— Long live the devil

C'est un drôle d'endroit que la frontière entre Celestia et le Désert, là où la neige fond pour laisser place aux cailloux puis au sable, là où il faut rester droite, le fusil sur l'épaule devant cette ligne invisible où un pas de trop lui donne le droit de tirer. Les gens normaux passent par le poste ou bien ils passent rapidement, discrètement pour échapper à la vigilance des gardes, ceux qui doivent s'assurer que tous les petits papiers sont bien en règle, si possible que la Transcendance reste de l'autre côté.
Mais voilà, en pratique les frontières n'existent pas. Pas de ligne sur le sol, pas de démarcation nette entre les flocons et la poussière, à peine quelques panneaux noircis par le temps. Rien qui n'arrête vraiment la maladie de traverser et la maladie elle est passée elle, sans même la prévenir, sans même qu'elle ne s'en aperçoive vraiment. Elle est dans ses vieux os, dans ses rides, dans ses membres. Alors à quoi bon ? Thècle est fatiguée. Et son travail est un échec. Si elle-même attrape ce foutu mal alors pourquoi doit-elle encore autant s'échiner à la surveiller cette putain de frontière ?

Autant dire que dans sa ronde du jour, Thècle trimballe sa carcasse avec toute la lenteur et l'accablement de sa condition de condamnée. Il ne lui manquerait plus que le boulet et les chaines aux pieds.

De loin, la doyenne reconnait la silhouette d'une vaurienne qui semble attendre tranquillement quelque chose ou plutôt quelqu'un. D'habitude c'est le petit jeu du chat et de la souris, la course-poursuite entrecoupée d'insultes et de balles tirées. Avec le temps, elle a compris que cette môme aimait ça. Et elle aussi. C'est un jeu qui d'habitude la garde jeune. C'est la chasse à l'indocile, quelque part mieux que la chasse au crocodile ou au guépard car le gibier se fait traquer avec un enthousiasme qu'on ne retrouve pas chez les bêtes.
Seulement, les choses ne sont pas comme d'habitude car Thècle a fini de jouer. Le temps lui manque : les années l'ont rattrapée.

Toto est planté dans la terre alors que sa grosse voix tonne et remplit les mètres qui les séparent :

▬ Qu'est-ce que tu fous là la mioche ? Tu attends qu'on te canarde ? La saison aux pigeons est passée pourtant, les oiseaux ont migré vers le Désert pour l'hiver, tu ferais mieux de les retrouver. Mais elle sait qu'on ne l'écoutera pas ainsi. Alors elle hausse les épaules et ajoute sur un ton presque désolé : Allons, laisse une vieille dame en paix pour une fois veux-tu ?

Aujourd'hui Toto ne chantera pas. Le coeur n'y est plus et tous les oiseaux sont partis vers un autre pays.

— Long live the devil

Ce n'est pas du sable ou de la façon dont la polarienne hausse la voix que cette gamine devrait s'inquiéter, oh non. C'est la fuite du temps, la croissance des ombres et l'usure des griffes : C'est la vie qui passe et qui prend tout avec elle. Les amis, les amants, la fureur, la fougue et maintenant la santé. C'est quelque chose qu'on ne comprend jamais que lorsque c'est trop tard, alors pourquoi devrait-elle lui expliquer ? Thècle ne lui doit certainement rien. Elle sait que la minette ne tend l'oreille que parce qu'on vient de lui dire non, parce qu'il va falloir se trouver un autre passe-temps, un autre Grosminet pour courir après Titi (mais n'est-ce pas dans le fond Titi qui venait chercher les ennuis auprès du terrible matou ?).

▬ Je gueule si j'veux, j'suis assez vieille pour qu'on ait plus besoin de m'faire la leçon. Qu'elle dit tout de même en mettant les mains sur les hanches parce que malade ou pas, Thècle ne sait pas se défaire de sa stupide répartie. Mais comme souvent, les mots ne suffisent pas, la doyenne secoue la tête de droite à gauche et ses bras tombent mollement le long du corps. Qui te parle de paix ? Je lève juste le drapeau blanc. J'arrête voilà. Le fameux drapeau de la reddition, celui des vaincus, des perdants et des condamnés. Si l'histoire lui a appris une chose c'est qu'on ne pactise jamais vraiment que lorsque l'une des parties n'a plus de force pour se relever. Non Thècle ne croit pas à la paix, c'est un concept bien trop blanc pour un monde bien trop noir. Elle croit aux charniers, aux emprisonnements, aux faux procès, aux martyrs peut-être mais la paix ah ! Et les colombes font de trop belles cibles, tâches toutes claires dans le ciel pour les gens comme elle.

