Harmonie du soir — ft. Azadeh.

Gavrila titube imperceptiblement en descendant du Cristarosse, le visage livide et le cœur coincé dans la gorge. Il a beau savoir parfaitement à quoi il doit la confusion de son cerveau et comment prévenir le mal des transports, celui-ci finit toujours par avoir raison de ses efforts. Après s’être assuré de ne gêner personne, il s’immobilise sur un coin du quai, le temps de fermer les yeux et d’inspirer profondément, puis il rajuste le sac volumineux qu’il porte à l’épaule et se dirige d’un pas plus décidé vers l’arbre géant qui s’élève au centre de Requiem. La ville est somptueusement illuminée, comme toujours, mais son éclairage particulier, un peu plus tamisé, suggère une fin de journée, un soleil déclinant qui ne se couche jamais tout à fait. Il s’étonne toujours de ce que les Astres ne semblent pas spécialement souffrir de problèmes d’humeur – bon, sauf lui, peut-être – ou de carences, comme si leurs lumières artificielles s’appropriaient magiquement les propriétés d’une lumière naturelle.

Au premier niveau, l’immense parc murmure paisiblement, enveloppant les habitants de la vallée d’un manteau de douceur et de sérénité. Il respire un peu mieux, à présent, et la fraîcheur arborée de l’endroit est si agréable que l’affluence des flâneurs ne le dérange même pas. Il s’arrête tout près d’un point d’eau et attend patiemment, guettant d’un œil attentif les nouvelles entrées par la lourde porte finement ciselée qui se découpe dans l’écorce de l’arbre. C’est un jour spécial pour lui, puisqu’il attend une personne dont les visites sont rares. Il a été confronté à d’importantes difficultés administratives pour permettre la venue d’Azadeh. Si la permission a été accordée sans accroc – la jeune femme, après tout, est officiellement restée irréprochable après s’être courageusement investie dans le soin des blessés au moment de la chute, quelques années auparavant –, il a tout de même fallu subir quelques lenteurs, sans compter celles imposées par la concernée, qui ne se laisse jamais saisir aisément. Il y a longtemps qu’ils ne se sont pas vus – la dernière fois, il n’avait pas encore ouvert son cabinet ! –, et en un sens, il se réjouit – autant que cela est permis à un tel homme – de la retrouver et d’avoir directement de ses nouvelles.

Elle ne sera sans doute pas difficile à repérer, se dit-il. Azadeh a beau être farouche, prompte à se dérober à l’attention d’autrui et au danger, il n’en a pas moins toujours pensé qu’elle était de ces femmes qui, un peu malgré elles, sont condamnées à attirer l’œil, à détonner dans la communauté majoritairement très calme et discrète des Astres. Mais il se trompe peut-être. S’il la remarque sitôt qu’elle franchit le seuil de l’Arbre aux Lucioles, c’est sans doute parce qu’il l’attendait, et qu’il la connaît. C'est sans doute aussi parce qu'elle a changé – elle dégage quelque chose de beaucoup plus volontaire qu'autrefois. Il amorce quelques pas vers elle en lui faisant signe de la main. L’expression de son visage n’est pas exactement souriante, mais elle s’est étrangement adoucie à son apparition, et il y a au fond de ses yeux un éclaircissement qui révèle l’amitié qu’il a pour elle. Ce n’est qu’au moment où il est en mesure de se faire entendre d’elle que sa bouche s’ourle d’un sourire taquin : « Bon, ta démarche est dynamique, ce qui indique une bonne circulation sanguine ; tu as l’œil vif, la peau bien exfoliée par le sable : le désert semble décidément faire des merveilles sur toi. » L’œil de médecin qu’il promène sur elle ne tarde pas à s’émousser. L’ironie de sa dernière remarque ne doit tromper personne : il est content de la trouver en bonne santé malgré les rigueurs du désert. « Mais enfin, il serait plus simple de te le demander directement, n’est-ce pas ? Comment vas-tu, Azadeh ? J’espère que l’Arbre aux Lucioles te plaît – je ne sais plus si tu as déjà eu l'occasion d'y venir par le passé. »

Harmonie du soir — ft. Azadeh.

