« Pourquoi est-ce que vous voulez étudier à Harvard ? » La question manque de te faire rire, mais tu parviens à garder ton sérieux. Ça te parait ridicule de demander une telle chose. Qui ne voudrait pas étudier à Harvard si l’occasion se présentait ? Certes, la dette considérable que ça implique peut décourager, mais ça ne s’applique pas vraiment dans ton cas. « Il y a mille et une raisons. J’imagine que tout le monde vous dit à quel point ce serait une occasion en or. » T’es pas dupe, il y a certaines choses qui doivent se dire dans toutes les entrevues. La question c’est comment t’en démarquer.  « Je pense avoir un profil différent de ceux que vous devez voir tous les jours. Je suis née en Belgique, mais j’ai passé les premières années de ma vie à être trimballée dans différents pays en raison des métiers qu’occupaient mes parents. » Tu taies certains points de l’histoire, de ton histoire. C’est presque ironique considérant que c’est quelque chose que tu reproches à ta mère. Pourtant tu ne te voyais pas détailler l’absence de ta mère a un recruteur de l’université. Ça t’a affecté plus jeune, pas seulement l’absence, mais la distance qu’il y avait entre vous. T’aurais voulu qu’elle fasse un effort, qu’elle soit là pour vous, qu’elle te partage ce qu’elle a vécu. T’as rien eu de tout ça. C’est ton père qui vous a élevé, ton frère et toi. Le divorce est arrivé peu de temps après le mariage après tout et la normalité c’était de vivre avec ton père, de finalement vous installer aux États-Unis alors que ta mère faisait mille et une choses ailleurs. Mais ça, le recruteur n’a pas besoin de le savoir. Si tu devais entrer à Harvard, ce serait au mérite, pas parce que t’es capable de raconter une triste histoire. « Ça m’a formé de bouger autant. J’ai vu mes parents faire des choses extraordinaires et je sais qu’étudier à Harvard m’aidera à en faire tout autant. » Et même plus. Ces mots te restent en tête un instant. « Et même plus. » Tu les dis finalement. Le but n’étant pas vraiment de faire mieux que tes parents, que ta mère, juste d’accomplir quelque chose. Tu veux apporter une pierre pour changer le monde et tu sais qu’Harvard ne sera qu’en pièce étape.  


« Eh bien c’est un cv conséquent, difficile de refuser quelqu’un qui peut graduer d’Harvard avec honneur. » Il rit un peu, comme s’il venait de dire une blague (moindrement) marrante. Tu te contentes de sourire un peu plus, te doutant qu’il y a un mais qui doit suivre cette affirmation. Il y a en généralement un. « Sur papier vous êtes une candidate idéale pour le poste, mais parlez moi un peu de vous. Pourquoi est-ce qu’on devrait vous engager ? » Ce que tu comprends, c’est surtout le sous-entendu dans ses paroles : pourquoi le Times engagerait une fille à peine sortie de l’université ? Tu supposes que c’est ça la véritable question et t’es plus que prête à y répondre. T’as passée une bonne partie des derniers jours à préparer cette entrevue - enfin dès que t’avais quelques temps morts entre tes autres projets. « Je pourrais sans doute vous faire remarquer qu’un peu plus de diversité ne fera pas de mal au Times. » C’est une des fiertés du Times, tu l’as bien vu mentionné encore et encore sur le site web, mais ce n’est pas l’argument que tu veux faire, juste une petite remarque que tu te permets. « Plus sérieusement, je peux amener une vision différente dans votre équipe de rédaction. Une vision un peu plus engagée, plus… active dirons-nous. » Tu sais que c’est pas nécessairement ce qu’ils recherchent, que les pièces d’opinions n’est pas souvent vu comme le coeur du journalisme. « Je ne cherche pas à prêcher pour ma paroisse, juste avoir une opportunité. Vous avez pu lire ce que je fais de toute façon. » Et t’espères que ton écriture suffira pour le convaincre. Tu veux travailler pour le Times, tu veux l’opportunité que ça te donne. C’est aussi utile pour cultiver des contacts pour te permettre de mettre ton organisation sur pieds.


