. Il le tire presque sur ses cuisses, aimerait que sa présence puisse s'enrouler tout autour d'Orion.

C'est la première fois qu'il le voit pleurer.

« Je suis désolée de n'être arrivé plus tôt. »

Et il l'est vraiment. Aurait aimé le serrer si fort à l'en briser plus tôt. Prouver qu'il ne le laisserait pas seul, cette fois. Prouver qu'il aurait de quoi se recroqueviller tout contre lui, pas seul, dans ce lit. Oh, c'est qu'il n'a plus envie de le quitter de toute sa vie. C'est si fort, dans sa poitrine, c'est comme de se savoir souffrir soi-même. Mais c'est Orion, qui pleure. C'est lui, qui s'écroule. Alors il dépose sa tête contre celle de son ami, un bref baiser sur son front, la frange éparpillée partout autour de cette peau. C'est plus fort que lui.

« Ne te force pas à parler, si tu n'en as pas envie. »

Et il lui proposera de ne pas laisser ses cordes vocales communiquer, s'il veut. Peut-être qu'une conversation télépathique lui ferait moins mal. Peut-être que de ne bouger ses lèvres ferait passer cette douleur qu'il a dans le corps (dans l'âme). Il y a ses mains dans son dos qui font des petits ronds, ses bras qui le serrent fort, son torse plaqué contre son flanc, son visage pressé contre sa joue, son regard braqué sur lui. C'est peut-être trop. Peut-être pas assez.

C’est l’inconnu qui se présente à lui. Une faille béante qui le déchire en deux, qui se loge dans sa trachée et serre, s’immisce entre ses côtes comme un serpent, draine l’once d’énergie qui lui restait jusque là, perce ses paupières d’une eau salée oubliée. Il ne contrôle plus la spirale de ses pensées, les sursauts de son corps en crescendo. Il n’aura fallu qu’une phrases, quelques petits mots, un je suis là doucement prononcé dans l’ombre de la chambre. Mars l’a percé à jour. Mars qui ne sait pas encore.
Lui qui a tenté une fuite, une distance par réflexe, ne résiste pas un instant. Il a l’impression de ne plus être lui-même (pourtant, si. Si, il l’est.)
Il fond.
Deux bras entourent sa figure tremblante, par dessus sa peau marquée, et serrent. Son visage, tout le haut de son corps se fond contre celui de Mars qui le tient, le presse contre lui et Orion se tourne, le laisse faire sans réagir autrement qu’en s’enfouissant quelque part entre sa clavicule et son cou pour rester là, incapable de lui répondre autrement qu’en secouant légèrement la tête.

Un baiser sur son front, tout ce qu’il y a du plus tendre et de plus doux ; la caresse de ses lèvres sur sa peau est ce qui coupe le fil et le fait sombrer pour de bon.
Souffle erratique, au bord de la panique - ses mains se lèvent dans son dos et s’agrippent à ses vêtements - il s’accroche, se dissout dans sa chaleur alors que d’inconnus sanglots ne viennent pour de bon le secouer là, tout contre son épaule, et c’est un peu effrayant. Il pleure comme quelqu’un qui ne sait pas le faire.
La réalité a un goût différent. L’avant, l’après, est-ce que Mars est bien là ? Mars à qui il s’accroche comme un noyé, Mars et les cercles qu’il trace dans son dos le temps que la déferlante ne se calme, mais se calmera-t-elle un jour ? Il n’en est pas sûr. Il a l’impression qu’il ne pourra jamais s’arrêter.

Alors, ça dure longtemps. Le temps s’allonge et les sillons se creusent, mais - Mars est là oui, et il ne le lâche pas. Cinq minutes, puis dix, jusqu’à vingt peut-être avant qu’enfin, enfin, les tremblements commencent à s’apaiser, les soubresauts à se calmer, mais les larmes ne sont pas plus éparses. C’est comme s’il ne pouvait faire que ça - les laisser couler, sans arrêt comme un ruisseau. Il a un goût de sel dans la bouche.
Ses yeux restent clos. Il laisse aller sa joue contre l’épaule de l’Oublié, trouve abri dans son cou, il s’y sent mieux. Ses mains se relâchent, retombent contre ses reins et il ne se recule pas.
Ses oreilles bourdonnent, ses yeux lui font mal, sa tête lui semble pleine d’eau mais il prend soudain compte du silence, de l’obscurité. Que Mars est contre lui, qu’il est avec lui, qu’il est venu et un dernier spasme le traverse.
Il ne voit pas encore tout à fait clair.