Habitué aux silences investigateurs de l’Oubliée, Gavrila se livre patiemment à son examen, sans chercher à s’imposer davantage. La réponse qu’elle formule enfin menace de lui arracher un rire qu’il contient en se mordant l’intérieur de la joue, mais aussitôt celui-ci remonte sensiblement dans ses yeux, qui se froissent d’une plissure sarcastique et franchement amusée. Ça a le mérite d’être clair. Il ne peut que l’admettre : l’exigence du désert a forgé Azadeh de la plus rafraîchissante – oui. – des manières. Il se retrouve dans cette façon qu’elle a de parler sans ambages, et même s’il a pu développer un sentiment communautaire vis-à-vis de la Vallée ces dernières années, il n’éprouve à ses paroles aucune vexation chauvine. En vérité, il ne comprend que trop bien le rejet de la jeune femme. « J’aurais bien fait semblant d’être désolé de t’avoir attirée ici et de t’imposer tout ce que tu détestes, mais pour être honnête, je pense déjà à la prochaine fois où j’aurai de nouveau le plaisir de t’entendre pester contre la Vallée et sa capitale. C’est très drôle. » C’est une façon subtile de lui dire qu’il est content de la revoir, même si le cadre de leurs retrouvailles n’est pas idéal pour elle. Il omet de la questionner sur son voyage, dont il imagine aisément combien il a pu être éprouvant. Les spécificités de la Vallée sont effectivement déroutantes, et lui-même a eu besoin de temps pour s’en accommoder. « Je pense que les gens sont un peu moins bêtes par ici, a-t-il le culot d'avancer. En tout cas plus raisonnables. Juste un peu plus. » Il n’en est pas tout à fait certain, encore, mais il se reconnaît indéniablement dans le pacifisme de Cassandra. Pour l’heure, c’est suffisant.

Finalement, il feint de lever les yeux au plafond de l’arbre pour contempler un spectacle lumineux qu’il connaît pourtant déjà. « La réponse ne va sans doute pas te plaire : c’est de la magie. » Il y a presque pris goût, pour sa part. Il se sent un peu fébrile par moments, mais rien de comparable au dépérissement que peut provoquer une absence totale d’exposition au soleil. Encore un mystère à débrouiller. « Je ne m’en plains pas trop, ç’aurait pu être beaucoup moins enchanteur. En fait, c’est l’ambiance que j’imaginerais pour les contes des Mille et Une Nuits. Pas toi ? » Une légère ironie étire ses lèvres comme pour punir son accès de niaiserie. Il est surtout beaucoup plus sensible au soleil qu’elle ne peut l’être, et s’il connaît les vertus de la sablothérapie, l’empoussiérage inexorable de ses affaires et de son quotidien aurait de quoi le faire frémir. « Je me porte comme un charme malgré l’absence de soleil, je te remercie. On s’y fait, je suppose, de même que tu t’es habituée à la chaleur diurne, à la fraîcheur nocturne et à la rareté de l’eau dans le désert. » Sans compter le nomadisme auquel elle doit être contrainte. Il n’est pas sûr de pouvoir trouver là sa propre définition de la liberté.

« Je me suis dit que le parc te plairait, poursuit-il distraitement. Ce n’est pas tout à fait une ménagerie, mais presque. J’ai encore bon espoir que tu nuances ton premier avis – même si je ne te garantis pas que ma compagnie puisse être aussi agréable que celle de Daget. Je remarque d’ailleurs qu’elle n’est pas avec toi. » Il a toujours aimé voir le rapace replier ses larges ailes pour déposer près de lui une nouvelle lettre d'Azadeh à l'Entre-guerre – site qui n'impose pas de trop longue traversée dans la nuit éternelle de la Vallée. Sans approfondir son commentaire, il l’emmène sur l’une des allées qui sinuent entre les arbrisseaux. Un peu plus haut, ce qui ressemble à une chouette hulotte observe religieusement leur progression, étonnamment peu effrayée par la fréquentation humaine de l’endroit. Et alors qu’ils s’approchent d’un autre point d’eau, spécialement aménagé pour l’épanouissement d’un univers batracien semble-t-il, une grenouille dorée paraît vouloir s’aventurer entre les jambes de son invitée. Il a déjà eu plusieurs occasions de remarquer cette étrange attraction qu’elle semble exercer sur la faune. « Que fais-tu dans le désert, dis-moi ? À part survivre, s’entend. » Il n’y a nulle trace de jugement dans sa voix, même si la remarque peut être perçue comme ambiguë. Il sait reconnaître un potentiel quand il en voit un, et il lui semble encore qu’Azadeh n’a pas pleinement exprimé le sien. Cependant il ne cherche pas encore à lui présenter le contenu de son sac, gardant tranquillement celui-ci contre son flanc.

Harmonie du soir — ft. Azadeh.

