Le chemin vers la maison de Mariette et de feu Ludde n'est pas si pénible que ça quand on l'emprunte sans les vapeurs d'alcool. C'est certes un peu éloigné de tout mais c'est tout à fait charmant se dit Thècle, les bottes dans la neige, la clope au bec.

Elle était passée à l'orphelinat. D'abord elle avait demandé Muriel. Il n'est plus là, lui avait-on répondu. Ah oui très bien, où est-il donc passé alors ce chenapan ? Il est mort. Comment ça ? Mort pour de vrai ? Pas malade, pas M.I.A, mort vous dîtes ? Oui la mort finale, celle qui tombe sans prévenir et ne laisse rien derrière elle. Pas de givre, pas de flocons, pas de trace quelconque. Muriel était mort, pas tombé une seconde fois en parachute ou dans un autre royaume souterrain, mort pour de bon, tué par des terroristes et ça c'est quand même une drôle de fin pour un ex-militaire reconverti en gardien dans un orphelinat.
Ça lui avait fait un choc, de ceux qui laissent un moment sans voix et obstruent les songes. Ça lui avait rappelé la louve croisée dans la neige, petit oiseau échoué dans les rues glacées. Vous la connaissez ? Vous devez parler de Mariette. Elle n'est pas ici non plus, un autre tuteur s'est proposé. En voilà enfin une bonne nouvelle, mais quel genre de tuteur ? On ne savait pas trop. On semblait juste heureux de ne pas avoir à s'occuper d'une fillette de plus.
Alors du coup Thècle était sortie du bâtiment, avait fait le tour de la bâtisse, l'oeil dans le vague, se demandant si elle devait retourner à l'intérieur pour demander où était la tombe de Muriel puis se rappelant qu'au fond ça ne changerait rien. Muriel devait être bien maintenant qu'il avait retrouvé sa famille. Elle l'envie un peu quelque part.

Ses pas l'avaient donc menée vers le chalet. Le chalet de la gamine qui s'appelait Mariette et non Louve.
Sur le palier, quelques minous l'ont accueillie comme dans ses souvenirs. Si certains se méfient, d'autres viennent se frottent à ses chevilles. En se penchant pour en caresser un, elle se dit qu'ils ne doivent pas avoir beaucoup de visite ces gentils matous. Elle reconnait d'ailleurs le gros tas qui était venu s'échouer sur ses genoux la dernière fois. Ce n'est pas un chat tout jeune, il n'est pas tout beau non plus : il a des poils blancs par endroits et un air pantouflard de personne âgée. Sans doute que ce gaillard là en a connu des maisons mais ça ne le rend pas pour le moins affectueux car c'est presque s'il lui saute dans les bras.

▬ Hé bin coquin, tu perds pas ton temps toi ! Rigole-t-elle en accueillant le félin contre elle avant de le soulever du sol comme elle le ferait avec un gros bébé. C'est pas commun les chats qui se laissent si facilement porter. Serait-donc ça le fameux coup de foudre ? Et dire qu'il a fallu attendre la cinquantaine pour le connaitre !

Bien qu'elle ait maintenant les bras encombrés, elle arrive à dégager une main pour cogner énergiquement à la porte. Assez fort pour réveiller tous les minets à l'intérieur.

▬ Hé oh petite tu es là ? Hèle-t-elle avant de tapoter la tête du vieux chat, attendant patiemment qu'on lui réponde. Ou pas.

Il ne lui faut pas attendre longtemps pour que la porte grince et aussitôt que l'entrée est dégagée, Thècle s'engouffre dans la maisonnette comme un courant d'air frais, les joues rosies par la température de Celestia. Sa première impression est heureuse : le foyer est un peu plus vivant que dans ses souvenirs, ne serait-ce que grace au feu qui illumine l'âtre de la cheminée et des pantoufles que l'on jette à tes pieds. Voilà qui ressemble enfin à un semblant de chez soi.
Ôtant ses bottes couvertes de neige, la ranger enfile les chaussures molletonnées gracieusement prêtées puis se met à tousser bruyamment alors qu'on lui dit merci. Ah sa gorge est sèche et endolorie et elle lâche le chat qui retombe un peu lourdement sur le plancher. Saleté de froid. Ce n'est qu'une petite crève même si elle se dit que celle-ci s'éternise un peu depuis le temps. À croire qu'elle n'est plus toute jeune la doyenne ! Et fumer comme un pompier n'arrange sûrement pas la donne.

▬ Ah ah ce n'est rien. Qu'elle réplique entre deux quintes de toux en agitant une main pour lui dire de ne pas s'en faire, une autre devant sa bouche jusqu'à ce que le mal passe. Les yeux un peu humides maintenant qu'elle a fini de tousser, elle se redresse en expliquant : Je passe juste voir comment tu vas. Puisqu'elle n'est pas à l'orphelinat.

