Perdition, lieu de délectation comme d’infinie frustration. Ses deux expéditions, couronnées d’un succès mitigé — succès car techniquement réussies, mitigé pour le reste — lo hantent depuis six mois. La dernière en date est difficile à oublier. Joues enflées par l’allergie dix jours durant (et encore maintenant, un peu bosselées), la joie renouvelée des côtes cassées, les séquelles émotionnelles qu’ille tente d’ignorer. Ille a connu d’autres fissures, après tout on ne se lance pas dans sa profession sans casser des oeufs — enfin, des os. Son plus gros problème réside dans l’interdiction d’accès au labo pour la durée de sa convalescence ; ça, ça ne passe pas.

Bien sûr, Félix a des passe-temps en dehors du boulot. Se promener dans la nature, observer les oiseaux, planifier ses prochains périples… Et voilà. Que faisait-ille de sa vie avant la catastrophe, avant la forêt costaricaine ? Ille refoule les souvenirs, la nostalgie qui l’ébranle. Les côtes cassées, c’est douloureux.

D’où sa présence ici, un peu désespérée peut-être. Les médecins sont formels, il faut du repos, du repos, du temps. Ille se refuse à ce temps. Pourquoi alors ne pas s’hasarder à la fontaine de Caer, dite miraculeuse ? Sur Terre, ille aurait souri de cette appellation, mais dans ce monde étrange un tel lieu ne lui paraît plus improbable.

Ce soir, l’endroit est dépeuplé. Incertain.e de la pratique, ille plonge d’abord ses mains dans l’eau claire. À première vue, de l’eau parfaitement ordinaire. Ille s’en éclabousse la figure, boit dans le creux de sa paume. Aucun signe notable de changement. Impatient.e, ille décide de tenter le tout pour le tout, et se glisse dans la fontaine tout habillé.e. Maintenant, attendre. Atchoum.

Jusque là, aucun effet, si ce n’est ses doigts engourdis par le froid. Son souffle se fait toujours aussi douloureux gonflant sa poitrine, invisibles aiguilles, perçantes comme jamais dans son buste. La magie ne s’étendrait donc pas à ces vaguelettes répétitives, même sur le continent des merveilles. Pourtant, sa frustration passée s’érode au doux son de la cascade, qui remplace celui de ses pensées entrechoquées.

Baigné.e dans cette soudaine tranquillité, ille est tenté.e d’utiliser son cristal, s’immerger complètement. Puis ille entend son nom, devenu presque étranger, déformé par l’eau recouvrant ses oreilles.

Confus.e, Félix se redresse et pousse immédiatement un glapissement de douleur au tiraillement de ses côtes. Grimaçant.e, massant doucement son torse endolori, ille reconnait à travers les verres pluvieux de ses lunettes son voisin de palier, debout près de la fontaine. Chic alors.

“Ad…” Yeux plissés ; les prénoms, pas sa spécialité. “Adrian.” Ille lève une main en salut peu enthousiaste, quand un puissant frisson parcourt son corps tout entier. Avril préserve encore la fraîcheur des soirées à Callabus. Ille replonge dans l’eau, sa tête dépassant juste. “J’ai encore fait trop de bruit ?” charrie-t-ille, leurs multiples interactions dans le local à poubelles revenant en mémoire. Ille désigne la fontaine avec un haussement d’épaules. “Elle est censée être miraculeuse.” Ille laisse échapper un petit rire, teinté de fatigue.

Comme un soldat, son voisin se tient rigide et impénétrable au-delà du muret humide qui les sépare. Toujours rigide, Adrian, près d’une fontaine comme d’une benne de recyclage. Ça réveille en ellui un sourire, lui rappelle Jill, et à quel point il est drôle d’essayer de briser cette façade de marbre.

À son tour, Félix hausse les épaules. “On sait jamais. Ça se recherche scientifiquement…” Ille ponctue sa phrase d’un éternuement peu gracieux. Non, vraiment, barboter en avril, quoi de plus agréable.

Puis une main tendue. Une fissure dans le flegme de son voisin, malgré un clair regard de jugement, que Félix a tôt fait de balayer d’un revers de main. Ille regarde la fontaine une dernière fois, impuissant.e, effleure sa surface du bout de ses doigts, et avec un rire las s’appuie au rebord pour s’extirper sans élégance. “Merci, mais ça va.”

Désormais vulnérable à la brise du soir, ses tremblements gagnent en intensité. Ille décide de retirer sa tunique trempée, se retrouve en caleçon et débardeur à l’essorer à même le pavé. “Et toi, pourquoi t’es là ?” demande-t-ille, à peine intelligible entre deux claquements de dents. En rétrospective, cette virée s’avère une bien mauvaise décision, mais à ce point dans sa vie, ille n’a précisément plus rien à perdre.