« Oh malin ! Et ça sortira quand ? » T’esquisses un sourire. « Fin 2020 normalement ! » La discussion continue concernant la sortie de ton livre, puis se détourne vers tes autres projets. T’es claquée quand tu rentres finalement chez toi, accueillie par ton chat qui vient se frotter contre tes jambes. T’as eu un horaire chargé cette journée là, comme toutes les autres. Tu peux pas t’empêcher de te demander ce que ta mère pensera de l’histoire. Ce n’est pas comme si tu avais attendu sa bénédiction pour le livre ou même comme si tu en lui avais évoqué le sujet avec précision. Tu supposes que t’en auras peut-être des nouvelles si ça la dérange vraiment, vous hausserez le ton à nouveau. T’as l’impression d’avoir accompli quelque chose avec ce bouquin, t’espères qu’elle le verra aussi. Pour l’instant tu comptes préparer tes prochaines rencontres et travailler sur les notes de ton éditeur (peut-être avec un bon verre de vin). T’as encore beaucoup de travail à faire d’ici à ce qu’il soit prêt à être sorti. T’as aussi un article à écrire et une boite de courriels à vider. C’est un train quotidien qui te suivra jusqu’à la sortie du livre, après tu trouverais un autre projet.

Ou tu n’en aurais jamais vraiment l’occasion. Pas sans une catastrophe mondiale qui te verra chuter en même temps que Washington.


« Dis, tu serais allée ailleurs si t'en avais eu l'occasion ? » Tu relèves la tête du manuscrit que t'es en train de peaufiner malgré la conversation incessante de ta voisine de table. Tu hésites un instant, avant d'hausser les épaules. « Peut-être. J'ai hésité quand on m'a proposé. » Oui, après tout, t'as eu la chance de te faire démarcher par deux pays. Est-ce que tu regrettes ton choix ? Peut-être un peu. Disons que tu avais plein d'espoir pour ce que tu aurais pu accomplir à Caer Hrid lorsque tu as du faire ton choix. Tes valeurs s'alignaient plus directement avec celles de Tatsuya et du pays qu'il voulait construire, mais tu as voulu voir plus loin, trop loin peut-être. Peut-être que t'aurais du rester avec les plus faibles pour les aider, mais t'as voulu viser l'avenir. Tu t'es dit que si t'arrivais à faire des vagues auprès d'Alexander et ceux qui le suivaient tu pourrais peut-être changer la donne. Tu voulais faire un grand coup en sachant qu'il y aurait des gens qui resteraient, qui ferait des miracles dans le moment présent. « Mais ça sert à rien d'y penser maintenant. On peut juste faire du mieux avec ce qu'on a. » Tu n'es pas quelqu'un qui s'apitoie bien longtemps sur son sort. T'as certes été déçue en voyant les excès commis à Caer, dans les Villas. T'aurais voulu réussir à convaincre Alexander d'utiliser sa puissance, celle du Royaume pour quelque chose de plus significatif que ça. T'as toujours pas réussi, mais ça t'empêche certainement pas d'écrire mille et une lettres que tu adresses à sa majesté (d'ailleurs quel système archaïque la monarchie).

T'as peut-être pas choisi au mieux, mais ça ne t'empêche certainement pas de continuer. T'as repris des activités semblables à celle que tu faisais là-haut. Ce n'est pas tant une façon de te raccrocher au passé que la simple réalité que c'est dans ça que t'es douée. Tu t'efforces de transmettre ce que tu estimes important, ta vérité, à ceux qui ne font peut-être pas attention. Puis tu t'impliques, t'essaies de faire changer les mentalités concernant les Oubliés. Le traitement de ceux qui sont restés dans le désert t'insurge, c'est ton cheval de bataille à présent. Tu trouves abbérant de les laisser crever dans le sable tout autant que tu ne peux pas approuver leur traitement sur le territoire caérien. Tu commenceras par changer ça et après tu continuerais sur cette lancée.