« Hier... » Il essaye, mais sa voix ne sort pas correctement, comme s’il avait hurlé des heures durant. Un faible mot, des cordes vocales comme lacérées. « Je crois que c’était... hier. » Mais il doit essayer. « Aux- aux archives. » Sa bouche s’ouvre, se referme. Il inspire, mais rien ne vient. Il le serre de nouveau un peu plus dans ses bras. « Deux personnes sont- » Deux personnes sont mortes et il est complice, pourtant n’a-t-il pas essayé ? « Elles sont mortes et- » Ambre était morte pour rien, pour un larcin idiot, pour la simple raison qu’elle était malade. « J’ai rien pu faire et, et c’est de ma - » Inspiration soudaine, sa gorge se noue encore, toujours, il y a deux cadavres couvert d’un draps blanc dans le fond de la pièce froide. « C’est de ma faute. »

Il y a les secondes en gouttes d'eau. Comme le sable du sablier qui s'éternise, coule bien trop longuement, reste coincé. Orion a les sursauts violents, qui secoue le corps, qui secoue le sens, qui secoue le cœur. Oh, il faut être accroché. C'est que ça prend à l'âme, et Mars donnerait la sienne pour l'empêcher de déverser les larmes en ricochets de ses sanglots. Il voudrait arrêter d'entendre les voix brisées, les étouffements chauds contre la gorge, arrêter de sentir les doigts enfoncés dans les vêtements, dans la peau. Mais il fait taire tous ses désirs parce qu'il veut aussi tout prendre, tout absorber, le vider tout entier. Il faudrait tout le temps du monde pour laisser le soupir de soulagement sur les lèvres pincées des remords du sang séché. C'est que ça ferait déborder les yeux desséchés, d'entendre les gémissements violents des lamentations d'Orion. Et il le laisse se blottir tout contre lui, échoue quelques baisers sur la peau dévoilée, glisse ses doigts entre les cheveux d'or, contre le dos secoué, sur les cuisses qui glissent des siennes. Il faut le réconforter, le dorloter.

Et pourquoi?

Il ne sait pas encore, lui offrirait tout le temps dont il a besoin, c'est que l'amour donne la patience, c'est qu'il a le cœur lourd des suppositions incorrectes. Et Orion parle. Il articule, difficilement. A-t-il tant pleuré que sa voix se brise à chaque syllabe prononcée? Il glisse un doigt sur le cou, il laisse sa main là, penche le visage, observe celui lové de son ami contre sa peau. Et les paroles ricochent sur la peau du cou, c'est un peu comme le soupir qui prouve qu'il ne rêve pas ce conte prononcé avec tant de difficulté. Et il faut prendre sur soi la réalisation. Il faut prendre sur soi car, ç'aurait pu être Orion, dans ce parking sous-terrain, à attaquer, à se battre (il l'aurait défendu sans nul doute contre ses propres alliés). Mais là n'est pas la question. Il faut enfouir ce sentiment de culpabilité, aussi, d'apprendre cela. Il aurait pu le sortir de ce pétrin qui le mettait dans tous ses états aujourd'hui, il avait été si proche de lui (si loin tout à la fois). C'est que ça lui fait mal, si mal qu'il relève le menton d'Orion, qu'il cale le visage entre ses deux mains, qu'il plante son regard dans le sien. C'est profond, il y voit la peine, il y voit le regret (y voit son reflet).

« Si tu n'as rien pu faire, c'est que tu étais spectateur d'horreurs que tu n'as jamais souhaité. »

Mais Orion n'est peut-être pas autant coupable qu'il le pense. Oh, il aimerait affirmer avec fermeté qu'il n'était que le pion d'une pièce mal ficelée. Mais il n'en sait rien. Il n'était qu'à quelques mètres du drame, mais n'était au courant de rien.

« Je suis désolé que tu ai dû assister à ça. »

Fait comme il le peut, caresse les cheveux, dégage le visage, pose son front contre celui si chaud d'Orion. Il y a un moment de flottement, et puis serre les dents. C'est plus fort que lui, murmure si faiblement.

« Si j'avais su, j'aurai accouru. »

Mais il n'en avait rien su.
Rien.

TW : Mention de scarifications.

