Cause perdue — ft. Nora et Kiana.

Pourquoi s’obstine-t-il à suivre Nora dans ses explorations, déjà ? Pourquoi a-t-il tout particulièrement accepté de se hasarder jusqu’aux confins du Mont Celestia ? Pourquoi avoir consenti à se rompre le dos et les jambes dans la traversée des montagnes enneigées, tout cela pour échouer dans une forteresse dont ils ne sont même pas sûrs de ressortir un jour ? Probablement parce qu’elle aurait sinon entrepris le voyage sans lui – jusqu’à tomber dans un trou ; probablement parce qu’il est beaucoup trop curieux pour son propre bien. Les dangereux dénivelés de la montagne, rendus mortels par une neige souvent perfide, l’âcre morsure du froid et de la lumière naturelle dont il n’a pas l’habitude ne sont pourtant pas les seuls obstacles à s’être dressés sur sa route. Il a fallu obtenir un visa, déterminer avec les autorités polariennes l’équipement à emporter pour se déplacer efficacement – et survivre… Et s’il n’a eu aucun mal à franchir Le Point du Jour, il a bien fallu justifier son absence : un soigneur, tout indépendant qu’il prétende être, ne disparaît pas ainsi pour plusieurs jours – voire davantage – sans explication. Par bonheur, les Astres ont un faible pour les secrets, et il est plus que légitime pour eux de voyager afin de les découvrir. Ainsi, officiellement, Gavrila part simplement découvrir quelque coin dépaysant pour se ressourcer à grand renfort de randonnées et d’air – trop – frais, en omettant de préciser que sa compagnie se compose de deux oubliées ; officieusement, il est bien décidé à rapporter du Trône de glace quelque chose d’utile pour la connaissance de ses pairs.

Les paysages du Mont Celestia ont de quoi ravir les yeux et lorsqu’au-delà de la civilisation, la neige a commencé de s’étendre à perte de vue, comme dans les steppes désertes de sa Russie natale, Gavrila s’est senti tout petit. Il regrette déjà leur halte aux Trois hiboux, cependant. En dépit de son épais manteau et de ses bottes fourrées, il sent l’intérieur de son corps tout recroquevillé sur lui-même. Le Mont Celestia est d’une beauté hostile et s’il ne comprend pas que ses habitants envisagent encore de remonter à la surface après avoir tant investi dans la capitale, il croit voir dans ces prairies immaculées une sorte de piqûre de rappel. Bientôt, les forteresses commencent à denteler l’horizon enneigé de leurs flèches aiguës, et Gavrila sent son cœur palpiter un peu plus fort. Quelques heures plus tard, elles forment un rempart menaçant à la bise glacée qui n’a jamais cessé de les mordre pendant leur progression. « Il paraît que personne n’a jamais réussi à dépasser les premières salles, remarque-t-il d’une voix asséchée par l’air froid. J’espère que vous avez l’intention d’être plus chanceuses, mesdames. » Il connaît Nora pour avoir eu l’occasion de voyager plusieurs fois avec elle mais n’a pu se présenter que brièvement à son accompagnatrice. « Et plus prudentes, surtout. Je vous rappelle que je ne peux toujours pas faire de miracle, malheureusement. » Il a des vivres dans son sac à dos, sa trousse de chirurgien et un long couteau à la ceinture ; autant dire qu’il n’a rien d’un passe-partout non plus. « Je persiste par ailleurs à dire que cette expédition est du suicide. Vous avez un plan ? » Oui, parce qu’il est un rabat-joie, certes, mais un rabat-joie volontaire.

Cause perdue — ft. Nora et Kiana.

