Il a fallu peu de temps, très peu de temps à la brigade des rangers de Celestia pour accepter leur nouvelle cheffe. Thècle a le caractère d'un leader en plus d'être une vétérante comme en on trouve plus tellement à Althea. De ceux qui ont survécu non seulement au Kamikakushi mais également à toutes les horreurs d'avant. Mais - car il y a toujours un mais, la chance a fini par tourner. La Transcendance même tout en bas la rattrape.
Et si la hiérarchie est au courant elle reste curieusement compréhensive. Thècle veut mettre à profit le peu de temps qu'il lui reste. Veut se battre jusqu'au bout. Et Tatsuya est assez généreux pour lui accorder cette faveur. Même si elle a conscience que le jour où elle sera de manger, de dormir ou de parler, ce sera la potence et pas de discussions elle est reconnaissante. Elle n'en demande pas plus. Qu'une fin propre et rapide.
Et le pardon de ses gosses, accessoirement...

Mais - puisqu'il y a toujours des mais, c'est un problème pour dans plusieurs mois. Un an même sait-on jamais, si la chance revient.
En attendant c'est elle la cheffe même si ce n'est que pour peu de temps. Et parmi ses nouvelles fonctions : la sélection et l'orientation des recrues, une tache qu'elle insiste pour s'en charger personnellement.

Le dossier d'aujourd'hui, elle l'a lu rapidement dans sa jeep avant de partir. Américaine. 23 ans. Une photo d'une jeune femme blanche, rien de particulier sur le cliché. Bonne santé. Sait tirer manier une arme à feu apparemment. C'est ce qu'on verra. Thècle préfère ne pas trop en savoir, partir avec le moins d'à priori possible. Elle a donné le lieu et l'heure du rendez-vous par holokit à la gamine sans lui préciser qui il était, sans ajouter aucune instruction. Une simple convocation au milieu de la forêt de givre avec des coordonnées GPS.
La première étape c'est de voir si elle va trouver. Et si elle va arriver à l'heure et équipée.

Appuyée contre un tronc de glace, la doyenne tatonne du bout des gants le paquet de clopes au fond de sa poche. Le médecin lui a dit de ne pas fumer. Toute sa vie on lui a dit que le tabac nuisait à sa santé. Mais c'est pas du cancer qu'elle va crever, c'est de la Transcendance alors pourquoi elle devrait s'arrêter.

▬ Saloperie de toubibs. Pas foutus de trouver un remède. Grogne-t-elle alors en coinçant entre ses lèvres une cigarette avant de se figer, croyant entendre des bruits de pas dans la neige. Une main attrape alors la manche de son fusil, attendant de distinguer une silhouette avant de décider s'il faut dégainer ou non.

À son âge on est jamais trop prudent.

Sillage qui la guidait à travers cette mer enneigée, promesse silencieuse d'un phare qui ferait lumière sur ses interrogations. Un simple message, un rendez-vous intimé grâce à une série de coordonnées ainsi qu'un horaire particulier. Pas un seul mot se détachant du lot, rien que ne pouvait trahir les intentions ni même l'identité de la personne derrière cette singulière convocation. Toujours aussi perdue que depuis son arrivée ici-bas, elle n'avait pas cherché à comprendre et avait simplement accepté de s'y rendre. Elle ne se battait pas contre le courant. Du moins pour l'instant. Pas qui s'enfonçaient dans l'épaisse couche immaculée, aux côtés des traces d'un véhicule récemment passé, le fusil en bandoulière, elle avançait en silence. Nuage de fumée qui s'échappait de ses lippes après chaque respiration, le froid de ce pays la déstabilisait toujours. Cela lui rappelait les rudes hivers, lorsqu'elle devait chasser le gibier aux côtés de son paternel malgré des températures frôlant parfois l'extrêmes. Mais elle était une grande maintenant, une adulte ayant survécu à la Transcendance comme ils l'appelaient à Althéa. Elle fut la seule des siens à s'en tirer. Elle devait revivre, reconstruire son petit bout de Paradis après avoir passé des années en Enfer en leur nom. Alors elle comptait aller de l'avant. Encore et encore. Jusqu'à la fin de sa vie.