Ça s’était fait au fil des ans. Il n’y avait pas eu de jour précis où Orion, où Dima s’était arrêté de pleurer. Ça n’avait été ni conscient ni décidé, tout s’était fait de soi-même - à force. Pas de situation exceptionnelle, pas de choc soudain inattendu  ; c’est l’habitude des coups qui avait pris le dessus là-haut dans sa tête et puisque les larmes appelaient le danger, il avait trouvé refuge ailleurs.
C’était différent lorsque la douleur venait de lui-même. C’était libérateur, des retrouvailles avec lui-même au milieu des lacérations, toutes ces coupures qu’il s’était offert par choix. C’était facile. Agréable. Personnel. Quand il s’appuyait contre le rebord de la baignoire, cuisses tailladées, le calme alors revenait.

C’est différent aujourd’hui où il n’y a de point commun que la violence. Le reste n’a rien à voir mais pourtant - pourtant il a un doute : il se recule un peu brusquement et son regard se baisse, échappant un instant à la chaleur de Mars, à son étreinte, aux baisers qu’il dépose sur ses joues, son front, pour regarder cette main faire doucement, du bout du pouce, de petits ronds sur sa jambe. Il ne la chasse pas. Il n’en pense rien, d’ailleurs, ce à quoi il repensera plus tard - personne n’avait eu le droit, jusqu’ici, de se poser si près des fines rayures blanches qui marbraient, pas toutes exactement parallèles, la peau fine qui se trouvait là. Elles ne se voient presque plus. Ce qu'y cherche Orion, c’en est une (deux, trois, il-ne-savait-combien) nouvelles, si dans son absence d’hier soir il yavait encore recouru.
Il ne trouve rien.
Soupir - il laisse de nouveau sa tête s’échouer sur l’épaule de l’Oublié jusqu’à ce qu’il lui redresse la tête. Avait-il regardé Mars dans les yeux jusqu’ici ? Il ne s’en souvient plus. Il a du mal à garder les paupières ouvertes, il les sent rouges, gonflées, piquantes et bien que les sursauts finissent par passer, il ne sait pas comment arrêter le flux.
Il s’étonne toujours que Mars soit là. Mars qui le rappelle toujours un peu plus sur terre après des heures d’errance, qui l’aide et le guide avec sa voix. Il ferme les yeux.

« Non, en fait... en fait, si, j’aurais pu faire quelque chose. J’ai juste - échoué. » Le contact contre son front est chaud.
Jusqu’à ce qu’il réalise soudainement, toutes les pensées l’assaillent d’un seul coup.
« Mars. » C’est ses mots, j’aurai accouru, qui le font sursauter. Ses deux mains trouvent ses épaules et il se détache de lui de nouveau, son regard planté dans le sien, cette fois plein d’horreur. « Tu n’aurais jamais dû venir. Je suis désolé, c’est moi qui t’ai demandé - je sais pas si tu es toujours en sécurité ici. » Les larmes coulent toujours alors il frotte ses yeux, la panique revenant. Ses paroles coulent tout aussi vite que le reste du torrent. « Ils tuent des gens ici. Pour leurs expériences. C’est ce qu’on nous a demandé de faire, de tuer cette fille, Ambre, parce qu’elle était au stade deux. Elle avait juste - volé ? Des choses ? Donc ils ont décidé de, de l’utiliser comme ça. Et de nous tester en même temps. C’est Narcisse qui l’a fait, et jamais je pourrai blesser Narcisse alors j’ai rien fait pour l’en empêcher, même si juste avant j’ai blessé cette fille, et puis la ministre est morte. Le frère d’Ambre était là aussi. » Une pause. Il respire mal. « Tu n’es pas malade, Mars ? »

C'est que Mars ne fait guère attention aux détails des corps enlacés. Il a les mains contre la peau d'opale et les doigts en violence contre cette chair qu'il a peur de voir s'échapper. C'est plus fort que lui, comme si le murmure constant de la réalisation venait le bercer : Orion avait encore été en danger (si des personnes étaient mortes sous ses yeux, ç'aurait tout aussi bien pu être lui). Et les souvenirs de cette sensation de perte en dégringolades dans l'estomac se faisait plus pesante, alors il fallait sentir cette chaleur (cette fraîcheur) contre son propre corps pour en oublier les cauchemars. Et il le laisse totalement bouger librement, pourtant, quand il s'écarte un peu, quand il laisse une légère once de panique se libérer. Il a pourtant les bras qui suivent presque inconsciemment le mouvement, comme pour le prier de ne pas s'envoler trop loin. C'est qu'étrangement, il a envie de rester comme cela des heures, s'il le faut. Mais ce serait bien égoïste, car, dans cette histoire, ce n'est pas lui le plus mal en point.

