Les joues de la jeune femme se teintèrent d'un rouge cramoisi en réalisant l'incongruité de ses propos. Il avait raison, il ne lui avait pas demandé de faire un portrait de lui, c'était son choix à elle. C'était elle qui avait présenté l'idée du nu. Elle sentait son visage chaud, un véritable volcan de honte alors qu'il s'approchait d'elle et prenait sans gêne dans son sac. Elle ne dit rien, se contentant de fixer la scène et apprécia secrètement la grimace qui se dessina sur son visage. Ce n'était pas de tous les goûts, mais ce n'était surtout pas une portion à partager. Sa langue tournait toujours dans sa bouche, avec le désir de claquer, d'exprimer sa pensée, mais il était peut-être trop tôt dans leur relation ou alors il était trop peu professionnel qu'elle lui rétoque. Peut-être allait-elle finir par lui avouer qu'il ne s'agissait pas d'une oeuvre abstraite.. Mais bon, le client est roi, n'est-ce pas?

Une étincelle sembla jaillir dans son esprit et elle reprit le pinceau, considérant qu'il était temps de continuer de travailler l'arrière-plan. Le pinceau s'écrasa sur la toile, dégoulinant d'eau mélangé avec la gouache. La première impression rappelait la bave d'un Saint-Bernard qui s'écoule, avec un peu plus de grâce. Lily ajouta des teintes de bleu, de beige et ajouta un éclat de jaune au-dessus du crâne de son sujet, traçant une couronne, une abstraite couronne. Elle regardait l'ensemble de l'oeuvre et espérait qu'elle allait lui plaire, qu'il allait être satisfait, qu'il lui redemanderait service à l'avenir. Encore un peu de détails, encore un peu de travail et elle aurait terminé.

Sa main cessa de bouger et sa tête se tourna pour regarder ce qu'il lui montrait. Elle observa la photo, cligna des yeux, incrédule et hésita entre rire ou faire la moue. Elle observait les morceaux d'ananas puis le visage d'Aiden, puis la photo à nouveau. Son bras descendit, prenant repos sur sa jambe tandis que le pinceau coulait sans qu'elle ne réalise, des teintes bleutés s'écrasant sur le soyeux tapis blanc du salon. Lily décida de prendre avec humour sa remarque et eu un léger rire, ce rire un peu timide accompagné d'un sourire en coin, de ce sourire qu'il dit que vous êtes un idiot de façon coquine, de façon taquine.

▬  Assez bon pour devenir mon dernier repas? Je pensais plutôt à quelque chose comme.. des sushis ? ou un pokébowl? Vous pourriez me recommander un restaurant qui en prépare?

Sentant le pinceau coulé sur sa jambe, Lily descendit les yeux et se leva d'un bond, paniquée. Elle se leva si rapidement que le tambouret sur lequel elle était assis tomba à la renverse et elle aussi, incluant le petit sac de pois au wasabi qui se disperça autour d'elle. Le pinceau prit son envol et elle ne sut où il allait attérir: sur la tête de son hôte, sur son divan ou alors allait-il rester pris au plafond comme dans une mauvaise sitcom ? Avec la grâce d'une tortue prise sur le dos, la jeune Caérienne réussit à se resaisir et regarda sa bêtise puis tourna la tête vers Aiden, les yeux humides comme ceux d'un chaton pris la main dans le sac, le regard désolé avec cette pointe de panique digne d'une enfant qui vient d'essayer de couper sa frange elle-même et qui a drôlement raté sa coupe. Elle plaqua ses mains devant elle et l'implora.

▬  Pardon ! Pardon ! Pardon ! C'est supposé être lavable à l'eau.. Il faudrait seulement le laver, le plus vite serait le mieux. Avez-vous une brosse, de l'eau, du savon, du shampoing, n'importe quoi ou alors..

Elle continua ainsi, observant les tâches au sol, disant une série de mots que l'on ne comprenait plus, étouffée dans sa panique, dans la rapidité qu'ils tentaient de quitter son palai pour se rendre aux oreilles du destinataire.