Elle arriva à la lisière de cette étrange forêt. L'ornière s'enfonçait toujours plus profondément mais la demoiselle détourna son attention de son objectif pour observer le tronc des arbres qui l'entouraient. De la glace. Pure. Détail qui ne lui échappa guère, ses phalanges gantées caressèrent avec délicatesse le givre et toquèrent même contre la paroi pour essayer d'en déterminer la nature. Puis elle jeta ensuite un oeil à l'heure ainsi que sa position par rapport à celle donnée. Elle allait arriver à l'heure. Alors, sans s'attarder davantage, elle continua son chemin dans le silence le plus complet. Cet endroit l'impressionnait toujours plus chaque jours. Même la nature n'était pas la même qu'à la surface. Ce continent était ... Magnifique en un sens. Dommage que des millions de personnes furent tuées pour que ce bout de terre puisse voir le jour. Une véritable tragédie. Encore un coup du Malin.

Un éclat de voix. Des syllabes intelligibles. Mais la preuve irréfutable d'une existence parmi les morceaux de glace. Existence qui concordait parfaitement avec le sillage qu'elle suivait depuis de longues minutes maintenant d'ailleurs. Alors elle s'avança, la neige craquant sous le moindre de ses pas. Puis elle vit finalement une personne, armée, main sur son fusil. Réactivité extrême, sens en alerte, celle aux mèches rougeâtres recula d'un pas, s'apprêtant à bondir derrière un "arbre" si le besoin se faisait sentir. Elle se souvenait de cette Humanité à la surface. Là où tous devaient se battre pour leur survie. Là où tous s'entretuaient pour une bouchée de pain. Mieux valait rester sur ses gardes, surtout face à quelqu'un possédant une arme. Regard ambré en direction de l'inconnue, elle la détailla brièvement. Peau métisse, cache-oeil, chevelure grise. Qui était-ce ? "C'est vous qui m'avez envoyé ces coordonnées ?"  Elle hésita un instant. Visage fermé, expression trahissant néanmoins cette montée subite de stress. "Qu'est-ce qu'on fait ici au juste, au beau milieu de rien ?" Sam n'espérait qu'une chose : que ses hémoglobines ne finissent pas par repeindre la toile immaculée que représentait la neige qui les accompagnaient.

À travers les arbres et les flocons, la silhouette aux aguets d'une inconnue aux cheveux rouges. Sa posture est sur le qui-vive, ses yeux rivés sur elle, prête à déguerpir ou à engager l'assaut. C'est très bien. Thècle se relâche, retire la clope de son bec et la jette dans la neige avant de la piétiner - oubliant qu'elle n'est pas allumée, puis s'avance d'un pas en tendant une main :

▬ Thècle, cheffe des rangers. Ton nouveau boss quoi. Sa voix est rauque, son regard perçant. Elle détaille la gamine, sa tenue, son expression, la fermeté de sa poignée de main. Elle se fait déjà une opinion et raye mentalement quelques noms de partenaires potentiels. Même à Celestia, même après l'effondrement du monde et la presque-extinction de l'humanité, certaines choses ne changent pas : un joli minois comme ça a intérêt à avoir du caractère si elle veut s'intégrer. Les rangers, les armes à feu, les grosses bottes, la combinaison camouflage, c'est un truc de bonhomme. Il faut en avoir dans le pantalon. Mine de rien, Thècle reste formée à la vieille école. Elle est dure la vieille. Sinon elle n'aurait pas survécu aussi longtemps. On est là pour voir comment tu te débrouilles sur le terrain. Réplique-t-elle. Une formation éclair en somme. La doyenne n'a jamais vraiment cru aux beaux discours dans les salles de classe. Rien ne vaut la pratique.

La cheffe jette un coup d'oeil rapide à la montre digitale autour de son poignet. Pile à l'heure. Encore un bon point.

▬ Es-tu venue comme ça ? Tu as quoi comme matos sur toi ? Ton dossier dit que tu sais tirer. D'expérience avec les américains c'est tout ou rien. Des blancs-becs qui se prennent pour des cowboys ou des snipers qui s'ignorent. Rarement d'entre d'eux.

Et peu importe la réponse, pour Thècle l'important c'est d'avoir l'envie d'apprendre. Et la volonté. Si Tatsuya et ses hommes l'ont envoyée vers elle c'est sûrement pour une bonne raison. Dieu fait les choses bien parfois. Et le président de Celestia aussi.