Il a le cœur tailladé de cette souffrance à laquelle il ne peut rien faire, sinon l'observer. Mais il y a aussi la même horreur que celle d'Orion face aux révélations. Finalement, même les notions de sa propre mission étaient bien vagues. Des expériences pour trouver de nouveaux cristaux? Bien sûr, qu'il devait s'agir d'une horreur produite sur quelques pauvres personnes désignées. Et Orion, pauvre Orion, qui avait vu ça, qui l'avait subi, qui avait goûté sur les lèvres le sang des autres sous ses yeux emplis d'horreur, sous la terreur des mains tremblantes dont Mars se saisit. Il ne sait par où commencer, c'est qu'à lui aussi, un flot de paroles lui viennent, torrent interminable. Mais il voit la panique et Orion a peur pour lui. C'est comme une révélation de trop, et il secoue la tête doucement, ne se demande pas vraiment s'il a peur car il sait qu'il ne fait pas que des choses bien pour gagne sa vie, dans son petit désert tout poussiéreux.

« Orion, regarde moi, je ne suis pas malade. Ils ne me feront rien, je ne suis pas malade. »

Caresse doucement des doigts enroulés, du regard planté dans celui de son ami, doux, réchauffant. Oh, Orion, il aimerait tant que tu te calmes, mais sait bien la souffrance dans ton corps. Alors il continue ses caresses, essaye d'effectuer un rythme doux, un rythme pour bercer les maux, les oublier, les ranger dans le placard quelques temps. Orion n'avait pas bonne mine, c'était un fait, et semblait exténué même s'il devait avoir beaucoup dormi.

« Ne pas vouloir faire du mal à ses proches ne veut pas dire être coupable... C'est simplement humain, Orion. Ne pas vouloir blesser Narcisse, même s'iel a fait des choses terribles, c'est naturel. »

Difficile à accepter, soit, mais naturel. Lui non plus, dans cette situation, n'aurait peut-être pas bougé le petit doigt, s'il s'était agi d'Orion, de Carmen, de Will face à lui, prêt à devenir meurtrier. Mais ce flot d'informations lui paraît presque flou, il comprend plus ou moins la situation dans laquelle il s'était trouvé, espère ne pas se tromper.

« De toute façon, personne ne sait (ou presque), que je suis là. Alors tout ira bien. »

Mars n’est pas malade.
C’est un chemin de pensée difficile à ne pas emprunter - imagine si, imagine quand, non. Les rouages tournent, tout plein de battements par secondes mais non, non il ne faut pas y penser mais ça remue encore.
Inspire, expire.
Doigts qui s’entrelacent - Mais est là, il a comblé le vide entre ses phalanges et il a décidé de ne pas le lâcher, de ne pas le laisser trop s’éloigner. Il est là et il l’a dit : il n’est pas malade et Mars - a survécu au Désert, à tant de choses qu’Orion ne sait et ne sait pas. Il est fort, Mars.
Ça l’avait traversé, deux jours plus tôt. Il l’avait vu l’espace d’un instant à la place d’Ambre. Quelques étages les avaient séparés alors, seulement quelques petits mètres.
(Il avait été au bord de mal interpréter ce regard paniqué qui avait barré son visage en noir et blanc. Il fait toujours sombre.)
Pente glissante. Rien de tel n’est arrivé.
Inspire, expire.

« Okay... okay. »

Doucement, sous son contact, il se laisse aller de nouveau. Son corps se fait lourd, sa poigne moins ferme, jusqu’à ce qu’il rebascule en avant, lentement. Sa joue retrouve son épaule, et il entend sa voix autant qu’il la sent vibrer contre sa poitrine - maintenant qu’il ne tremble plus vraiment et qu’enfin il respire, il en perçoit la clarté et y répond pas un presque inaudible « je sais. » Pas de mais. Mars a raison. Ce n’est pas pour rien qu’il s’en est pris à Esmée et pas à Narcisse. Même aujourd’hui il ne le pourrait pas.
Il n’avait pas envie de se poser la question : pourrait-il tuer quelqu’un pour sauver la vie de ses proches ? Il ne se la posait pas, parce que la réponse était claire.
Mais surtout : Aurait-il, avec du recul, épargné cette action à son adelphe en s’en occupant lui-même ?

