D’abord, elle avait été surprise. Leur correspondance par holokit fut rapide, et, sans détours, l’homme lui proposa rapidement un rendez-vous pour discuter, qu’elle accepta sans ciller. A vrai dire, il attisait sa curiosité, si il était assez rare qu’on s’approche d’elle pour ses poisons, il l’était encore plus que cela soit pour ses antidotes. Mises bout-à-bouts, ses observations semblaient lui indiquer quelqu’un d’inquiet pour sa propre sécurité, et elle se surprit à anticiper leur rencontre.

L’adresse indiquée par Alessio était d’un standing rarement côtoyé par la biologiste, mais peu importe où elle se rendait, elle était toujours trop apprêtée : ici, son apparence ne tranchait pas avec l’ambiance, bien que l’idée lui fasse finalement ni chaud ni froid. Les lèvres parées de carmin, en talons et robe longue, son regard ne traîna pas longtemps devant l’établissement avant de croiser celui qu’elle devait rencontrer, dont l’apparence était au moins aussi soignée que la sienne. Et quel air détendu il aborait.

La bise se fit mécaniquement de son côté, alors que ses iris ambrés se fixèrent sur l’organisateur à partir du moment où il avait commencé à parler. Son timbre rauque lui répondu d’un ton posé, se prêtant naturellement à la pièce de théâtre dont il avait implicitement tracé le décor et les termes.

"J’espère ne pas t’avoir trop fait attendre."

Suivant son regard l’espace d’un instant alors qu’il scrutait le reste de la rue, elle se tourna vers l’entrée du restaurant, avant de lui emboîter le pas. On pouvait lire son visage ni surprise, ni enthousiasme. La femme était semblable à un lac à peine troublé par le vent.

"Le voyage n’a pas été trop difficile au moins? Oh, il paraît que leur poisson est excellent."

L’idée de jouer ce rôle d’amie avec Alessio dont elle ne connaissait rien lui semblait bien loin d'être insurmontable. C’était ce qu’il semblait attendre d’elle, et elle se plia au script: le propre des relations intéressées,c’est qu’elles se jouaient plus facilement.
Elle s’engagea à la suite de l’homme, ses prunelles glissant sur les tatouages sur sa nuque, alors qu’ils pénétraient dans le restaurant. Les bruits de la rue se firent instantanément plus ténus, presque inaudibles alors que la porte se fermait derrière elle.
On les amena à leur table, et elle y prit place, dos droit, jambes croisées, remerciant d’un léger signe de tête la personne les ayant accompagné. Moderne, la salle était impeccable, et lorsqu’elle releva les yeux vers son collègue elle le trouva comme dans un cadre qui lui semblait destiné.
Posant un coude sur le bord de la table, elle ramena ses doigts vers elle, dégageant une mèche blonde de son visage, ses prunelles fixées sur lui, semblant attendre qu’il lui indique la suite, tandis que son autre main glissait sur une des cartes qu’on leur avait fourni.

Elle l’écouta silencieusement repasser au vouvoiement, sifflant la fin de leur petit jeu d’ami, sans pour autant laisser tomber son masque souriant. Des questions pourraient se bousculer sans peine entre ses lèvres, elle pourrait vouloir en savoir plus sur cet homme qui se cultivait comme un mystérieux, mais à la place, elle acquiesça. Elle savait dès à présent que dans leurs propres intérêts, il serait souhaitable qu’ils soient le plus discret possible sur leurs contacts.

Ses lèvres s'entrouvrent pour lui intimer d’entrer dans le vif du sujet, mais aucun mot n’en sortit alors qu’il la complimenta. Bien contre son gré, la remarque lui fit baisser les yeux un court instant, et elle sentit son palpitant pulser un peu plus fort. Heureusement pour elle, les éloges n’étaient pas un poison, et l’accélération de son rythme cardiaque ne la mettait pas en danger, cette fois.
Elle s'éclaircit la gorge, reprenant la contenance qu’elle avait abandonnée le temps d’un clignement.