Samuelle s'était probablement préparée à tout excepté un entretien d'embauche. Désemparée et surtout surprise, de manière positive, elle se décrispa et soupira discrètement de soulagement. Nuage de fumée qui se formait à chacune de ses expirations, la brume chaude qui se dispersait depuis ses lippes était contrôlée, rythmée, calme. Bien qu'échauffée par cette longue marche, la demoiselle était heureuse de ne pas avoir à se battre pour sa survie. Poignée de main acceptée avec humilité, elle hocha la tête pour acquiescer les mots de cette Thècle. "Oh. Enchantée alors, Samuelle A. Flynt." Est-ce que les noms de familles étaient encore utiles dans cette société ? Probablement pas. Un simple mot permettant aux gens de se souvenir de ceux qu'ils avaient perdu durant l'Apocalypse. La raison de leur présence en territoire sauvage se fit bien plus évidente : un test. La cheffe avait besoin de voir de son propre oeil les capacités de sa potentielle recrue. Ou plutôt recrue tout court d'après la façon dont l'aînée avait décliné son identité.

La rafale de question fut suivie d'une information qu'elle ne pensait pas connu de tous. Visiblement, ici, les nouvelles voyageaient vite. Un peu trop vite. "Je sais chasser, oui." Corrigea-t-elle subtilement avant de jeter un oeil vers son arme. Elle n'avait pas fait l'armée, elle n'avait jamais reçu d'entraînement officiel. Toute son expérience résultait de son temps passé en forêt, que ce soit seule ou avec son paternel. Elle prit alors son fusil entre les mains avant de tirer sur la culasse pour éjecter une balle qu'elle récupéra en plein vol. Toujours en silence, elle retira le chargeur pour le présenter à son interlocutrice. "Cinq balles par chargeurs, j'en ai deux autres dans ma poche. Le reste dans l'endroit qu'on m'a prêté." Commença-t-elle. "Et un couteau de chasse. Qualité militaire." Présentation quelque peu sommaire de son équipement, rien de grandiose au fond. Le strict nécessaire pour survivre sur une Terre dévastée. "Je suis venue à pied oui. Je n'ai pas mon permis et ... Pédaler dans la neige, ça fonctionne pas vraiment." Elle observa avec attention ses alentours, l'air pensive. "Je doute que des animaux vivent dans cette forêt. Jusqu'aux dernières nouvelles, le gibier ne se nourrit pas de glace. Qu'est-ce qu'on va faire exactement, Thècle ? Tirer sur des bouteilles en verre ?"

Plus qu'un prénom, un nom. Thècle hausse un sourcil. C'est vrai, tout le monde n'abandonne pas aussi facilement qu'elle ses origines.

▬ Samuelle tout court donc. Laisse ton nom en haut, ici ça n'a pas de valeur. Ici les familles sont si souvent si décomposées que leurs noms n'ont plus vraiment de signification. Tout le monde a perdu un père, une soeur, un fils et plus encore. Et personne n'a besoin de s'en rappeler.

Un sifflement à mi-chemin entre de l'admiration et de l'ironie s'échappe de ses lèvres devant la démonstration d'adresse de la petite. La doyenne prend le chargeur, le fait tourner entre ses doigts. C'est pas du mauvais matos. Ok pour ceux qui débutent. En vrai personne ne demande aux rangers d'être des tireurs d'élite. Le plus important c'est de savoir remonter la piste. Et de rentrer au QG faire son rapport.
C'est en rendant ses cartouches à Samuelle que la cheffe lui rétorque :

▬ Bien. Donc tu sais t'orienter un peu près correctement dans l'inconnu si t'es venue sans GPS. Elle lui fait signe de lui emboîter la marche et commence à se faufiler dans la forêt, direction son centre sans s'arrêter de parler à voix basse. Faudra penser à passer ton permis. Ce sera utile pour ton job. Ce serait bête de devoir toujours compter sur les collègues. Alors dans le métier il faut savoir s'attendre à tout. Enfin surtout ici. Althea est surprenante et la vie trouve toujours un chemin. Elle s'arrête et gratte du sol du bout de la semelle, révélant de la mousse sous la neige. C'est comme une toundra mais couverte. Parfait pour s'abriter. Puis elle sort son holokit où sur l'écran s'affiche la photo floue d'une ombre immense à quatre pattes au milieu des arbres. Pas de pelage mais de longs, de très longs cheveux sombres qui recouvrent ce qui s'apparente à une gueule difforme pleine de crocs. C'est une silhouette grotesque, contorsionnée comme une espèce de chien maigre avec des mains énormes à la place des pattes. C'est laid, c'est terrifiant. C'est la Transcendance. Y compris pour ce genre de bestioles là.

Elle marque un bref temps d'arrêt, range son appareil et ressert son arme.

▬ J'imagine que tu as déjà vu un Transcendé ?

Comme un peu près tout le monde sur Terre, malheureusement.