Son cœur cogne fort dans sa poitrine, mais il semble avoir trouvé son second souffle. Il a beau être endurant cependant, l’épreuve du froid célestien est sans commune mesure avec celle des terrains accidentés qu’il a pu traverser dans la Vallée des constellations, et il est parfois difficile de ne pas se laisser entraîner en arrière par la main de Nora qui l’agrippe pour assurer l’homogénéité de leur progression. La jeune femme se veut d’une bonne humeur rassurante, et c’est à n’en pas douter une réussite : prévoyante, elle l’est, aussi n’aura-t-elle probablement aucun mal à pressentir la raillerie de Gavrila, dont l’esprit de contradiction ne reste jamais en repos bien longtemps en sa compagnie : « Formidable, ma chère Nora ; j’espère qu’en prenant une commission de seulement quarante pourcents, ce brave monsieur aura également le bon goût de nous préparer le café. » Il la laisse volontiers prendre les devants, jetant un regard en arrière pour s’assurer que Kiana est toujours des leurs. Puis, incapable de tenir sa langue, il accueille les paroles toutes dévouées de la lame filante avec un petit sourire taquin : « Ta bonne volonté m’émeut profondément – j’en aurais bien lâché une petite larme, mais mon système lacrymal est complètement gelé pour le moment. »

De toute évidence, elle a bien étudié le terrain, et intérieurement, il doit reconnaître qu’elle fait très bien son boulot – comme toujours. Il espère qu’ils tomberont effectivement sur ladite alcôve naturelle. Kiana, de même, semble reprendre courage à la perspective d’une halte. Il lui lance un nouveau regard à la dérobée. Est-ce trop pour elle ? Il doit bien admettre qu’une pause est nécessaire, cependant, et il finit par acquiescer : « Très bien, je suppose que nous aurons le temps de nous restaurer convenablement en attendant que notre guide arrive – puisque si ton Holokit ne fonctionne pas, tu auras sûrement songé à une solution alternative, n’est-ce pas, prévoyante Nora ? » L’ultime boutade ne tarde pas à être balayée par l’apparition de l’alcôve annoncée par la jeune femme. Gavrila, sans n’en rien montrer, ne peut s’empêcher d’éprouver un indicible soulagement. Aussitôt, c’est le médecin qui reprend ses droits, laissant tomber son lourd sac à ses pieds après avoir examiné la cavité du regard : « Il y a des pierres, nous allons pouvoir allumer un feu et en délimiter le foyer en toute sécurité. Je vais chercher du bois. Si nous nous nourrissons sans chercher à nous réchauffer dans le même moment, c’est l’ankylose et l’hypothermie assurées. » Par bonheur, de nombreux arbres nus bordent le sentier qu’ils ont arpenté. Il ouvre son sac et leur fait signe de se servir parmi les provisions qu’il a apportées : « Je vais encore me répéter, mais vous devez manger en quantité suffisante et de manière aussi équilibrée que possible. Il y a du bœuf séché pour les protéines, du pain de seigle pour les sucres lents et des barres de céréales pour les sucres rapides. Vous trouverez aussi du gruyère, des noix et des amandes. Si vous n’avez pas pris vos vitamines ce matin, c’est le moment. Ne les négligez pas. » Sur ces mots, il les encourage d’un sourire fantomatique et décroche son couteau de sa ceinture pour se mettre en quête de branches plus ou moins épaisses.

Cause perdue — ft. Nora et Kiana.