"Évidemment, nous ne sommes pas là pour ça."

Elle détendit ses épaules, posant ses mains jointes sur sa cuisse tatouée, relevant la tête vers le serveur.

"La même chose s’il vous plaît."

Si elle aimait les jeux d’argent, elle aurait misé sur le champagne, elle ne le voyait pas prendre autre chose. Amarante n’en avait pas bu depuis sa chute sur Althea probablement car l’occasion ne s’était jamais vraiment présentée. C’était une boisson de fête, après tout, mais est ce que cette situation se prêtait réellement à un tel breuvage ?

Au fond d’elle, le sentiment qu’elle mettait le doigt dans quelque chose qu’elle ne pourrait pas contrôler grandissait. Ce n’était pas un homme comme les autres, et elle s’attendait à ce qu’il lui rapporte qu’il avait nagé dans des eaux bien trop troubles pour lui.
Et pourtant, face à elle, il continuait à sourire. Pour la mettre en confiance ou se rassurer lui-même ?

On leur apporta leur verre sans plus de cérémonies, et ils furent à nouveau seuls. Amarante se saisit de son verre, et le tendit dans un geste maîtrisé comme pour lui intimer de trinquer. Les origines du geste censé permettre de mélanger leur boisson pour s’assurer qu’aucunes n’étaient empoisonnées lui semblaient à ce moment d’une étonnante justesse.

"Je vous écoute."

Elle porta la coupe à ses lèvres, laissant le liquide froid glisser dans sa gorge, ses ongles longs cliquetants sur le verre. L'écoutant silencieusement, ses sourcils se haussèrent légèrement comme la marque d’une interrogation. En voilà une bien curieuse histoire.

“Et cette personne, vous êtes certain qu’elle est encore en vie ?”

Elle sembla s’arrêter un instant, sa langue passant sur ses dents, alors qu’elle déposa sa coupe sur la table marbrée dans un tintement cristallin. Peu importe la réponse à cette question, elle n'apporterai aucun élément intéressant, voire même des émotions désagréables.  

“Ignorez ma question précédente, elle ne présente finalement aucun intérêt.”

Pour les antidotes, elle pourrait faire quelque chose, mais elle se doutait que s'ils se rencontraient de visu, c’était pour une autre raison. Tout ce sujet aurait pu être traité par holokit dans le cas échéant. Son regard vagabonda un instant sur les autres convives présents, bien trop loin d’eux pour écouter aux portes. Son mouvement s’arrêta brusquement alors qu’elle reporta un peu trop vivement son attention sur l’homme face à elle. Croisant ses bras sur le bord de la table, elle se pencha en avant vers lui.

“Vous n'êtes pourtant pas sans savoir que nous ne jouons pas nos vies dans les mêmes univers, Alessio, et je doute que vous puissiez m’offrir quoi que ce soit qui me donne envie de traverser cette frontière pour devenir une assassin à votre service.”

Sans agressivité, le timbre rauque déclarait un fait. La demande était loin de l’outrer: elle se savait face à un requin, et s’attendait à ce que la discussion dérive vers ce genre de sujet.
Ce n’était pas la première fois qu’on lui proposait une reconversion similaire, mais d’habitude les choses se faisaient plutôt dans la menace. On la considérait comme une tueuse par défaut, alors que la seule personne qu’elle ait jamais empoisonné était elle-même.

Elle se saisit de sa coupe, en buvant une nouvelle gorgée de liquide doré sans détacher les yeux de son interlocuteur. Il avait lui-même parlé de "collaboration", elle attendait maintenant qu’il en définisse les termes.

“A moins que je ne me trompe ?”