La conversation se poursuit, facile, à mille lieues des difficultés qu’ils ont pu rencontrer la première fois qu’ils ont dû communiquer ensemble. L’interdiction des contes des Mille et Une Nuits en Egypte lui fait hausser les sourcils. « Je l’ignorais. Est-ce parce qu’un pauvre homme s’y fait mener en bateau par une femme démoniaque qui a l’indécence d’être plus rusée que lui ? » Un sourire ironique affine la ligne incisive de sa bouche. Le patriarcat et sa prétendue autorité masculine à préserver ont la vie dure. Et sa Russie natale n’était malheureusement pas en reste à cet égard. Il entend encore sa furieuse Ivana s’insurger contre les commentaires condescendants et paternalistes de son chef de service, mais préfère chasser ce souvenir avant que son cœur ne se pince. « Mon oncle en possédait plusieurs exemplaires. Il en raffolait. » Il n’en dit pas davantage, préférant observer la curiosité manifeste de son invitée. C’est à cela que l’on reconnaît les bonnes âmes, n’est-ce pas ? Azadeh a beau avoir exprimé ses réticences vis-à-vis de la Vallée, son rejet n’est pas catégorique pour autant.

Son sourire s’adoucit discrètement tandis qu’elle reprend la parole. Lui ne serait pas étonné d’apprendre que la magie se trouve également – et peut-être même avant tout – dans la nature et que celle-ci est la première vectrice d’illusion. Il n’en dit rien cependant. Il ne lui fait pas non plus remarquer que certains préfèrent légitimement le confort de l’illusion, parce qu’en vérité, il se reconnaît dans sa recherche d’une réalité, d’une nature qui ne mentent pas, auxquelles l’homme devrait s’adapter plus qu’il ne devrait les adapter à lui.

Il détourne légèrement les yeux, comme par pudeur, en remarquant le dépit perceptible d’Azadeh au sujet de Daget. Il imagine aisément combien il est difficile de devoir laisser sa plus fidèle alliée derrière soi, même temporairement. Mais son aveu le fait sourire à nouveau. Il aime la manière dont elle parle de son rapace, comme si elle était plus humaine qu’eux réunis. « Je vais culpabiliser de lui imposer un tel effort, répond-il en se composant une petite moue, d’autant plus que mon stéthoscope ne la laisse jamais tranquille quand elle me rend visite. » Heureusement, il réussit toujours à intervenir avant que son instrument ne s’en prenne au cou gracile de Daget.

La petite boutade qu’Azadeh laisse échapper à son sujet ne saurait passer inaperçu, du reste. Il observe un long silence, avec un petit pincement de lèvres faussement vexé et un amusement empreint d’autodérision au fond des yeux. « Je vais le prendre comme un compliment, d’accord ? dit-il finalement. Une chouette hulotte, c’est toujours plus avantageux que les “Espèce de vieux hibou” dont me gratifient parfois les patients mécontents. » Toujours amusé, il regarde la petite grenouille s’attarder un moment autour des pieds de la jeune femme, avant de dérouler ses pattes pour s’en retourner auprès de ses semblables. Il a bien senti qu’il était un instant sorti de l’univers d’Azadeh. Et il n’est pas étonné, quand elle reprend la parole, de l’entendre s’épancher sur le goût qu’elle a pour les animaux. Le visage de Gavrila s’éclaire un peu, comme s’il était sur le point de saisir une opportunité. « Je n’en ai jamais vu, en effet. Qu’est-ce que c’est ? » Avant qu’elle ne puisse répondre cependant, il lève la main pour l’interrompre et s’en excuser tout à la fois. « Attends. » Sans un mot de plus, il se dirige vers un banc taillé dans un tronc d’arbre situé à proximité, s’y installe et tapote la place à côté de lui pour signifier à Azadeh de le rejoindre. Pendant ce temps, il extirpe de son sac l’un des gros livres qui s’y trouvent, composé de gravures et de planches anatomiques d’espèces animales exotiques pour la plupart, classées par ordre alphabétique. « Voyons voir, diable cornu, diable cornu… » murmure-t-il en parcourant attentivement l’index de l’ouvrage. « Moloch horridus, page huit-cent-soixante-sept… » Une grosse partie du livre tombe dans un épais fracas sur sa cuisse, effrayant quelques batraciens sans qu’il ne le remarque, puis il tourne rapidement les quelques pages qui le séparent de celle qui l’intéresse. « Là. S’agit-il bien de cette adorable petite créature couverte d’épines ? Tu as marché dessus ? Raconte-moi. » Son expression est déjà moqueuse tandis qu'il la dévisage pour la percer à jour. « Et ne me remercie pas, déclare-t-il comme pour désamorcer l’émotion du moment. Je suis content que tu aies pu venir et je ne voulais pas que tu repartes les mains vides. En fait, je pense souvent à cette passion que tu as pour les animaux et… J’ai rassemblé quelques livres pour toi. » Il l’invite à les consulter, sans avoir conscience de la maladresse qu’il est en train de commettre – rendu potentiellement indélicat par sa seule bonne volonté et sa fâcheuse propension à se mêler des affaires de ceux qu’il apprécie.