À la place, il se laisse porter par une voix tendre et des mots apaisants, « tout ira bien, » par des doigts qui retrouvent leur éternelle place contre sa nuque et dans ses cheveux et cette fois, Orion s’y laisse prendre. Ça prend du temps - de longues minutes étirées - mais la dernière larme finit par tomber entre deux cercles paresseux contre son dos. Il n’y en a plus.
Alors il murmure, sans prendre la peine de bouger ni de rouvrir ses paupières pesantes : « merci d’être venu. » (si différent de son flot de mots précédent.) « Tu es toujours là. » Il y a dans ses mots une bouffée de quelque chose de chaleureux. Sûrement se rendra-t-il compte au lendemain (avec gêne sûrement, avec honte aussi) de l’état dans lequel il s’est mis, mais il semble y avoir une constante - ces petites salves de ce qu’il reconnaîtra comme de l’affection pour la personne qui n’a pas hésité à traverser les frontières juste pour le prendre dans ses bras. Comment ne pas aimer une telle personne ? Même si cela n’avait pas été pour lui. Il n’aurait pas pu s’en empêcher. Il ne s’en empêche pas.
Les sons sont aussi lents que les mouvements, feutrés à la fois par l’éreintement qu’il remarque à peine et par les lieux eux-mêmes, ou peut-être est-il le seul à avoir la tête pleine de coton.
« Est-ce que tu peux rester ? »

Il sent le corps avachi, il sent le poids de la fatigue, il sent le poids des remords. Mars qui glisse les mains sur le dos arrondi, qui glisse le visage contre celui d'Orion, contre sa tête, sa joue, son cou. Oh, il est bien heureux de le sentir ainsi si proche de lui, de le avoir plus apaisé qu'il ne l'était, quelques minutes auparavant. Il caresse avec douceur la base du cou, écoute son souffle et les derniers sanglots, tout attentif au moindre mal-être, à la moindre phrase indice de ses maux. Mais il n'y en a pas, et lui-même soupire avec douceur. Il a le sourire qui se peint sur le visage, Orion ne le voit pas, entend peut-être pourtant dans la poitrine le cœur en folie à ce quelques mots si simples pourtant. Oui, il est toujours là. Ne compte plus partir, a bien envie de rester entre ses bras un peu plus longtemps, ça (ferait oublier les devoirs) serait des plus plaisant. Dans les draps confortables, contre la peau opaline, à respirer l'air des vallées. Mais il a la poussière qui lui colle au corps. Éternellement.

« Si tu me le demandes, bien sûr. »

Ah, il avait peut-être le cœur trop tendre, Mars. Le cœur trop plein de sentiments étranges, trop plein d'affections, trop plein d'Orion. Mais ce n'est pas grave. Car il le serre plus fort contre lui et écoute attentivement ses demandes. Comment pourrait-il bien lui nier quoi que ce soit? Il acquiesce un peu silencieusement, quand il lui demande de rester. Oh, il ne comptait pas retourner aussitôt au désert, car, de toute évidence, la fatigue de ne pas s'être reposé du tout depuis sa mission au laboratoire venait l'abattre tout autant que le blond.

« Bien sûr. Je suis d'ailleurs bien content que tu me le propose ainsi. »

Et puis, il prend tout juste le temps de retirer le pantalon qui lui ferait plus mal qu'autre chose entre deux positions étranges de sommeil, juste après avoir déposé Orion avec douceur sur son oreiller. Peut-être a-t-il mal compris la demande de son compagnon, mais ce n'est pas sur son canapé qu'il va s'écrouler, cette fois-ci, non. C'est directement aux côtés de son ami, c'est dans ses bras, contre sa peau. Il songe un instant à la poussière qui colle à sa peau, aux larmes qui collent celle d'Orion, mais oublie tout ça aussitôt. Un baiser (encore), sur le front d'Orion. Ce n'est plus vraiment pour calmer les larmes qui ont cessé de couler, c'est pour le rassurer, se rassurer. C'est parce qu'il en avait envie. Et peu-être qu'aucun "bonne nuit" n'est prononcé, mais tous deux tombent de fatigue, de toute façon.