C'est à son tour de s'asseoir car soudainement voilà que remonte la toux. Une vague noire qui lui prend les poumons, la gorge, remonte comme un feu de forêt sombre jusqu'à ses lèvres et lui fait plier un genoux par terre tellement l'incendie dans sa trachée est violent. Il brûle et laisse mille picotements à l'arrière de sa bouche qui rallume brutalement le feu dès qu'il fait mine de s'éteindre et Thècle ne peut plus s'arrêter de cracher son mal, piètrement agrippée à Toto pour ne pas choir face contre sol, quelques larmes qui coulent sur la terre et la respiration qui siffle comme un instrument qu'on aurait trop usé, crépitement sinistre entre les toussotements. Le sac à dos qu'elle emmène partout avec elle tombe lui aussi, sa main libre se bat un moment avec le zip d'ouverture en tremblotant, cherchant frénétiquement sa gourde d'eau ou ses pastilles pour la gorge ou n'importe quoi, tant que ça fait taire le brasier sa poitrine. Car ce n'est pas une façon de chanter ça.  

Voilà de quoi la gamine devrait s'inquiéter. Aujourd'hui c'est de Thècle que s'il s'agit mais demain, qui viendra nourrir les flammes ?

— Long live the devil

Contre toute attente, on vient l'aider, on lui tend la gourde et même les pastilles avec un air inquiet. La doyenne se rue d'abord sur l'eau, doit faire un effort pour retenir son diaphragme de se contracter et de tout recracher. Elle jette un regard surpris, brouillé de larmes à la gamine puis saisit la tablette. Elle toussera encore un peu, assise dans le sable, main sur la bouche mais finira enfin par s'arrêter. Dans sa paume, quelques gouttes de sang pour tacher le tissu des mitaines. Allons c'est nouveau ça. Le silence retombe. Et la petite qui la dévisage, stupéfaite. Horrifiée. Elle a compris. Que leurs jours d'insouciance à courir dans le viseur se sont envolés. Oui Thècle arrête. Fini la course, devant la mort il faut se faire sage et montrer patte blanche.

Pourquoi toi ? Thècle ne répond pas immédiatement, elle reprend doucement son souffle, essuyant son oeil humide d'un revers de manche avant de finalement parler, la voix rauque :

▬ Et pourquoi pas ? Tu préférerais que ce soit toi peut-être ?

C'est une drôle de question. Qu'est-ce que ça change de savoir pourquoi maintenant que la maladie est tombée sur elle ? Et puis c'est normal non ? Dans quel genre de monde est-ce que les jeunes partent avant les vieux ? Oh bien sûr, Thècle ne veut pas partir mais elle trouve ça tristement logiquement finalement. Que ce soit elle.

▬ Hé ne fais pas la gueule. Ou elle finira par croire qu'elle a un déjà un pied dans la tombe. Tu finiras enfin par pouvoir courir librement du Désert à Célestia. Même si elle se doute que ce n'est pas pour le simple plaisir de voyager que cette infernale demoiselle vient si souvent à la frontière. Levant mollement les deux bras vers le soleil, la ranger clame : Hourra ! Mais il n'y a aucun enthousiasme dans son exclamation.

Alors comme si de rien n'était, la célestienne se remet à ranger ses affaires dans son sac tout en ronchonnant :

▬ Du coup tu peux me ménager maintenant. Tu trouveras bien quelqu'un d'autre pour me remplacer.

Foutaises, des cinquantenaires terribles à la gâchette facile, il n'y en a pas tant que ça ! Mais ça ce n'est pas son problème. Si elle doit partir, elle le fera sans se soucier de ce qu'elle laisse derrière comme elle l'a toujours fait. Enfin du moins c'est ce qu'elle se dit. Si seulement ça pouvait être aussi facile, au fond d'elle-même, Thècle a terriblement peur. Toutefois, elle garde la face. Il le faut bien.