Étourdie par ses paroles sans fin, l'air commençait à manquer à son cerveau. Elle finit par se taire, regardant les tâches colorées la moquette sans oser regarder Aiden. Elle attendait le cri, la colère ou alors la critique avec une pointe de rage, mais rien ne vint. Non, il n'y eut dans la pièce qu'un rire et un homme qui fit de petites blagues, la taquinant alors qu'elle était terrifiée à l'idée de perdre son contrat. Un petit sourire commença à naître sur le visage de Lily-Rose en voyant le naturel qu'il avait de dédramatiser la situation, elle qui avait amplifiée le problème sans raison. Un petit sourire nostalgique en entendant sa solution, parce qu'elle avait la même pensée autrefois. Il était si facile de remplacer les choses, d'en acheter tout simplement des nouvelles. Il était si simple de lancer l'argent par les fenêres. Un jour, peut-être, aurait-elle à nouveau cette aisance. Si elle arrivait à vendre des toiles, à devenir artiste ou chanteuse, à se faire une place dans le monde de l'art.

Son sourire s'agrandit à sa solution et elle accepta, se relevant tout en replaçant le tabouret où elle s'assoya le temps de trouver le restaurant qu'il venait de lui montrer et de passer une commande. Ses dents bien éclatantes se firent cacher par ses lèvres, le sourire disparu, les yeux bien grands en voyant les montants. Ce n'était pas le prix d'un bras, mais c'était tout de même plus que ce qu'elle espérait. Avec une pointe de regret, le goût amer de voir son argent s'envoler, elle revoyait la vidéo du raton-laveur qui tente de laver un morceau de sucre avant de le manger et qui se retrouve avec plus rien, le sucre s'étant dissous dans l'eau. Lily était ce petit raton et son argent venait de disparaître dans le plateau du chef, une vingtaine de sushi qui devrait arriver dans la prochaine demi-heure.

Lily rangea son appareil et prit un petit pinceau, le trempa dans l'encre noire avant de signer son oeuvre dans le coin inférieur droit, terminant sur une petite étoile comme celle sous son oeil. Il fallait encore laisser sécher un peu l'oeuvre, mais elle était satisfaite du résultat. C'était sûrement la plus belle chose qu'elle avait peinte à ce jour. Était-ce à cause de la pression et du désir de réussir? Était-ce parce qu'il l'avait mis à l'aise? Ou était-ce seulement le fruit du hasard d'avoir fait une oeuvre abstraite aux couleurs éclatantes même si ce n'était pas le but premier qu'elle cherchait à atteindre? Le résultat était là, c'était l'important, peu importe le chemin.

▬  J'espère qu'elle vous convient.

Elle recula encore un peu, laissant place pour qu'il puisse analyser le résultat final et elle s'éloigna, allant rincer son matériel et le nettoyer dans la cuisine. Elle n'osa pas le fixer, voulant lui laisser l'intimité d'analyse de sa commande. Son attention se porta plutôt sur sa palette où l'eau emportait les différentes couleurs, les mélangeant dans un tourbillon relaxant à observer, agréable à voir disparaître dans le trou de l'évier. Fermant l'eau du robinet, l'artiste mal chaussée qu'elle était toussotât légèrement pour attirer l'attention.

▬  Il me faut être honnête avec vous, monsieur Arcand. Elle avala sa salive, cherchant les bons mots pour le dire, silencieuse assez longtemps pour qu'on entende une mouche péter. L'oeuvre que vous m'aviez acheté l'autre jour, ce n'était pas de l'art abstrait. Ça se voulait être une reproduction d'une scène. D'un chat du voisinage en fait. J'ai cru que peut-être vous aimiez les félins alors j'ai apporté ceci..

Elle quitta l'arrière du comptoir et alla vers son sac où elle sortit une étrange chose, une masse sans forme enveloppé dans un foulard et du papier journal ou quelque chose qui semblait l'être. Tranquillement, elle le développa et déposa la chose sur la table basse. Il s'agissait d'une sculpture en argile qu'on pourrait croire avoir été confectionné par un enfant. Les traits manquaient de détails, était plutôt brut. Elle l'avait peinte en noir, d'un noir luissant, lustré et brillant qui aidait à cacher les défauts, la lumière réfléchissant la surface de ce qui semblait être un chat. Un chat à qui il manquait un bout d'oreille, sûrement casser lors du voyage malheureusement ou qui avait peut-être éclaté pendant la cuisson de la pièce. Néanmoins, Lily laissa son horreur sur la table, persuadée qu'elle était plutôt jolie cette oeuvre, avec ce sourire d'un enfant qui attend un remerciement ou un commentaire positif.