Gavrila ne tarde pas à revenir les bras chargés des branches les moins humides qu’il ait pu trouver. La requête de Nora l’a surpris mais il a fait de son mieux pour y accéder, compte tenu des quelques plantes qui dépassent des poches de son manteau. Il s’immobilise un instant cependant lorsque ses yeux tombent sur la marmite, cille à plusieurs reprises comme pour mieux intégrer l’information, avant de déclarer : « Ma foi, cela pourra toujours nous servir à assommer une créature récalcitrante si on en croise – et par créature récalcitrante, je ne fais évidemment pas référence à moi. » Il s’accroupit près du foyer avec un sourire narquois, amusé plus qu’autre chose par le réflexe de la jeune femme, et se décharge de son fardeau pour chercher une tige de magnésium dans son sac. L’une d’elles a de toute évidence pris l’initiative d’y déposer le combustible et il acquiesce, satisfait. « Oh, j’oubliais. » Il fouille à nouveau dans son sac pour en tirer deux petites sphères qu’il lance doucement à chacune d’elles. « Cadeau de la maison, pour vous permettre de retirer vos gants sans mourir de froid. En attendant que le feu prenne, vous pouvez les secouer très fort pour qu’elles dégagent de la chaleur. Il y en avait de tailles diverses au Palais des Découvertes, mais j’avoue avoir encore du mal à me défaire totalement des méthodes plus traditionnelles. » Une fois les branches disposées des moins aux plus épaisses, il frotte son couteau contre la tige de magnésium et fait tomber les premières étincelles sur le combustible. « Le bois semble résineux par ici, donc on devrait bientôt avoir chaud. » Il en profite pour sortir enfin de ses poches ce qu’il a ramassé : ce qui ressemble à des pousses d’épicéa et de douglas, des bourgeons de peuplier et des fruits d’églantier. « Nora. Regarde ce que tu peux faire avec ça. A priori, la flore n’est pas bien différente de celle qu’on avait sur Terre, alors on devrait éviter l’intoxication. » À la lueur du feu qui grossit joliment, il aperçoit les sachets dont Kiana est apparemment la propriétaire. « Oh ! C’est de la nourriture lyophilisée ! J’ai vu qu’on en vendait énormément au Pola-Mall. » Il semble particulièrement surpris. « Est-ce que vous en consommez aussi dans le désert ? Ça a le mérite d’être pratique, même si c’est très pauvre en goût. »

Cause perdue — ft. Nora et Kiana.

Nora n’est jamais avare de compliments. Il a eu de multiples occasions de le remarquer, tout insensible qu’il y soit – c’est qu’il n’a nul besoin de cela pour l’apprécier, et il reconnaît là une disposition naturelle à s’émerveiller d'un rien, comme une véritable voyageuse, plutôt qu’un penchant intéressé pour la flatterie. Lui, égal à lui-même, nage à contre-courant de ces générosités-là, et il semble totalement insoucieux de rejoindre le ton de complicité et de tendresse qui passe distinctement entre la jeune femme et son amie. C’est donc avec son habituel flegme sarcastique qu’il répond : « Je suppose que mes limites reculent proportionnellement à la prévoyance que je dois déployer pour compenser la bêtise de mon prochain. » De l’utilité des imbéciles, qu’ils soient bons ou mauvais. Il est assez évident, à en juger par son air distrait, qu’il ne cherche pas du tout à la viser à cet instant, pas même dans une de ces taquineries auxquelles il l’a habituée. Il aurait pu dire, d’ailleurs, que la témérité de Nora lui a de nombreuses fois permis de progresser, mais il se tait et rate, comme souvent, l’occasion de dire quelque chose de gentil.

Pendant un instant, la lumière du soleil qui les couvre d’une caresse apaisante lui donne presque l’air bienveillant. Il se contente d’acquiescer au remerciement chaleureux de Kiana. Tout en mangeant sa tranche de bœuf séché, il n’a pas manqué de l’observer pensivement tandis qu’elle racontait sa mésaventure, et il y a peut-être, au coin de ses lèvres, le début d’un sourire amusé qui apparaît : « C’est étonnant, remarque-t-il dans un murmure. Je n’aurais pas cru qu’on puisse atterrir à Polaris par magie et repartir avec un ami, compte tenu de l’hostilité qu’on y témoigne à tout ce qui ne relève pas de la technologie. » Elle a eu de la chance, sans doute. Ou alors, il se plaît à se donner l’air de porter de stupides œillères, comme semble l’indiquer sa réponse lorsque Kiana hésite à crier à l’ours : « Oh, je suis désolé, mais je n’ai jamais su faire la différence entre un ours et un Polarien à moins d’un mètre. » La boutade est vilaine, et en grande partie gratuite – surtout qu’il n’a probablement jamais vu d’ours à moins d’un mètre de sa vie –, mais il est peut-être sur le point de mourir dépecé, alors il n’en a pas grand-chose à faire. Il se redresse lentement et plisse les yeux dans la direction indiquée par la jeune femme. « Nora, nous allons avoir besoin de ton expertise. » Il espère tout de même que leur feu et leur repas n’auront pas attiré quelque estomac affamé hérissé de griffes et de dents.