Le pouce soutenant son menton, elle resta immobile, le suivant des yeux. Sa coupe était à peine à moitié vidée, tandis que lui finissait la sienne. Elle avait l’impression d’être face à un commercial qui faisait du démarchage, et qui continuait à sourire malgré la porte que vous venez de lui fracasser sur le pied.

Rapidement, le jeu revint, et l’air naturel, elle releva le nez le serveur tout juste apparu, attendant son tour. Elle lui avait conseillé le poisson sans rien savoir sur la carte, et se sentait moralement obligée de le suivre sur ce choix.

“Je prendrais de la truite, s’il vous plaît. Merci beaucoup.”

Un sourire léger vint fendre ses lèvres, accompagné d’un fin plissement des yeux, s'évanouissant dès lors que le serveur s’éloigna. Elle avait tout le temps dont elle désirait devant elle, et se décida à profiter du repas. La scientifique s’était déjà résignée à l’idée de laisser l’homme face à elle distiller des informations à son rythme, Alessio étant visiblement décidé à laisser leur entrevue durer.

“C’est probablement rassurant pour vous de ne pas m’entendre dire “non” dès maintenant, mais si je suis encline à vous aider à vous défendre, j’avoue l’être bien moins lorsqu’il s’agit de vous fournir des armes.”

Elle s’appliqua à compter mentalement le nombre de ses collègues scientifiques travaillant aux aussi sur l’effet de poisons dans leur recherches, et constata à quel point la pelote serait facile à remonter, surtout lorsqu’ils affichaient publiquement qu’ils se connaissaient. Elle pourrait toujours feindre de ne l’avoir jamais connu sous ce jour, mais elle doutait de ses propres capacités à mentir.

Plus pensive qu’au début de leur entrevue, elle examinait sa propre morale. Quelles étaient les valeurs soutenant ses principes, mais surtout, quelles en seraient les séquelles si elle les abandonnait.

Quelle fut sa surprise lorsqu’il n’insista même pas une fois.
A vrai dire, elle avait déjà réfléchi aux façons dont il aurait pu la convaincre, mais une sortait du lot plus particulièrement. Au moins, cette solution lui assurait une prise de décision objective.

Ce n’est pas qu’elle souhaitait particulièrement être impliquée dans des affaires de meurtres, mais en rencontrant Alessio, c’était comme si elle avait à choisir entre le voir éventuellement mourir, ou tuer quelqu’un. Non pas qu’elle soit attachée à l’homme face à elle, mais elle ne doutait pas des capacités de son cerveau à la tourmenter. Si il lui arrivait quelque chose maintenant qu'il l'avait mise au courant, si elle l’ignorait et qu’il trépassait, elle en serait en partie responsable.
Elle avait mis la main dans l'engrenage dès le moment où elle s’était assise sur ce siège.

Le serveur revint vers eux, leurs plats en main, un fumet délicieux s'échappant des assiettes fumantes siégeant désormais devant eux.
Elle ne savait pas si le repas valait le dilemme moral qu’il lui était imposé, mais il était trop tard pour les regrets.

“Je vous offre une seule dose de poison. Une seule, et elle sera pour la personne qui cherche à vous tuer.”

Elle commença à manger, picorant son assiette. C’était délicieux, mais elle n’arrivait pas à en ignorer l’arrière goût amer lié à sa décision.
Relevant ses prunelles fauves de son plat, elle prit le temps de le jauger, une fois de plus.

“Fournissez moi directement en échantillons de transcendés lorsque je vous en demanderai, et ramenez-moi des spécimens de plantes du désert dont je communiquerai une liste. Je suis incapable de me défendre, et cela fait des mois que je mets cette collecte de coté.”

Elle avala sans tarder les dernières gorgées de champagne restant dans sa coupe. Les règles n’étaient plus les mêmes que sur Terre, cette expérience jouait le rôle d’un dur rappel à la réalité.
Fermant les yeux, elle laissa s'échapper un mince soupir, repoussant l’holokit de l'entremetteur vers lui.