▬  Un cadeau pour vous, pour vous remercier de m'offrir cette opportunité aujourd'hui.

Peut-être aurait-elle pu savourer les quelques commentaires qu'il lui fait - bien qu'il ne dise pas trouver la sculpture merveilleuse, jolie, brillante, un chef d'oeuvre en bref ! En fait, à bien y réfléchir, il n'a rien dit du tout outre un merci - peut-être aurait-elle répondu par un sourire, une phrase flateuse comme quoi il n'y avait rien là, que c'était la moindre des choses d'avoir un cadeau pour son meilleur et son seul client, mais voilà que Lily était occupée à autre chose. Sa tête est tournée et son regard fixe la petite boule de poils dans sa cage. Elle entend résonner dans son crâne l'horrible mot, l'offense qui vient de lui poignarder l'âme, qui vient de détruire son égo. Vous savez, ce genre de sourire que l'on affiche alors que votre estime s'émiette et qu'il ne reste qu'un tas de poussière de vous-même, mais vous continuez ce sourire qui affiche une erreur 404. Lily était maintenant déconnectée de ce monde, obsédée par les quelques mots : convaincu que c'était un hamster.

Elle avait envie de se retourner et de crier. De lui dire que c'était un chat. De trouver l'oeuvre et de lui pointer, lui montrer chaque élément qui indiquait clairement - à ses yeux - que c'était un félin sur ce cadre. Elle avait envie de le traiter d'idiot, de lui lancer sa sculpture par la tête pour lui remettre les deux yeux dans le même trou. Or, elle n'en fit rien, fermant sa bouche pour une fois et laissa tomber le combat. Peut-être tentait-elle de se faire croire que c'était ça, être une artiste. Que les gens voient autrement ses oeuvres. Parler s'en en bien, parler s'en en mal, mais parler s'en, c'est bien ça qu'on dit, non ? Au moins, il semblait satisfait de sa nouvelle oeuvre et il n'y avait pas d'ambiguïté sur ce qu'elle avait représentée.

Elle sursauta lorsque la sonnette se fit entendre et s'exécuta à la demande de son client, ouvrant la porte, réglant la note puis la refermant avec le copieux repas à partager. Elle qui avait si faim un peu plus tôt, les mots qu'il avait eu venait de lui couper l'appétit, de lui voler toute son énergie. Elle avait besoin de réussir, elle avait du talent, non ? Elle pourrait en tirer une bonne leçon, utiliser ce commentaire pour grandir, pour pratiquer davantage, pour chercher à s'améliorer. Mais non, Lily étant Lily, elle avait besoin de passer par la case dépression avant acceptation, de sombrer pour mieux remonter. Un peu de temps, quelques heures ou une petite nuit et demain, elle sourira à nouveau, prête avec son pinceau, à relever d'autres défis. Hormis que là, il y avait des sushis qui attendaient et la faim n'y était pas. Elle déposa la boîte sur le comptoir de la cuisine et retourna au salon, commençant à ranger son matériel.

▬  Vous avez été bien aimable monsieur Arcand. Il ne faudrait pas que j'abuse de votre hospitalité et il est rendu bien tard...  

Lorsque chacun pinceau fut à sa place, chaque pot de peinture bien refermé, sa valise bien verrouillée, elle retourna au comptoir pour manger. Elle se força à avaler trois à quatre makis qui déclenchaient du bonheur sur sa langue, mais qu'elle ne pouvait savourer pleinement. Elle laissa le restant, plus du trois quart de la boîte, à Aiden.

▬  Je vous laisse la facture ici, vous pourrez me faire un virement.

Elle mit le document à l'envers sur le comptoir, volontairement. Était-ce trop demandé ou était-ce un juste prix? Peut-être devrait-elle demander l'argent en liquide, dès maintenant, mais elle avait confiance que le client allait payer. Elle savait où il vivait sinon, revenir réclamer ne serait pas trop compliqué. Ainsi donc se termina cette aventure, Lily quittant le luxe pour retourner dans son coin de pays, le coeur un peu rancunier que son chat ait été confondu avec un rat de luxe.