Graines de savoir — ft. Líf.

Il a beau fréquenter les Archives Magiques depuis un moment maintenant, il ne s’accoutume toujours pas à leur extravagante configuration. Bien que le bon goût ne soit pas toujours au rendez-vous, c’est un enchantement perpétuel qui lui rappelle un peu l’émerveillement qu’il a pu éprouver dans la bibliothèque de son oncle autrefois. Si la vocation de soigneur ne s’était pas imposée à lui, il aurait probablement voulu vieillir entre ces murs-là – vieillir dans ce nouveau monde insoupçonné, quelle étrange idée !

Son travail, malheureusement, ne lui permet de s’y rendre qu’en soirée, et uniquement les jours où il reçoit dans son cabinet de consultation. L’Entre-guerre, quoique plus passionnant pour lui, a le défaut de le retenir de manière beaucoup plus aléatoire, si bien qu’il n’est même pas toujours certain de pouvoir dormir chez lui. Qu’à cela ne tienne, il n’en savoure que mieux les soirs où il peut plonger dans ce puits de connaissances que sont les Archives Magiques, et même s’il n’est pas de ceux qui peuvent influencer l’apparence des nombreuses pièces dont elles se composent, il n’en considère pas moins être à sa place parmi les interminables rayons d’ouvrages débordants de savoirs.

Comme tout Astre digne de ce nom, il s’intéresse à l’Histoire d’Althea, mais surtout à la magie, à ses limites et à ses conséquences. La faculté qu’il a obtenue de soigner son prochain ne laisse pas de l’étonner et il se demande toujours comment l’optimiser. Ainsi se retrouve-t-il souvent le nez plongé dans d’énormes encyclopédies, à étudier les minéraux, la faune et la flore – les minéraux et la flore surtout qui entrent dans la composition de ce qu’il considérait auparavant comme de simples « remèdes de grand-mère », à l’efficacité plus ou moins grossie par les croyances populaires. Il n’aurait jamais pensé avoir si souvent recours aux cataplasmes, souvent plus sains que les médicaments et crèmes formulés sur Terre, bien que parfois peu ragoûtants à l’odorat et à la vue. Une telle pratique lui semble encore archaïque et imparfaite en raison du temps qu’elle demande, mais elle porte indéniablement ses fruits, précisément grâce à la flore exceptionnelle d’Althea. Il sait qu’un meilleur botaniste l’aurait corrigé : la flore a simplement subi de légères mutations à cause des cristaux et c’est uniquement la magie qui la transforme, qui sublime son potentiel. Mais qui peut vraiment savoir, au fond ?

Il s’avance calmement dans l’atmosphère studieuse des Archives Magiques, cherchant de toute évidence quelqu’un du regard. Et il ne tarde pas à le trouver, juste là, derrière l’un des bureaux d’informations situés aux quatre coins de la première pièce. Cet endroit ne serait probablement pas le même sans l’historien prometteur qu’est Líf. Evitant avec soin les feuilles de papier qui circulent magiquement entre les lecteurs, il avale silencieusement la distance qui les sépare et se penche sur le comptoir du bureau, un discret sourire aux lèvres. « Bonsoir, Líf. » Ce n’est qu’un murmure très respectueux de la tranquillité des lieux. Il ne lui demande pas comment il va, peut-être parce qu’il a appris, avec lui, à observer plutôt qu’à demander ces choses-là. « Je m'interrogeais : est-ce qu’il y a eu des études sur les propriétés des algues et des pierres au fond du Lac Noir-Luisant ? » Il ne cesse d’entendre parler de ce lac par les blessés de l’Entre-guerre. Tous s'accordent à dire qu'il semble dangereux de l’explorer, cependant. « Tu as déjà cherché à en explorer les profondeurs ? Par voyage astral, s’entend. » Son sourire s’accentue légèrement. Líf a toujours plein de merveilleuses choses à raconter en dépit de sa timidité presque maladive ; Gavrila, lui, sait se montrer patient.

Graines de savoir — ft. Líf.

Même s’il n’est pas vraiment possible de deviner tout ce qui frémit derrière ce large front blanc, il se dégage de Líf quelque chose qui n’est pas sans rappeler la sérénité olympienne des Archives Magiques. Sa placidité est communicative, et pour un homme tel que Gavrila, c’est agréablement reposant. Il l’écoute avec attention, peu surpris d’apprendre que les recherches balbutient encore quand il s’agit de se spécialiser. La communauté qu’ils forment est jeune, quand bien même de merveilleuses choses ont été accomplies en cinq années seulement. Cependant, à l’exception des plus assidus – leur armée de mages, notamment –, seuls quelques-uns commencent tout juste de maîtriser complètement leur premier pouvoir. Lui-même a beau y recourir chaque jour, il doit constamment s’incliner face aux limites de son propre corps, qui n’est pas encore à la hauteur de toutes les potentialités que présente le soin. Or, pour que les connaissances sur le Lac Noir-Luisant s’étendent, il faut des aventuriers, des explorateurs intrépides qui ne meurent pas… ou des voyageurs astraux émérites ; et il ne doute pas que Líf fera partie de ceux-là dans un futur proche.