Son regard balaye l'endroit, Thècle s'avance sans gêne dans le salon, enjambant un ou deux félins qui viennent sentir son odeur, puis elle se tourne vers la petite et demande :

▬ Où est ton gardien ? Tu es seule ? Elle sent qu'on se frotte à ses jambes. Décidément ces matous l'aiment bien. Ou peut-être sentent-ils qu'elle n'est pas au meilleur de sa forme avec son teint un peu pâlot et ce début de fièvre qui lui rosit paradoxalement les joues. Rien de très grave. Elle a connu pire. En tout cas, c'est drôle de voir comment ces bestioles sont plus affectueuses avec les malades. On ne leur cache vraiment rien à ces animaux là.

▬ Pas trop dure la gueule de bois le lendemain ? Rajoute-t-elle avec un sourire goguenard.

Pour sûr dans son état, avec ou sans histoires de crocodile, la descente du jour d'après a du faire mal.

L'hospitalité toute relative de la môme arrache un ricanement grave et un sourire amusé à la ranger. Avec un caractère bien trempé comme ça et toute une armée de félins, la petiote n'a peut-être pas besoin d'un gardien et si ce dernier est absent, elle est au moins rassurée de savoir qu'elle a l'air d'avoir assez de jugeotte pour se débrouiller. C'est que le décès ça creuse de nouvelles ressources. Avec un manque de tout, on apprend à créer à partir de rien. Alors tant pis ou tant mieux si ce nouveau gardien n'existe pas vraiment. Tant qu'elle y trouve son compte.

▬ Oh ton 4 heure vraiment ? Qu'il est bon d'être encore jeune !

Alors que la gamine fonce dans la cuisine, Thècle s'en va rejoindre un fauteuil. Le même que la dernière fois, toujours gardé par les félins. Mais territoire conquis ou pas, la doyenne s'en fiche. Elle en prend un, le pose par terre, jette une couverture sur celui qui feule pour être laissé tranquille et le saisit à son tour fermement à travers le tissu avant de le déposer à son tour sur le plancher.

▬ Un peu de respect pour les ancêtres bande de racaille ! On ne vous a jamais appris qu'il faut toujours laisser sa place assise aux vieilles dames ? Plaisante-t-elle avant d'asseoir son postérieur sur la place que les matous lui ont chauffé. Ah on est bien ici, près de la cheminée avec les pantoufles et le ronronnement (ou miaulements indignés) des chats ! Si elle n'était pas en train de causer, elle pourrait presque s'endormir en moins de cinq minutes !

▬ C'est une jolie maisonnée que tu as là. C'est bien que tu ne sois pas contrainte de retourner à l'orphelinat. Qui s'occuperait des minets sinon ? Là-bas c'est la déprime ! Sans parler de la dernière attaque de terrorisme. Pauvre Muriel... Peut-être est-ce que la minette est plus en sécurité dans cette cabane perdue au milieu des bois.

▬ Alors qu'est-ce que tu me rapportes ? C'est sans alcool cette fois ? Plaisante-t-elle en suivant de son oeil unique les mouvements de son hôtesse qui réapparait avec quelque chose qui fume dans ses mains.

Si la tasse n'était pas fumante bien comme il faut, Thècle serait presque déçue.

▬ Du romarin vraiment ? C'est un truc de vieux ! Mais elle accepte la boisson avec grand plaisir, à deux mains au risque de se brûler les paumes mais c'est toujours mieux que la morsure du froid à l'extérieur. Et ça sent bon, ça ne sent pas comme le thé, ça sent comme les tisanes pour vieilles mamies oui, mais les vraies mamies qui font des bisous sur les deux joues et des petits gateaux. Pas celles qui s'en vont courir sous la neige avec un fusil et un 4x4.  

Alors elle fait comme son hôte : elle s'enfonce un peu plus dans son siège, dans son plaid en ronronnant presque aussi fort que les chats autour d'elle.
Quelle drôle de jolie petite maison de mère-grand pour une fillette aussi jeune, qu'elle songe en prenant une gorgée qui lui réchauffe le gosier et étouffe quelque peu l'envie de tousser avant de pousser un petit soupir d'aise. C'est plus confortable que sa chambre aux trois hiboux. Peut-être que c'est la maison de retraite qu'elle aurait eu sur Terre si la Terre n'était pas trouée. Elle aurait eu des chiens plutôt que des chats et un alligator domestique et même un duo de perruches dans une grande baraque d'anciens colons en bois sur un pan de la rivière de Kigali.
C'est beau de rêver. Parfois.

▬ Oh à part cette toux qui ne veut pas s'en aller, je vais bien. Je vais toujours bien moi tu sais ! Elle n'a pas survécu à la guerre et à la fin du monde pour rien ! Même si elle a petite mine aujourd'hui, foutu coup de froid ! Le travail c'est le travail. Toujours à courir près des frontières mais dès fois on m'envoie dans le Désert pour voir si tout va bien. J'aime bien le Désert tu y es déjà allée ? Il y fait bon et on a pas le temps de s'ennuyer. On y trouve des hyènes grosses comme... hé bien dix fois plus grosses que lui ! Elle pointe un chat énorme à ses pieds et continue : Je préfère le camp des nomades à Requiem. C'est triste un pays sans soleil tu ne trouves pas ? Mais si tu as une amie là-bas, alors ça compense bien le manque de lumière !

