Ploc, ploc, ploc, c’est les pas du thinocore sur la rive moite, à la recherche d’un juteux casse-croûte. Clic, clic, clic, c’est les criquets qui chantent, qui préviennent que l’été touche à sa fin. Woosh, woosh, le vent qui passe dans ses cheveux, shh, shh, la poussière sur ses mains, après avoir crapahuté dans la forêt jusqu’au lac.

“Fefe ! Fefe !”

Ça, c’est Ángela. Félix se laisse tomber sur la rive, les bras en croix, langue pendante.

“Fefe ! Ah, te voilà. Tu te crois drôle, sale fouine. Les parents sont revenus. Il faut que tu viennes dépecer.”

Félix est parcouru.e par un frisson d’horreur qui brise sa façade. Ille se retourne dans les galets. Une fourmi lui chatouille la main en passant.

“Je veux plus. Ils me regardent avec leurs yeux morts. C’est horrible.”

“Fais pas le bébé. Aller, viens.”

Ille ne bouge pas, joue contre les pierres froides. Ángela finit par perdre patience.

“Hé ! Non, arrête, c’est pas sympa !” s’écrie Félix tandis que sa soeur lo capture sans ménagement.


*


“Claustrum… Capsule auditive…” Félix marmonne en ouvrant délicatement la carcasse de truite. “Canal pneumatique… Estomac… Vessie gazeuse…”


*


Un été, le soleil brille plus fort. Pas très loin de leur maison, un camping-car familial a élu domicile temporaire sur le terrain vague. Ils ont deux adolescents, Minna et Markus. Pendant que leurs parents pêchent, Félix fait découvrir à ses nouveaux amis les forêts, les nids, les rochers. Ils s’allongent sur la terre sèche et se tiennent la main en regardant le ciel, épuisés par leurs aventures.

Le départ est douloureux, doux-amoureux, doux-amer. La veille, Minna lo prend à part. Plus tard, c’est le tour de Markus. Ils lui confessent tous deux une passion secrète. C’est avec un grand trouble que Félix réalise alors qu’aux yeux d’elle et lui, ille était respectivement un lui, un elle.


*


Buenos Aires, c’est un vent nouveau.

“J’en peux plus des grenouilles !” s’exclame Pancho au ciel dégagé au-dessus d’elleux.

“Mmh mmh,” répond Félix, plongé.e dans sa lecture. Ille continue de marmonner : “Selon les circonstances… L’animal peut envoyer le sang s’oxygéner vers les poumons ou vers la peau…”

Pancho lo pointe du doigt : “Irrécupérable.”

“Hein ?” Félix relève la tête.

“Laisse tomber.” Il s’étend dans l’herbe à côté de Félix, abandonnant manuels et études comparatives. En ce début d’après-midi, les étudiants traînassent au parc en gais petits troupeaux. “Tu travailles tout à l’heure ?”

Félix jette un oeil à son Nokia. “Ouais, dans une heure.”

“C’est sympa l’aquarium ?”

“Horrible. Ils me font vendre des poissons.”

“Tu t’attendais à autre chose ?”

“Tous les week-ends j’en relâche quelques uns, après je dis qu’ils sont morts pendant la nuit. Ça fait trois fois qu’ils changent la marque des flocons.” Félix ponctue sa phrase d’un joyeux ricanement.

Pancho secoue la tête en souriant. “Irrécupérable.”


*


“Tu retournes au Costa Rica la semaine prochaine m’a dit Julia ?”

“J’ai fini ma mission ici. Tu me chatouilles,” ille le pousse. Liam tombe du lit en riant.

“Tu vas nous manquer,” lui dit Liam. Sa voix fluette se teinte de grisaille. Nuages, brouillard. Le quotidien irlandais.

“Vous avez qu’à venir avec moi.”

Un petit silence leur colle alors à la peau.

“T’es sérieuxe ?” Liam grimpe sur le lit et prend le visage de Félix entre ses mains, leurs yeux miroitant ceux de l’autre. Félix en rougit un peu, avant d’encercler Liam de ses bras. La porte du studio s’ouvre.

“On m’attend pas pour les câlins ?” Julia déplore, jetant d’un même geste las son sac à main et ses escarpins, qu’elle avait ôté en montant les escaliers.

“Jul, on va égayer ta petite journée de réceptionniste,” lance Liam.

Félix adresse un grand sourire à Julia tandis qu’elle les observe, perplexe, en s’allégeant de ses prothèses mammaires. “Ça t’intéresse, le Costa Rica ?”


*


Ils ont de la chance, après la catastrophe. Au cours de son doctorat, Félix avait passé beaucoup de temps dans les forêts environnant San José. Ils en exploraient les profondeurs quand la ville a succombé. La forêt tropicale devient alors le refuge parfait, un cocon dont Félix est lo guardiem.

De nouvelles têtes finissent par les rejoindre, des égarés en quête d’une communauté. Félix se méfie lourdement de cet épaississement des rangs. Certains, la lèvre tremblante, le regard hanté, parlent d’attaques, de transformations, de monstres qui pullulent et laissent derrière eux des rivières de sang. On a du mal à les croire, puis on n’y pense plus tandis que les années passent.

Mauro est le premier à tomber malade. Son frère le succède en fin de journée. À la tombée de la nuit, il est déjà trop tard. Dans la confusion, tout le monde se disperse. Julia et Liam se font vite rattraper.

“Mauro ! Javi ! Venez, regardez-moi !” hurle Félix pour attirer leur attention. Son coeur bat la chamade : ça a marché. Ille court aussi vite que possible avec les géants aux trousses, loin, loin, aussi loin que ses jambes pourront lo porter, pour toujours s’il le faut. Jusqu’à ce que le sol se dérobe.


*


Althea, un nouveau monde à explorer, des climats prometteurs, des découvertes tentatrices. Félix aborde l'endroit comme ille l'a fait avec tant d'autres, faisant preuve d'une dévotion sans pareil envers son travail et la nature environnante. Certaines pièces manquent au puzzle ; ille compense. Vers l'avant, vers l'arrière, comme le flux des vagues qu'ille brise de ses bras pour en étreindre les énigmatiques profondeurs.