Il acquiesce et contemple, non sans amusement, le petit ballet de feuilles qui donne au bureau moins l’apparence d’une forteresse imprenable que celle d’un cocon rassurant. Il reconnaît le cristal à l’origine de cette animation, puisqu’il a absorbé le même en rejoignant les rangs de Cassandra, mais il se fait la réflexion qu’il devrait prendre ce pouvoir plus au sérieux et s’y exercer davantage – ne serait-ce que pour avoir le plaisir de voir Arthur mater l’indiscipline de son stéthoscope. « Des plantes des constellations, répète-t-il en acquiesçant à nouveau. Très bien, merci. » Il ne se détache pas encore du bureau cependant, se plaît à regarder l’historien s’animer, comme toujours, lorsqu’il s’agit de partager un quelconque savoir. Il lui semble d’ailleurs qu’il n’y a qu’à travers ce biais-là qu’il peut converser avec lui de manière plus personnelle tout en respectant les limites de l’intimité, sans se rendre coupable d’une curiosité indiscrète.

En l’écoutant, il se surprend à n’avoir jamais véritablement songé aux contraintes d’un pouvoir tel que le voyage astral. Se rapprocher physiquement de l’endroit à explorer avant de s’y projeter aurait été une solution si l’enveloppe charnelle n’avait pas été si vulnérable ce faisant, et s’il existait des lieux tout à fait sûrs à Althea – ce dont il doute de plus en plus ; sans compter le retour à prévoir ensuite, ce que l’épuisement causé par l’utilisation d’un tel pouvoir ne permettrait probablement pas. Il cille lentement, pensif. « Je vois. » La magie leur résiste encore, comme si l’ingestion de cristaux ne donnait lieu qu’à une mutation aussi progressive qu’invisible, préparant peu à peu leur corps à la pleine exploitation de leurs nouvelles capacités. « Je suis certain que tu finiras par y arriver. » déclare-t-il très sincèrement – et c’est peut-être la première parole aimable qu’il prononce depuis plusieurs jours. « Si je peux t’être d’une quelconque utilité, d’ailleurs, je t’aiderai avec plaisir – dans la mesure de mes possibilités, évidemment. » En vérité, il trouve fascinant qu’un homme ayant échappé à une sévère infirmité soit désormais susceptible de se rendre partout, avec de l’entraînement. Il y voit une belle revanche sur le sort, bien qu’une telle considération puisse paraître insultante vis-à-vis de leurs trop nombreux morts.

L’illusion que produit Líf pour finir a de quoi enchanter, malgré sa petitesse. Sans doute devrait-il s’interroger sur sa propension plus que suspecte à s’entourer d’illusionnistes, mais il préfère s’absorber dans la contemplation de l’algue délicate, avant de ciller au claquement de doigts qui rompt le charme. Ignorant les quelques regards qui se tournent vers eux, il lui rend sobrement son sourire : « La lumière qu’elles émettent m’intrigue. Là-haut, la médecine avait déjà commencé à exploiter la bioluminescence dans divers domaines – par exemple, on pouvait marquer un certain type de cellules grâce aux bactéries luminescentes pour observer la progression d’une tumeur en trois dimensions. Fascinant, n’est-ce pas ? Mais en fait, je me demande si ces algues n’ont pas de vertus proprement curatives. Il faudrait qu’un vaillant explorateur m’en rapporte et que je les donne à étudier à Ilona. » Il a un petit haussement d’épaules désinvolte, comme pour remettre ce noble projet à plus tard. « Je vais consulter l’ouvrage que tu m’as conseillé. » Ses doigts tapotent silencieusement sur le comptoir. « Mais j’en suis presque à t’envier, tu sais ? Est-ce que le voyage astral te fait te sentir comme dans les rêves où tu voles ? Le corps flottant, quasiment libéré des contraintes de la gravité ? » Il aurait pu en sourire rêveusement, s’il avait un peu plus eu la tête dans les nuages. Osera-t-il poursuivre, du reste ? « Je suppose qu’un voyageur astral a son lot d’anecdotes insolites à raconter… » L’invitation n’a rien d’une voie sans issue, et il lui laisse volontiers la possibilité de la décliner s’il ne souhaite pas révéler ses secrets à ce sujet.