Puis Thècle s'arrête un moment, pèse ses mots en reprenant en tapotant le rebord de sa tasse et hoche la tête :

▬ Mais tu fais bien de voyager. C'est plus facile à ton âge. Et ça garde l'esprit occupé.

Elle n'aborde pas le sujet qui fâche. Le fameux sujet qui pourtant plane au-dessus de leurs deux têtes. Le fantôme de ce chasseur, ce gardien qui a passé l'arme à gauche.
La doyenne ne sait que trop bien ce que c'est que de parcourir le monde pour fuir son deuil. Mais elle a eu beau courir toute sa vie, voilà que ses vieux spectres finissent toujours par la rattraper. Son oeil fixe Toto et elle ajoute :

▬ Je dirais aux gens du village de te laisser tranquille hein, tu as l'air de très bien te débrouiller. Mais tu viendras me voir pas vrai si on t'emmerde ? La parole de la ranger ne vaut pas plus que celle des assistants sociaux mais elle s'en fout. Si elle peut gueuler contre ces rabat-joies de fonctionnaires de Celestia, elle le fait avec plaisir. Surtout pour cette gamine là.

Elle lui rappelle terriblement quelqu'un...

Je suis terriblement désolée pour le temps de réponse. Promis je me reprends

Le rire de Mariette est chaud comme le feu de la cheminée et il est contagieux également. C'est un rire de jeune. Il la chatouille à l'intérieur de la poitrine et remonte en un petit ricanement satisfait qui a tôt fait de se métamorphoser en toux qui fait tressauter le chat sur ses genoux alors qu'elle avale une grande gorgée de tisane et se brûle le gosier pour ravaler cette maudite toux. Ah probablement une bronchite. Elle a horreur de l'admettre mais à son âge, ce sont des choses qui arrivent. Peut-être qu'elle ira consulter dans quelques jours si ça ne passe pas. Ou peut-être pas. Thècle est du genre têtu.

▬ Bien dit ! Et puis les crocs ou les balles, tu as l'embarras du choix pour faire fuir les malotrus ! Qu'elle finit par répondre en reprenant à peine son souffle, feignant de ne pas être incommodée par ce matou furieux coincé dans sa gorge et visiblement ses poumons.

Son oeil glisse sur Toto alors qu'elle écoute le discours de la petite sur le Désert. C'est vrai, le Désert ce n'est pas un regroupement de gens honnêtes mais c'est ça qu'elle aime là-bas. Le danger, l'aventure, les gens qui ne rentrent pas dans des cas, n'écoutent pas ce qu'on leur dit. C'est un peu le Far West d'Althea le Désert et dedans, Thècle y est un shérif itinérant, la Calamity Jane des dunes même si elle tient plus de la calamité que de la Jane.

▬ Des voyous il y en a partout, dans la neige comme dans le sable. Quel genre de danse elle fait ta Raphaëlle ? Si c'est de la waack ou du disco, peut-être que j'irais la voir. Et puis elle regarde Mariette, cette drôle de jeune reine trônant sur son fauteuil de chats et de plaids. Ohlalala mais tu connais la waack au moins ? Le nombre de personnes qu'elle a croisé ici qui savent la danser cette fameuse waack se compte sur une seule main et c'est triste de voir que les traditions se perdent. Où est passé l'amour du disco et des années 70s ? Bon il faudra que je t'apprenne ! La waack c'est comme le tir, c'est un art qui vaut le coup d'être transmis !

Plus le temps passe, plus Thècle aime enseigner. Elle se donne des airs de femme insouciante mais en réalité rien ne lui fait plus plaisir que de partager tout ce qu'elle appris au fil des ans. Des petits bouts d'elle qu'elle sème ici et là dans le pas, le déhanché, les balles des gens. Des petits bouts qu'elle a elle-même récupéré de son père, de ses frères, des ancêtres de sa ville natale, de son mari et de tant d'autres encore. Quand elle regarde Mariette, oui Thècle veut lui offrir un morceau à elle aussi alors qu'elle a pourtant bataillé à l'intérieur d'elle-même pour feindre l'indifférente. Peut-être que c'est parce qu'elle lui trouve un air d'Espérance avec son caractère bien trempé et ses griffes acérées.

▬ Tu as une radio ? Une chaine Hi-Fi ici ? N'importe quoi qui peut faire du son. Elle regarde à droite, à gauche, s'agite sur son fauteuil : Un walkman ?

Il n'y a qu'une femme de la cinquantaine pour ne pas réaliser que les walkmans n'existent plus depuis des dizaines d'années.